Il faut ratifier le projet de Constitution européenne




Tribune signée par Bertrand Delanoë, maire de Paris, et Dominique Strauss-Kahn, député du Val-d'Oise, ancien ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, parue dans le quotidien Le Monde daté du 3 juillet 2004



Bertrand
Delanoë


Dominique
Strauss-Kahn




Les chefs d'Etat et de gouvernement européens viennent d'approuver, le 18 juin, un projet de traité modifiant les institutions européennes. Il appartient maintenant à chaque Etat de le ratifier : ce n'est qu'à cette condition qu'il pourra entrer en vigueur.

L'heure des choix est donc venue.

Au sein du Parti socialiste français, le débat est lancé. Or nous pensons qu'en dépit de ses insuffisances et des flous qui demeurent, il faut ratifier ce texte car, pour la première fois, il dessine l'Europe que nous voulons : une Europe politique et sociale.

Ces avancées auraient été plus nettes encore si les gouvernements n'avaient pas dégradé le travail de la Convention. Nous dénonçons la pusillanimité du président de la République qui, n'ayant pas de stratégie claire, n'a pas défendu la vision française avec toute l'ardeur nécessaire.

Ainsi, après avoir placé au premier rang de ses priorités la généralisation du vote à la majorité qualifiée - gage d'efficacité dans une Europe élargie -, le gouvernement français a facilement renoncé à cette exigence en acceptant de manière passive le maintien de l'unanimité pour la politique étrangère, la fiscalité et le budget.

Dans ces conditions, le projet issu de la CIG comporte des zones d'ombre et des fragilités. Ainsi, par exemple, il organise de possibles conflits entre les deux têtes de l'exécutif qui se trouvent toutes deux renforcées par les dispositions du traité : le président du Conseil européen en raison de la longévité nouvelle de son mandat, le président de la Commission par son élection par le Parlement européen.

Nous connaissons d'expérience, en France, les effets négatifs de ce genre de cohabitation. Mais surtout, l'Europe politique y est embryonnaire : le Parlement européen n'a pas encore le droit de lever l'impôt ; la Commission demeurera un gouvernement bridé, tant les verrous que conservent les États sont réels. L'Europe de la solidarité reste à construire. Le maintien de l'unanimité en matière fiscale fait courir le risque de dumping, entraînant des délocalisations d'entreprises et affectant gravement la situation de l'emploi.

Toutes ces réserves sont réelles. Mais comment ne pas voir que nous sommes là en présence du premier pas de cette Europe politique que nous appelons de nos vœux depuis si longtemps ? L'innovation de sa méthode d'élaboration en porte le sceau : le traité européen n'a pas été rédigé dans le secret des cénacles diplomatiques mais par une assemblée, la Convention européenne, composée essentiellement de représentants du peuple, membres des Parlements nationaux et du Parlement européen, de droite et de gauche, et travaillant dans la transparence devant les Européens.

Ce texte contient deux séries de dispositions de type constitutionnel : les droits fondamentaux des citoyens et l'organisation des institutions politiques ; en ce sens, il marque le passage de l'Europe d'hier, restée trop " technique ", à l'Europe de demain, nécessairement politique.

Le traité comprend d'abord sa propre déclaration des droits, la plus complète et la plus moderne à ce jour : la Charte des droits fondamentaux. Il consolide des droits sociaux très étendus. Lorsqu'il traite des droits sociaux dans l'entreprise - droit de grève, droit à l'information des travailleurs, droit de négociation collective, protection contre les licenciements abusifs -, qui inquiètent tant le patronat britannique, il va plus loin que les principes de la Constitution française. Il place au sommet de l'ordre juridique européen le droit à une éducation gratuite, l'accès aux services publics et à la sécurité sociale. Il affirme des droits nouveaux dits " de troisième génération " : le droit à la protection de l'environnement, des consommateurs, des données personnelles ou encore de la diversité culturelle et linguistique.

Sur les institutions, le traité établit les premiers jalons d'une véritable démocratie européenne. C'est le cas du rôle politique inédit de la Commission, appelée à devenir le véritable gouvernement de l'Europe. Aujourd'hui, le président de la Commission est un acteur neutre, désigné par les Etats dans le cadre d'une tractation diplomatique, comme vient encore de l'illustrer le choix du successeur de Romano Prodi. Demain, il sera le premier ministre de l'Europe, issu de la majorité parlementaire sortie des urnes, de droite ou de gauche, doté d'un programme politique présenté à l'occasion des élections européennes.

L'extension, sans précédent, des pouvoirs du Parlement fera de la législation européenne une vraie législation, adoptée par les représentants du peuple. La création d'un ministre des affaires étrangères de l'Union, placé à la tête d'un service diplomatique européen, ouvrira la voie à une véritable politique étrangère commune, disposant de moyens militaires crédibles et largement autonomes.

En outre, les outils nouveaux créés en matière de défense européenne donnent pour la première fois à l'Europe la possibilité de mettre en place une avant-garde autonome, condition indispensable à l'affirmation de son rôle sur la scène mondiale. La reconnaissance et le renforcement de l'Eurogroupe, enceinte formée par les ministres des finances de la zone euro, étaient une demande récurrente des socialistes français : le texte y fait droit et commence lentement à donner corps au gouvernement économique de la zone euro pour faire contrepoids au pouvoir de la Banque centrale européenne.

Jusqu'ici, l'histoire de l'Union s'était largement écrite autour de la construction économique. En effet, tous les traités européens du passé ont été économiques : le traité de Rome avec l'union douanière, le commerce, la concurrence ; l'Acte unique avec le grand marché ; le traité de Maastricht avec la monnaie unique.

Le nouveau traité marque la fin de cette approche trop monolithique et diversifie l'ambition de la Communauté européenne : outre les droits sociaux des citoyens, il consacre le modèle européen de société, avec en son cœur le modèle de justice sociale - " l'économie sociale de marché " - à laquelle nous sommes attachés. Dans son article 3, le traité affirme ainsi avec clarté les nouvelles ambitions sociales de l'Europe : " le plein emploi et le progrès social ", la lutte contre " l'exclusion et les discriminations ", " la justice et la protection sociales ", " l'égalité entre femmes et hommes ", " la solidarité ", " la cohésion sociale et territoriale ", " le développement durable ", " le commerce équitable ", " l'élimination de la pauvreté " dans le monde. La partie consacrée aux politiques précise en outre, dans l'un de ses premiers articles, que toutes les politiques de l'Union, et pas seulement les politiques sociales, devront prendre en compte ces exigences sociales : la Cour de justice sera investie du pouvoir d'y veiller. Le traité innove également en matière de services publics : il affirme leur caractère fondamental et le fait que les règles européennes, notamment en matière de concurrence, ne sauraient faire obstacle à l'accomplissement et au financement public de leurs missions. Enfin, le dialogue social est institutionnalisé. A l'inverse, les références à la concurrence et au marché sont reprises des traités antérieurs. Rien de neuf dans ce texte pour les libéraux, beaucoup d'avancées pour les sociaux-démocrates.

Finalement, quel bilan ? Soulagement et déception, a dit Jacques Delors. Nous partageons ce point de vue. Soulagement de voir que finalement, malgré les craintes et les atermoiements, la volonté d'avancer a été plus forte que tous les nationalismes. Déception de constater que le pas en avant est encore modeste. Trop modeste. C'est dire que ce traité est un point de départ, en aucun cas un point d'arrivée.

Il nous faudra très rapidement nous remettre à l'ouvrage. Certains qui, comme nous, veulent aller plus loin, craignent cependant que nous ne le puissions plus, au motif que le traité graverait dans le marbre l'Europe actuelle. Il n'en est rien. Ce traité constitue un cadre qu'il nous appartient de faire évoluer : depuis quelques années, le rythme de révision est d'ailleurs rapide, Maastricht en 1992, Amsterdam en 1996, Nice en 1999 et, en 2004, ce traité sur les questions institutionnelles. Tout porte à croire que ce rythme se maintiendra.

C'est d'autant plus probable que ce projet introduit des dispositions qui rendront la révision plus facile que par le passé. D'abord, il permet une modification essentielle, le passage du vote à l'unanimité au vote à la majorité qualifiée, à tout moment, sans attendre un processus de révision, par simple décision du Conseil européen : c'est la " clause passerelle ", innovation clé qui donne à ce traité une capacité d'évolution supérieure à ses prédécesseurs.

Ensuite, le projet confère pour la première fois une initiative constitutionnelle au Parlement européen : dès l'entrée en vigueur du traité - en 2006 sans doute -, le Parlement pourra faire des propositions de révision.

Enfin, à travers le mécanisme des " coopérations renforcées ", ce projet permet à un groupe de pays d'accélérer le rythme, s'ils le souhaitent. Ce sera sans doute une nécessité, moins d'ailleurs à cause des nouveaux entrants de l'Europe élargie que de certains anciens membres qui ne partagent pas notre vision d'une Europe politique et sociale.

Telles sont les principales raisons pour lesquelles nous soutenons ce traité.

Un long chemin reste à parcourir pour aboutir à une fédération politique, porteuse du modèle social européen. Mais, sans ce traité, la voie se ferme, et l'Europe demeure - pour combien de temps ? - un vaste marché et seulement un marché. Formidable régression en vérité, dont chacun doit bien mesurer les conséquences.

L'idéal internationaliste et européen est au cœur de l'identité historique du PS, le parti de Jaurès, Blum, Mitterrand. Il a toujours été respecté, de Pierre Mauroy à Lionel Jospin. Cet idéal est le nôtre. En proposant d'avancer plutôt que d'attendre, nous avons la conviction d'être fidèles à cet héritage.

Sans ce traité, la voie se ferme, et l'Europe demeure - pour combien de temps ? - un vaste marché et seulement un marché. Formidable régression en vérité.
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