Un " non " reviendrait à déserter le champ de bataille

Jacques Delors
Entretien avec Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne (1985-1995), président de « Notre Europe », paru dans le quotidien Le Monde daté du 24 novembre 2004.
Propos recueillis par Henri de Bresson, Isabelle Mandraud et Claire Tréan


 

Comment analysez-vous l'opposition au projet de Constitution européenne qui s'exprime au sein du Parti socialiste ?
Je laisse de côté les stratégies personnelles.
J'ai du respect et j'essaie de comprendre : les adhérents du PS ont choisi de militer en politique parce qu'ils trouvent que la société n'est pas assez juste, et ils s'impatientent devant les lenteurs des avancées en France comme en Europe. Il faudrait leur dire : voilà ce que vous pouvez attendre de l'Europe, mais voilà ce que vous devez faire vous-mêmes. Il y a des pays où la social-démocratie a réussi à réduire le chômage, à réformer sans grabuge les systèmes de sécurité sociale pour tenir compte de la démographie ; donc, c'est possible. Si les socialistes optaient pour le " non " lors de leur consultation interne, ce serait un terrible saut dans l'inconnu pour le Parti socialiste ; et pour la France, si les Français les suivaient, ce que je ne crois pas.

N'y a-t-il pas pour une part, chez les militants socialistes, un besoin d'inventaire ?
Si nous passons le cap du référendum sur la Constitution européenne, le projet socialiste sera l'occasion de cette réflexion : comment, en faisant l'inventaire du passé, adapter le projet socialiste en fonction des aspirations du citoyen et de nos marges de manœuvre ? Mais il ne faut pas confondre les deux débats. Le premier concerne la France et l'Europe, pas le contenu du socialisme français.

Que pensez-vous de l'argument selon lequel un " non " à la Constitution serait un électrochoc salutaire pour l'Europe ?
Autant on sous-estime ce que pourrait faire la France en Europe avec une vision, avec du cœur et du réalisme, autant on surestime la France en croyant qu'elle peut exiger ce qu'elle veut des autres. La victoire du " non " ne serait pas une crise salutaire.

Ce traité présente des avancées, alors pourquoi s'en priver ? Il apporte de la simplicité, des progrès dans la démocratisation, et il ne ferme aucune porte. Si demain nous arrivons à convaincre une majorité d'Européens d'aller plus loin en matière d'intégration politique et sociale, on le fera. L'Europe est déjà bien plus qu'un espace, même si elle n'est pas encore complètement une Europe-puissance. Elle est la première puissance commerciale du monde ; elle est la première en matière d'aide au développement et d'aide humanitaire, c'est grâce à elle que va pouvoir entrer en vigueur la convention de Kyoto sur l'environnement, etc. Qui peut penser que cette aventure exceptionnelle pourrait aller plus vite ? Ne demandons pas l'impossible. Si l'on considère que l'Europe ne peut être que l'alignement sur les positions françaises, ou sur les positions des socialistes français, alors il ne faut pas vouloir faire l'Europe, il faut la quitter, pour faire le socialisme dans un seul pays.

Que répondez-vous à ceux qui trouvent l'Europe trop libérale ?
C'est une question de majorité, ce n'est pas lié au traité. L'Europe est actuellement marquée par une pensée dominante de tendance libérale, que je conteste sur de nombreux points. Ce n'est pas parce que votre équipe est en mauvaise posture que vous allez demander de changer les règles du football ! C'est en se battant politiquement à l'intérieur des règles du jeu, au niveau des gouvernements, du Parlement européen, des acteurs sociaux.

Parmi les arguments du "non", il y a l'idée de revenir à un " noyau dur ", avec l'Allemagne et d'autres. Un rejet de la Constitution ne remettrait-il pas ce projet à l'ordre du jour ?
Non, dans le contexte actuel, ce serait négatif pour les socialistes et pour la France. L'Europe n'a avancé, depuis qu'elle s'est élargie, que par la différenciation : des délais de transition de sept à dix ans, voire des exonérations ont été accordés à certains pays. L'Union économique et monétaire n'aurait pas vu le jour s'il avait fallu attendre les 15 pays membres. C'est dans cet esprit qu'ont été conçues les coopérations renforcées. On ne peut pas les tuer avant de les avoir essayées.

Mais une différenciation brutale, née d'une crise, n'est envisagée que par une partie des hommes politiques français, par personne d'autre ailleurs. Aucun pays n'a de goût pour cela. Je suis pour que la France adopte le traité, pour qu'elle propose des coopérations renforcées, et pour qu'elle se batte afin que l'Union économique et monétaire soit rééquilibrée.

Derrière le débat sur la Constitution, n'y a-t-il pas aussi la crainte de l'élargissement, d'une dilution de la France ?
Souvenez-vous qu'au moment de l'adhésion de l'Espagne et du Portugal les Français étaient aussi très inquiets. Regardez les résultats : nous avons largement investi dans ces pays, nous leur avons vendu nos produits, y compris agricoles ; et ils ont aujourd'hui rattrapé une bonne partie de leur retard.

Pour qui veut bien la lire, la Constitution donne pour la première fois à l'Union la personnalité juridique ; on y parle de valeurs et non plus seulement de principes ; la Charte - des droits fondamentaux - est introduite dans le traité et elle pèsera beaucoup, dans les années qui viennent, pour la liberté, le respect des convictions des autres, la sécurité des citoyens, le progrès social. Enfin, alors que l'Europe a commencé par l'économie, c'est la première fois que l'on remet l'économie à sa place et qu'on parle d'un projet politique d'ensemble. Un tel traité ne serait pas passé il y a dix ans, parce que l'Europe ne s'était pas assez prouvée à elle-même ce qu'elle pouvait faire.

La Commission européenne, sous votre présidence, avait lancé des pistes pour une politique sociale de l'Union. Le sentiment que rien n'a été fait, exprimé par certains au PS, reflète-t-il la réalité ?
Je n'ai cessé de plaider lors de la mise en place de l'union monétaire pour un équilibre entre l'économique et le monétaire. Les Français ont accepté le pacte de stabilité à condition qu'on leur garantisse la croissance ; mais il n'y a pas eu le pacte de coordination des politiques économiques, que j'avais proposé en 1997, pour équilibrer le pacte de stabilité monétaire.

En matière de politiques sociales, j'ai lancé un dialogue régulier entre syndicats, patronats et institutions européennes. Trois conventions collectives ont été signées. On aurait pu continuer. L'Acte unique a donné la possibilité de légiférer sur les conditions d'hygiène, de santé et de sécurité sur les lieux de travail. Il a institué la cohésion économique et sociale : les politiques d'aides aux régions ont vu leur montant multiplié par sept. Sur ces terrains, où l'Europe peut apporter une valeur ajoutée, le traité constitutionnel offre toutes les possibilités. En revanche, ce qui concerne la politique de solidarité et de sécurité sociale, l'éducation et la politique culturelle doit continuer de relever des responsabilités nationales. Il faut lever les ambiguïtés et le dire franchement : ce que la France doit faire pour elle-même, pour s'adapter à la nouvelle donne économique et technologique, l'Europe ne le fera pas pour elle.

Que dites-vous des délocalisations, sujet qui cristallise beaucoup de mécontentements ?
Les délocalisations représentent environ 5 % des changements d'emplois en France. Et le problème se poserait avec ou sans l'Europe. Supposons que nous n'ayons pas réussi à intégrer les pays d'Europe de l'Est et du Centre, nous aurions avec eux un minimum d'accords commerciaux et nos entreprises se préoccuperaient d'être présentes dans ces pays, comme elles le font pour la Chine. C'est un aspect de la mondialisation contraignant pour nous mais qui n'a pas que des inconvénients. Et puis, on ne peut pas faire des discours le dimanche contre les inégalités dans le monde et refuser ce qui est le moyen pour ces pays d'accéder à un minimum de développement et de bien-être. Je reproche au gouvernement de dramatiser la question des délocalisations. Il faut expliquer à l'opinion publique la dimension réelle du problème, sinon on est en plein spasme.

Mais les craintes sont bien là !
Les Français ont besoin de retrouver l'estime d'eux-mêmes. Il y a trop de négativisme, de cris d'alarme excessifs. Un pays ne se réforme pas lorsqu'il est craintif. Les deux adversaires que nous devons combattre - et la Constitution nous y aiderait -, c'est d'une part la pensée unique, qui a gagné les nouveaux pays adhérents, et d'autre part cette politique sans vision de Jacques Chirac sur l'Europe, avec des valses-hésitations, des changements de pied incompréhensibles.

Ne faut-il pas avancer vers l'harmonisation fiscale ?
Dans le cadre du Conseil de l'euro, ce sera une des batailles à mener. Et, derrière ce débat, il y a des leaders européens qui considèrent comme souhaitables non seulement la compétition entre acteurs économiques, mais la compétition entre les nations. Cette thèse, il faut la combattre violemment, car c'est elle qui menace l'Europe. Mais est-ce que nous la combattrons en disant " non " à la Constitution ? Un " non " français reviendrait à déserter le champ de bataille, à nous priver de notre voix et de nos arguments.

Et l'impossibilité de réviser la Constitution ?
Ce traité est aussi révisable que le traité de Maastricht ou le traité de Nice. Mais nous ne pourrons convaincre les autres de prendre parti pour des progrès futurs que si nous sommes dedans.

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