Cohabitation :
Delors contredit Chirac

Jacques Delors


Interview avec Jacques Delors, président de la Commission européenne entre 1985 et 1995, paru dans le quotidien Libération daté du 22 mai 1997.
Propos recueillis par Pascal Virot


 

Jacques Chirac assure que la voix de la France risquerait d'être affaiblie sur la scène européenne en cas de cohabitation. Quel est votre sentiment ?
Mon expérience va dans le sens contraire: que ce soit de 1986 à 1988 ou de 1993 à 1995, on n'aurait jamais pu faire passer une feuille de papier à cigarette entre le président de la République et le Premier ministre. Cela suscitait d'ailleurs l'admiration de la plupart des participants aux Conseils européens. Il y en a même un qui m'a dit, devant cette cohérence empreinte de fermeté: «On voit bien ce qu'est un Etat.» Il y avait un brin de nostalgie dans sa voix... Mon expérience, confirmée par des faits précis, montre donc que la France parlait d'une seule voix. Malheur à celui qui aurait voulu jouer de la division ! Je me souviens qu'en juillet 1988, lors d'un Conseil européen, un des participants s'est plaint de M. Chirac à François Mitterrand. Celui-ci lui avait répondu sèchement: «C'est la position de la France.» Je pourrais citer de nombreuses autres anecdotes qui vont toutes dans le même sens.

Lionel Jospin a mis des «conditions» au passage à la monnaie unique. Vous semblent-elles réalistes ?
Ayant été le président du comité d'experts qui a fourni des éléments aux chefs de gouvernement pour élaborer le traité d'Union économique et monétaire, je n'en suis que plus à l'aise pour juger des propositions de Lionel Jospin: ce n'est donc pas à la légère que j'ai indiqué que sa position est tout à fait conforme à l'esprit du traité de Maastricht. Par ailleurs, j'observe avec plaisir qu'elle est aussi, maintenant, celle du Premier ministre, M. Juppé. Je l'ai entendu dire qu'il fallait «un gouvernement économique» et que l'euro ne devait pas être trop fort par rapport au dollar, pour ne pas menacer la compétitivité des entreprises européennes. Je vous assure qu'à l'étranger on considère désormais que les trois grands partis politiques français sont d'accord pour appliquer le traité. Tel sera le message qui sera retenu.

Ces «conditions» sont-elles applicables ?
La seule difficulté avec l'Allemagne vient de ce que nous appelons le «gouvernement économique». Si les représentants du gouvernement français avaient bien lu le traité, ils auraient simplement demandé l'application de l'article 103, qui prévoit un pendant économique à la Banque centrale européenne. La traité stipule que le Conseil européen adopte chaque année des orientations communes en matière de politique économique. Si on avait appliqué ce principe depuis quatre ans, nous aurions tous eu une croissance plus forte et moins de chômage. Il faut donc poser la question aux Allemands: voulez-vous appliquer le traité? Il suffirait d'un protocole comme il y en a eu un pour le pacte de stabilité. C'est aussi simple que cela.

Mais la Banque centrale ne souffre aucune directive...
Bien sûr. Mais je lis le traité dans son article 105: «La Banque centrale apporte son soutien aux politiques économiques générales dans la Communauté en vue de contribuer à la réalisation des objectifs de la Communauté.» En ce qui concerne l'évaluation de l'euro par rapport au dollar, l'article 109 dit que «les décisions portant sur un système de taux de change vis-à-vis des monnaies non communautaires [...] incombent au Conseil européen, en étroite consultation avec la Banque centrale européenne». Dans ce domaine-là, il y a intervention du pouvoir politique. J'ajoute qu'il est évident que le Conseil européen ne pourra adopter des décisions qui iraient à l'encontre des tendances lourdes des marchés. Mais il faut savoir délivrer les bons signaux pour décourager toute spéculation qui nuirait au progrès économique et social.

Les quatre conditions sont-elles acceptables pour Helmut Kohl ?
Je me refuse à considérer que le chancelier Kohl ne voudrait pas appliquer le traité. Prenons l'Italie et l'Espagne. Il est le premier à souhaiter que les pays du Sud participent à l'euro. Mais attendons avril 1998 pour voir quels sont les pays qui pourront assurer la durabilité des conditions financières du traité. C'est cela qui est important. Comme le dit le président de l'Institut monétaire européen: «Il ne s'agit pas juste d'un chiffre, il faut s'inscrire dans la durée, voir ce qui nous attend et prendre une perspective historique.»

Donc arrêtons les excès verbaux en France et souhaitons que notre pays soit en mesure d'obtenir satisfaction en mettant certains de nos partenaires au pied du mur: veulent-ils ou non appliquer le traité, rien que le traité mais tout le traité ?

Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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