Si la politique devait signifier trahison ou lâcheté, je dirais ciao

Bertrand Delanoë


Entretien avec Bertrand Delanoë, maire de Paris, paru dans l'hebdomadaire Le Nouvel Observateur daté du 16 septembre 2004
Propos recueillis par Agathe Logeart


 

Vous publiez un drôle de livre : mi-témoignage personnel, mi-analyse politique. Pourquoi ce besoin d’écrire, maintenant ?
Je crois que c’était le bon moment : à mi-mandat de ma fonction de maire, pour laquelle je n’étais d’ailleurs pas vraiment attendu, et en dehors de toute période électorale. J’ai tenté de dire sereinement pourquoi et comment je suis devenu un citoyen engagé. De dire à qui je le dois. Mais ce n’est pas un livre de confidences. Simplement, je puise dans certains épisodes de ma vie ce qui a forgé mes convictions et m’a conduit à l’engagement.

Tout petit déjà ?
Oui. Dans le pays de mon enfance, la Tunisie. J’y ai découvert l’exclusion, les propos racistes et dominateurs, mais aussi la douceur de vivre ensemble avec nos différences. Alors que Bourguiba et Mendès avaient su jusqu’alors épargner à la Tunisie les immenses souffrances de la décolonisation algérienne, la crise de Bizerte éclate. J’ai 11 ans. Quand je vois ces adolescents de 18 ans, arabes, tomber sous les balles de l’armée française, sur leur sol natal, moi qui ressens déjà l’amour du drapeau français et de « la Marseillaise », je me rends compte que quelque chose est brisé. C’est à ce moment que se produit la prise de conscience : une idéologie ne me séduira jamais si elle repose sur le déni de justice, sur la loi du plus fort, si elle n’est pas au service de la vie.

La vie, justement, vous ne cessez d’en parler dans votre livre. Et vous confiez même que vous avez eu envie de la donner, quand vous aviez 25 ans. Cela ne s’est pas fait. Puis, à 40 ans, seul, vous avez désiré adopter une fratrie. ?
Oui. Si j’en parle aujourd’hui, ce n’est pas pour me raconter. Mais pour apporter ma contribution au débat sur l’homoparentalité. Les homosexuels peuvent-ils oui ou non être parents d’enfants adoptés ? Les enfants concernés, rejetés par leurs parents biologiques ou orphelins, ont-ils plus de chance d’avoir un avenir avec ces parents-là que dans un orphelinat, ou confiés à un service social ? D’ailleurs, dans les faits, il existe de nombreux enfants biologiques de parents homosexuels. Ne les oublions pas. Vous le voyez, il n’est pas question de « droit à l’enfant », mais bien du droit de l’enfant, comme dirait Lionel Jospin. La responsabilité, le sérieux d’une démarche, l’amour, la générosité qu’on y investit, sont plus importants que l’identité affective et sexuelle.

Oui, à 40 ans, le désir, très réfléchi, m’est venu d’adopter des enfants. Je me suis posé beaucoup de questions. Et j’ai beaucoup interrogé. Des professionnels et mes amis. Parmi eux, des mères de famille, d’autres qui avaient adopté. Pour mes enfants, mon homosexualité serait-elle un handicap? Aucun, sans exception, de ceux que je consultais ne l’a pensé. Pour eux, ce n’était pas la question. Et j’ai obtenu l’agrément des services sociaux.

Pourtant vous avez renoncé. Pourquoi ?
Les démarches, exigeantes, incertaines, prenaient de longues années. Au même moment, je me réinvestissais dans la vie démocratique à Paris. J’ai pensé qu’il pouvait être illusoire de rendre compatibles ces objectifs. J’ai choisi, un peu triste. Je ne serai jamais père, mais pas parce que je suis homosexuel. Parce que ma vie a pris un autre chemin. Aujourd’hui, à 54 ans, je tente de partager autrement. Et si l’on pense qu’il peut y avoir quelque relation entre ce fait et l’affectivité que je mets dans l’exercice de mes fonctions, eh bien j’assume. Dans la vie collective, je tente de me rendre utile. Nous faisons des crèches, des écoles, et les gamins profitent de Paris-Plage où tout est gratuit. Voilà. Aujourd’hui, après m’être déclaré en faveur du mariage des homosexuels, bien que cette revendication m’ait surpris, je suis également favorable à ce que la loi autorise les homosexuels à adopter. En tout cas, ce débat me paraît digne d’être ouvert, avec exigence.

Vous partez aussi de votre expérience personnelle pour évoquer l’euthanasie… ?
L’affaire Vincent Humbert m’a bouleversé. Alors que sa mère et son médecin sont poursuivis pour l’avoir aidé à mourir, il m’a paru évident qu’il fallait changer la loi. Autrefois, j’ai été confronté à une situation dramatique. Ma mère, catholique fervente, était atteinte à 77 ans d’une polyarthrite aiguë. Elle pesait 25 kilos. Ses os tombaient en poussière. Elle souffrait le martyre et savait que sa maladie la condamnait à la déchéance. Elle nous avait avertis, nous, ses quatre enfants, que, le moment venu, elle demanderait l’aide de son médecin. Spontanément, j’avais approuvé son raisonnement. Puis devant l’épreuve, je me suis cabré de toutes mes forces. Je ne supportais pas de laisser mourir ma mère. Elle a fait ce qu’elle avait décidé, en toute conscience. Mon chagrin a été immense, mais j’ai finalement accepté son choix, qui était éminemment respectable. Comme l’a été - même s’il s’agit d’une situation différente - celui de Mireille Jospin, dont la fille, Noëlle Châtelet, vient de raconter dans un très beau livre comment elle avait choisi de mourir dans la dignité et quelle dernière leçon d’amour elle lui avait donnée. Il ne faut pas être hypocrite, ni manquer de courage. Les annonces récentes du ministre de la Santé ouvrent incontestablement un chemin, mais trop restrictif encore. Car, sur de telles bases, Vincent Humbert se verrait toujours refuser le droit à mourir, sa mère et son médecin restant des criminels aux yeux de la loi.

Vous évoquez les rencontres politiques qui vous ont façonné : François Mitterrand, Gaston Defferre, Pierre Bérégovoy dont le suicide vous laisse une peine intacte. Mais la rencontre principale, c’est Lionel Jospin. ?
Il est ma référence, même si je sais que personne n’est parfait. Pour moi, il représente ce que l’on fait de mieux en politique. Ses convictions, sa manière d’analyser les problèmes, son rejet du cynisme, sa morale, même si elle est un peu raide, sont autant d’exemples dans cette période d’affadissement de la démocratie. On verra la trace que laissera Jospin.

Mais Jospin a échoué !
Il a échoué dans une élection que nous avons mal comprise et mal conduite. Mais il n’a pas échoué en dirigeant la France. Dans l’histoire de ces vingt-cinq dernières années, cette législature restera comme une période de progrès, de création d’emplois et de réformes, notamment sur le plan sociétal: la parité, le pacs, c’est lui, quand même ! Il faut arrêter de le présenter comme une personnalité coincée, timorée. Plutôt que de se focaliser sur les aspects négatifs de son bilan – et il y en a bien sûr – les progressistes de demain auraient tout intérêt à s’inspirer de son action et de celle de François Mitterrand. Pour construire demain, encore faut-il comprendre ce qu’ils nous lèguent, l’un et l’autre.

A droite, le seul dont vous dites du mal, c’est Nicolas Sarkozy. Parce que c’est le seul qui vous paraisse dangereux ?
Je n’ai pas fait un livre pour régler des comptes. D’ailleurs, si mon but avait été de cibler la politique de Nicolas Sarkozy, j’aurais eu beaucoup d’autres choses à dire. Mais le fait est - et c’est pour cela que je parle de lui - qu’il m’a choqué moralement, au moins, à deux reprises. D’abord dans son livre , « Libre », où il interprète de façon caricaturale ce qui m’a conduit à évoquer publiquement mon homosexualité. Il parle d’« expiation mauvaise », de «violations de la vie privée »… Sa violence est peut-être involontaire. Mais tout de même… Venant d’un acteur politique qui ne cesse d’afficher complaisamment sa vie familiale à longueur de magazines !

Et puis, dans sa gestion du culte musulman, lorsqu’il était ministre de l’Intérieur, il a semblé réserver un traitement très - trop - favorable à l’UOIF, proche des Frères musulmans. Par exemple, pourquoi se rendre au congrès de cette mouvance, où les femmes - voilées - devaient entrer par des portes séparées alors qu’aux abords étaient distribués des tracts appelant au boycott de produits dits « sionistes » ? Et quelques semaines plus tard, le même allait se faire acclamer par une assemblée de juifs français, dans une ambiance très pro-Sharon… Je ne cherche pas à montrer Nicolas Sarkozy du doigt, mais de tels grands écarts, je le répète, me semblent terriblement choquants. Je n’approuve pas cette démarche consistant à cibler des segments particuliers de l’électorat.

A Paris, on vous reproche d’être le maire des bobos. Cela vous blesse ?
Je ne suis pas si vulnérable. D’ailleurs à Paris, nos efforts en faveur du logement, de l’accueil des tout-petits, de la lutte contre l’exclusion sont sans précédent. Cette année, nous consacrons près de 1,6 milliard d’euros à la solidarité et au social. Un chiffre en hausse de 39 % par rapport à 2000. C’est « bobo » ça ?

Mais il reste beaucoup à faire pour que progresse la justice sociale, pour que chacun puisse tout simplement accéder aussi à la beauté de cette ville. Je veux permettre à ceux qui sont rejetés d’être des Parisiens. Franchement, il y a du boulot ! Et j’assume totalement que ce que nous réalisons puisse faire râler. Alors râlons. Râlez. Il faut bouger pour que cette ville que j’aime tant reste en mouvement.

Vous concluez votre livre sur une phrase surprenante : « Plus que jamais, j’ai la certitude que ma vraie ambition ne peut être d’abord politique. » La vie, pour vous, peut être ailleurs ?
J’aime cette ville passionnément. Mais, en politique, il y a des choses que je n’aime pas. J’accepte le rapport de force, mais je n’accepte pas toutes ses conséquences. Je n’aime pas la violence gratuite. Et puis, la vie me passionne plus que la politique.

Vous quitteriez la politique pour vivre votre vie ?
Je tente d’être un homme libre. Je ne sais pas si je serai à nouveau candidat à la mairie de Paris. Cela ne me préoccupe pas vraiment. J’ai éprouvé que la vie était belle dans et en dehors de la vie politique. Il y a cinquante chances sur cent pour que je continue à être un acteur de la vie collective. Mais je me pose des conditions, à moi-même et aux circonstances. Car si l’engagement n’est pas beau, il ne m’intéresse pas.

Le PS d’aujourd’hui, la gauche ne vous intéressent plus ?
Si, bien sûr. Et j’entends prendre toute ma part dans le débat collectif qui se déroule au sein de ma famille. Certains craignaient que ce livre annonce une candidature à d’autres responsabilités. Il serait drôle qu’on en déduise que je ne suis candidat à rien. Pas même à la reconquête de mon mandat. Je l’exercerai jusqu’à son terme. Pour le reste, j’ai une certaine idée de la politique.

Elle vous déçoit, y compris dans votre camp ?
Oui, parfois. Je ne peux pas me résigner à ce que certaines pratiques, notamment dans la désignation des candidats aux élections, ne soient pas conformes à l’éthique. J’accepte la diversité des alchimies, le choc des ambitions, les quêtes de pouvoir. Après tout, moi aussi, j’ai ma part d’orgueil, d’égoïsme. Mais je n’accepte ni le cynisme, ni qu’on bafoue les principes. Et si cette vie politique devait signifier trahison ou lâcheté à l’égard des idées ou des personnes que j’aime, eh bien, je dirais ciao !

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