Le Parti socialiste doit rappeler son engagement européen

Jacques Delors


Interview avec Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne (1985-1995), président de « Notre Europe », paru dans la revue Possibles datée d'octobre 2004.
Propos recueillis par François Hada


 

Comment analysez-vous la place du débat européen au sein de la société française ? Et au sein de la gauche ?
Deux observations distinctes sont à formuler. La première est que, dans l'esprit qui prévaut depuis le Traité de Rome, et c'est ce qu'indique aussi le résultat de sondages, les deux tiers des Français souhaitent la construction européenne. C'est une constante qui frappe les observateurs. Par ailleurs, les Français sont très attachés à l'idée de Paix. C'est là l'héritage des pères fondateurs, et un prolongement de l'ambition française. Or, depuis l'avant-dernier élargissement, on assiste à une perte brutale de confiance, plus forte que lors de l'adhésion de l'Espagne et du Portugal. Tout ceci s'explique par l'absence d'expression politique sur les objectifs de la construction européenne.

La seconde observation est que la coïncidence entre la question de l'élargissement et celle de la réforme des institutions est pour le moins malencontreuse. Il fallait engager une action pédagogique difficile. Il est urgent d'expliquer l'élargissement, rappeler que celui-ci est un bonheur politique, qu'il célèbre la fin de la césure de Yalta ! Ne croyez pas que la chose était acquise d'avance. Il a fallu la sagesse de certains hommes pour éviter une tragédie en 1989-1991. L'élargissement de l'Union à ces pays ne peut être positif que sous certaines conditions : que ces pays vivent en démocratie et aient adopté l'économie de marché, sans perdre de vue que leur niveau de vie est inférieur au nôtre. Mais ce pari peut être gagné. Si l'on n'explique pas cela, les citoyens ne peuvent pas comprendre. Quid de l'immigration ? Seules des mesures graduelles permettraient d'amortir le choc. Quant aux engagements financiers, ils doivent respecter l'objectif de cohésion économique et sociale que j'ai fait introduire dans les traités en 1985 (l'Acte Unique). Enfin, il est important de montrer aux Français qu'ils ont une carte à jouer dans ce processus.

Que faut-il faire pour retrouver le trésor des fondateurs ? Faut-il refaire de l'Europe une utopie ?
Nous sommes dans un moment d'hésitation. Le Traité de Maastricht offrait une perspective de politique étrangère commune mais aussi de défense. C'était prématuré. Il faut revenir à ce qui intéresse les Français et leur prospérité future : la taille de l'ensemble européen, l'idée que cette construction est un jeu à somme positive pour nous, qu'elle permet la maîtrise d'une partie de la mondialisation.
C'est au sein de l'Europe que la France conservera son influence, pas en dehors de l'Europe. Certains ont signé pour une « Constituante », en analogie avec l'histoire américaine. Mais des petits pas réussis valent mieux qu'un grand saut dans l'inconnu.

Comment lutter contre la tentation du repli national ?
Il y a ceux qui veulent que la France se replie dans son château pour y prendre du muscle, et il y a ces socialistes qui donnent dans la surenchère utopique. Ces approches freinent le combat quotidien pour une Europe plus sociale. Il faut retrouver la voie centrale. Or nous en avons beaucoup dévié. Dans le livre Blanc, approuvé par le Conseil Européen en 1993 (mais jamais appliqué !), je mettais déjà en garde contre la thèse du déclin. Il faudrait de même poser la question suivante aux eurosceptiques : si la France était hors de l'Union européenne, où en serait-elle ?

Comment redonner confiance dans ce projet ? Il faut tenir compte de la dimension économique, vouloir devenir plus compétitif, en recherche, dans le domaine des universités. Et ne pas oublier les régions. Attention aux politiques structurelles. Si le budget européen est limité à 1 % du PIB, comme le veut Jacques Chirac, les politiques placées sous l'égide de la solidarité et de l'équilibre des territoires seront sacrifiées. C'est cela aussi la dimension sociale.

On critique aussi la politique économique et monétaire liée au pacte de stabilité. Rappelons simplement que l'UEM a deux piliers, le monétaire qui fonctionne, et l'économique qui est quasiment inconsistant. Jacques Chirac s'est, lui, contenté d'ajouter au pacte de stabilité le terme de croissance. C'est un peu léger ! Et on en voit les conséquences négatives.

Jacques Chirac a marqué sa volonté de définir certaines politiques comme plus intergouvernementales.
Ses propos sont évanescents et changeants. Une analyse « cynique » permet de comprendre pourquoi Gerard Schröder et Tony Blair exigent ne de pas dépasser 1%. Mais Jacques Chirac ? Pourquoi ? Il n'y a aucune raison logique à tenir cette position pour la France.

La France a voulu obtenir des garanties par rapport à la PAC. Si tout le monde est d'accord pour augmenter les moyens en appui d'une politique étrangère, d'une politique de développement, d'autres veulent que l'on donne plus de moyens à la recherche et à l'innovation. D'autres encore insistent pour que soient développées nos infrastructures. Mais alors, que restera-t-il pour les politiques de solidarité ?

Peut-on considérer que les notions de société civile européenne, d'espace public et citoyen européen ont un sens ?
Si on reprend les données historiques, le premier souci de chaque responsable politique serait plutôt le poids de l'Europe dans les affaires mondiales. Il faut pour cela se doter de la base économique, scientifique et de la cohésion sociale.

Tout en maintenant à l'échelle nationale les politiques de créations d'emplois, on pourrait faire mieux en politique monétaire et budgétaire, en augmentant aussi nos actions pour la recherche et l'innovation. Voilà la plus value de l'Union européenne. L'Europe fait partie de l'économie de la connaissance, même s'il faut se méfier de ces concepts. Elle doit développer les services aux personnes, ce qui s'inscrit bien dans l'idée de développement durable.

Si l'Europe reste statique, cohésion sociale ou pas, si l'Europe se grippe, si la gestion européenne ne fonctionne plus, alors d'ici 4 ou 5 ans, un pays voudra bloquer son fonctionnement. Tout remontera au Conseil européen, installant à nouveau un fonctionnement fondé sur le rapport de forces. Voilà qui présage des difficultés croissantes d'une gestion à 25.

Autour de quels projets peut-on relancer la construction européenne ? Comment retrouver le « miracle » de Rome ?
Du point de vue militant « européen », l'obstacle tient dans la contre pédagogie de certains gouvernements qui communiquent à coups de « j'ai gagné contre les autres ». Il faut revenir aux thèmes mobilisateur pour l'Europe : la Paix, la modernisation de nos économies, le progrès social pour tous, l'influence extérieure.

Si le fonctionnement de l'Europe est juste compréhensible par ceux qui ont fait des études supérieures, quid des autres ?

Comment démontrer que l'élargissement peut réussir ?
Nous avons besoin de réussir le pari de la paix et de la compréhension mutuelle, à 25, demain à 27, puis à plus de 30 avec l'intégration des pays de l'ex-yougoslavie. Là où la paix n'est pas encore acquise.

Comment faire avancer cette Europe politique ? Est-il possible de faire progresser l'Europe aux moyens des coopérations renforcées ?
Avant de parler de coopérations renforcées, voyons nos atouts. Le fait d'avoir une position unique à l'OMC ou d'être les premiers pour l'aide au développement (et l'aide humanitaire) rend déjà l'Europe influente dans le monde.

Dans la foulée, l'Europe doit proposer des améliorations du fonctionnement de l'OMC, une réforme de l'ONU et des autres organisations internationales, pour une mondialisation régulée et maîtrisée.

Il faut compléter la puissance commerciale par une capacité politique. Cela passe par exemple par une réforme des organisations internationales. Nous ne sommes certes pas d'accord sur tout, mais nous voulons tous sauver l'Afrique. Il faut le faire ! Le consensus à 25 sur ces questions est tout à fait possible. Ce serait alors un bond en avant considérable.

Dans le cadre de l'Union économique et monétaire, il faut renforcer notre coopération en matière de politiques macro-économiques, harmoniser les impôts sur les sociétés. Et ceci est possible dans le cadre même de l'UEM. Il faut contrer ceux qui pensent l'Europe comme une compétition entre Etats, car cela équivaudrait à du libéralisme sauvage. Ainsi, l'Etat français ne pourrait pas aider une entreprise, mais un Etat voisin pourrait réduire sa pression fiscale ? Cela n'a aucun sens. Si on avait écouté ces gens-là, Air France, par exemple, n'existerait plus aujourd'hui !

Ma devise reste toujours la même pour l'Europe : « la compétition qui stimule, la coopération qui renforce, la solidarité qui unit ».

Pour la politique étrangère et de défense, il faut recourir à la différenciation qui a toujours permis à l'Europe d'avancer, en ne fermant pas la porte à ceux qui ne voulaient pas ou qui ne pouvaient pas. D'où l'intérêt des coopérations renforcées.

Pensez-vous que les socialistes français et européens puissent relever ces défis ?
L'UDF prend le chemin de l'utopie, l'UMP n'arrive pas à concilier son néo-gaullisme avec la réalité. Pour le PS, c'est une chance. L'Europe est dans notre tradition. Nous avons toujours été européens. Les socialistes ont négocié, parfois durement, le Traité de Rome. Mais le miracle a eu lieu.

Au moment de Maastricht, certains sont allés voir François Mitterrand pour lui dire « vous êtes un grand patriote, vous n'allez pas abandonner le franc ? » Mais il a tenu bon ! Il faut rappeler notre fidélité historique à ce projet et montrer que nous sommes les meilleurs à ce sujet. Il faut rappeler que nous, socialistes, sommes les seuls en France à être restés fidèles à l'idée européenne fondée à la fois sur une vision de l'avenir et sur le réalisme de l'action.

Rassemblons-nous sur l'idée que la France doit beaucoup à l'Europe et inversement.

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