Quai François-Mitterrand

Point de vue de Bertrand Delanoë, maire de Paris, paru dans les pages " Horizons " du quotidien Le Monde daté du 28 juin 2003

 
Sept ans après sa mort, le Conseil de Paris a attribué le nom de François Mitterrand au quai situé, dans l'axe du Louvre, entre l'avenue du Général-Lemonnier et la rue de l'Amiral-de-Coligny.

Mais, pour en arriver là, que de heurts, de polémiques et de propos indignes.

Rarement, en vérité, une personnalité politique aura suscité autant de passion dans le regard d'autrui, qu'il s'agisse d'admiration, d'espoir ou de haine, comme François Mitterrand le rappelait lui-même au crépuscule de son existence : " Peu d'hommes ont été ainsi attaqués. Aujourd'hui, voyez tout ce qu'on dit de moi, qui me ferait, en d'autres temps, bondir de colère ou souffrir vraiment, avoir un chagrin immense. Mais je ne l'ai pas, parce que j'ai la conscience tranquille. "

Dès 1996, au lendemain de sa disparition, je fus - alors conseiller d'opposition - l'un des premiers à suggérer que Paris rende hommage au président Mitterrand. Après tout, Charles de Gaulle (place de l'Etoile et aéroport) et Georges Pompidou (Centre Beaubourg, Hôpital et voie express) sont également entrés par cette porte de l'histoire qui, légitimement, les a fait rejoindre les noms magnifiques associés aux rues de notre capitale.

Mais, pour François Mitterrand, certains semblaient considérer que le site de la Grande Bibliothèque et la station de métro attenante suffisaient ; en quelque sorte, il convenait de s'arrêter là. Tel n'était pas l'avis de sa famille ou de ses proches. Ni le mien. Dès mon élection, j'ai donc recherché un lieu pour honorer dignement cet acteur majeur de son époque. Plusieurs hypothèses furent explorées. Notamment celle de la place du Carrousel, qui appartient au domaine public de l'Etat. La rebaptiser nécessitait donc un accord présidentiel. Celui-ci n'ayant pu être obtenu, nous avons finalement opté pour ce quai, situé à quelques pas d'un musée devenu l'un des plus beaux du monde par la volonté d'un homme épris de Paris, de son histoire, de ses courbes, de son fleuve : " Comme beaucoup, c'est banal à dire, je suis amoureux de Paris. J'ai donc tendance à trouver beau ce que j'y vois. L'amour que j'en ai magnifie à mes yeux bien des choses. "

A l'occasion du débat qui a donc réuni le Conseil de Paris, certains ont eu, une fois encore, la tentation d'instruire un procès ou d'imposer leur lecture de ce destin hors norme. Oubliant qu'en homme de son temps François Mitterrand en avait aussi épousé la complexité.

Issu d'un milieu qu'il qualifie lui-même de " petite bourgeoisie modérée, patriote, conformiste, n'aimant pas les extrêmes et très curieuse intellectuellement ", il fait partie de ces Français traumatisés par la déroute de juin 1940. Blessé puis fait prisonnier, il s'évade à deux reprises, est capturé, s'évade de nouveau et parvient à regagner la France.

Comme la majorité des prisonniers, il est convaincu que Pétain sert le pays : " A ce moment-là, on a beaucoup vécu sur l'idée idiote mais très répandue que Pétain et de Gaulle étaient d'accord. " Il rejoint donc Vichy et le service des renseignements que dirige le résistant Favre de Thierrens. Dès 1942, il fabrique de faux papiers et contribue à organiser l'évasion de prisonniers restés dans les camps.

A partir de 1943, il devient " Morland " : la Gestapo le recherche, il part pour Londres, puis Alger, avant de revenir volontairement en France, où il participe avec courage à de nombreuses missions. Même s'il n'a jamais fait allégeance au général de Gaulle, ce dernier le désignera néanmoins, parmi les quinze personnalités composant le " gouvernement des secrétaires généraux ", responsable du territoire national jusqu'à l'installation du gouvernement provisoire à Paris.

Soixante ans plus tard, peut-on évoquer ces années de braise avec la lucidité nécessaire ? Comme le dit Edgar Morin, lui-même ancien résistant : " Si on ne tient pas compte des erreurs et des dérives et qu'on veut figer tout cela, alors on ne peut concevoir cette époque dans sa complexité, ses évolutions, ses contradictions... "

D'autres personnalités ont suivi un cheminement comparable qui les a d'ailleurs conduits à demeurer plus longtemps encore à Vichy. C'est le cas, par exemple, de Maurice Couve de Murville, qui, jusqu'en 1943, y occupa d'importantes fonctions au ministère des finances, rejoignit lui aussi la Résistance, et dont Charles de Gaulle fit son premier ministre.

Je suis un homme de droite qui a bien tourné ", dit un jour François Mitterrand. Son nom restera à jamais associé à l'abolition de la peine de mort, à la cinquième semaine de congés payés, aux radios libres ou à la modernisation du code pénal. Dans les relations internationales, chacun retiendra son engagement en faveur du développement des pays défavorisés ainsi que la force de ses convictions européennes.

Il fut aussi l'un des grands écrivains politiques de son époque et, plus largement, un homme de culture parvenu au sommet de l'Etat.

Je me souviens aussi de lui comme " l'homme du 10 mai 1981 " : cette date qui marque à jamais une alternance jusqu'alors inaccessible, un tournant démocratique dans l'histoire contemporaine de notre pays, tant elle " déverrouille " une vie politique jusqu'alors dominée de façon intangible par le même pouvoir et les mêmes acteurs.

C'est cet homme d'Etat que Paris célèbre. Loin de tout raccourci historique. En mai 1981, précisément, de l'Hôtel de Ville, il rappela ce lien si fort qui l'unissait à notre cité : "Un grand souvenir m'habite en cet instant. C'était le 25 août 1944. Depuis quelques jours, Paris avait pris les armes. Le Comité de libération et le Conseil de la Résistance avaient fait de cet hôtel de ville, après la préfecture de police, le symbole, la tête de proue de la France libérée, libérée par elle-même. 25 août, 26 août, j'ai vécu ces jours. Il y a trente-sept ans. J'étais là."

Désormais, il y demeure.

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