Pourquoi je soutiens Jospin

Jacques Delors

par Jacques Delors.
Entretien accordé à l'hebdomadaire Le Nouvel Observateur, n°1591 (23 mars 1995).
Propos recueillis par Jacques Julliard, Jean Daniel et Robert Schneider


 

A cinq semaines du premier tour de l'élection présidentielle, des hommes et des femmes de gauche sont tentés de rejoindre Jacques Chirac qui, comme l'avait fait de Gaulle, prétend dépasser le clivage gauche-droite...
Il est vrai que le ralliement de la droite à la République et l'abandon, par la gauche, de la stratégie de rupture avec le capitalisme ont dédramatisé la lutte des classes. Mais je n'ai jamais douté qu'il subsiste une identité de gauche et une identité de droite. Pour une raison simple : la gauche croit toujours qu'un certain progrès de l'homme et de la société est possible. La droite - même ses penseurs les plus respectables - manifeste, elle, au contraire un grand scepticisme sur l'homme et la société. Ce scepticisme est d'ailleurs utile : la gauche est entraînée vers trop d'utopie, et il est bon que des hommes de droite rappellent que le mal est en l'homme et que les progrès sont rarement définitifs... Ce dialogue est fécond. Mais ce n'est pas une raison pour déserter le camp de l'espoir et de la justice, comme le font actuellement une poignée d'hommes et de femmes de gauche.

Jacques Chirac ne se veut pas sceptique, il récuse votre définition de la droite, prétend au rassemblement et accapare vos idées : la réforme, le mouvement et même l'optimisme sur l'homme.
Ce langage ne m'impressionne pas. Sans entrer dans la polémique, on peut se référer au passé du candidat, à ses foucades, à ses excès, à ses changements de position. Il est vrai que Chirac a essayé de mieux comprendre ce qui se passait dans la société française. Mais son programme économique et social est dominé soit par l'irréalisme, soit par la démagogie. Chirac ne fait pas les comptes, il ne montre pas la facture, il promet le beurre et l'argent du beurre !

Il séduit des cadres et des élites qui veulent soudain défendre des idées « républicaines ».
Quelle erreur! Ceux-là attribuent à la construction de l'Europe le déclin des idées républicaines et, partant, de la cohésion nationale et sociale. Ils se trompent: la véritable cause, c'est la mondialisation de l'économie et l'accès au développement de 2 milliards de pauvres pour lesquels ils ont fait congrès pendant des années au nom de la révolte du Sud pauvre contre le Nord riche. Ils confondent la cause et l'un des instruments, encore imparfait, l'Union européenne, qui permettra aux pays de ce continent de défendre leur niveau de vie, leur identité, leur culture.
Il est extraordinaire de voir, et c'est ce qui me frappe chez certains intellectuels dits de gauche qui changent de camp, qu'après avoir été si longtemps internationalistes ils deviennent aujourd'hui nationalistes, repliés dans leur niche, comme si l'incantation à la République suffisait à bouleverser le monde et ses rapports de force !

Chirac s'appuie sur la thèse d'Emmanuel Todd selon laquelle il n'y aurait plus aujourd'hui que deux classes importantes : la classe populaire et la classe moyenne...
Ne confondons pas comportement électoral - le vote de protestation - et réalité sociologique ! La classe ouvrière existe toujours, mais elle s'est noyée dans une immense classe moyenne. Dans nos sociétés il y a environ 70% de gens qui constituent ce groupe central, 10 % de privilégiés et 20 % de pauvres. Comment proposer à ces 70%, inquiets pour leur avenir et soucieux de leur identité, un projet collectif auquel ils adhèrent ? Et surtout, comment les persuader d'être solidaires avec les 20 % de pauvres, à condition, bien entendu, que les 10 % de privilégiés apportent une juste contribution. Si la gauche française trouve la solution, elle peut redevenir majoritaire.

Qu'avez-vous envie de répondre à ceux - et notamment aux jeunes qui n'ont connu que la gauche au pouvoir - qui n'associent plus les socialistes aux idéaux d'avant 1981 ?
Que depuis le premier choc pétrolier, le monde occidental et notamment les sociétés européennes sont en crise économique. Que l'ascenseur social est bloqué. Que l'espoir, pour chacun, que ses enfants vivraient mieux est cassé. Ce sont, hélas, des réalités ! Mais cette explication n'est pas suffisante ! Il faut reconnaître aussi que la gauche a mal expliqué le virage de 1983. C'est pourquoi lorsque je me suis battu pour la rigueur économique et la défense du franc, je ne voulais pas qu'on dise qu'il s'agissait d'une parenthèse ! C'était au contraire une adaptation courageuse à des contraintes que les coups de menton ne peuvent pas effacer. Le choix était entre la survie et le déclin. Mais la gauche n'a pas le monopole du déficit d'explications: l'aventure européenne elle-même n'a jamais été présentée comme telle par les hommes politiques français. Ils se sont battusautour du traité de Maastricht, comme ils se battent aujourd'hui pour savoir si la monnaie uni-que se fera en 1997 ou en 1999 ! C'est ridicule, là n'est pas le critère essentiel.

Cette impossibilité à assumer le virage social-démocrate est donc, selon vous, l'un des aspects négatifs du mitterrandisme ?
Non, je ne crois pas. Je pense que le choix de 1983 a été historique, et je ne suis pas sûr, compte tenu de ce que sont leurs tempéraments politiques, que les hommes du RPR l'auraient fait.

C'est-à-dire ?
C'est-à-dire qu'il s'agissait, en choisissant l'Europe, d'accepter d'affronter clairement les contraintes internationales et de renoncer à la monnaie fondante. Je rappelle que, lorsque la gauche est arrivée au pouvoir, le taux d'inflation était de 14 % par an ! Par conséquent, moi, j'apprécie, en tant que citoyen, le geste historique de François Mitterrand, son engagement constant et en première ligne pour l'unité de l'Europe, alors que beaucoup de ceux que l'on considérait alors pour leur compétence préconisaient le contraire.

Une autre mode - il n'y a pas que la fin du clivage droite-gauche ! - consiste à considérer qu'il n'y a qu'une seule politique économique possible...
Je la déplore, comme l'autre ! Et je dis: attention, il ne faut pas confondre un franc stable et un franc fort ! Autant la stabilité du franc est le plus sûr garant d'une croissance créatrice d'emplois, autant le culte du franc fort peut conduire à négliger le social et l'emploi.

Lorsqu'ils étaient au pouvoir, Pierre Bérégovoy et les socialistes ont défendu le franc fort !
Le mérite de tous ceux qui se sont succédé depuis 1981 au ministère des Finances a été d'expliquer, aux particuliers comme aux entreprises, qu'on ne bâtissait pas une économie solide en spéculant sur l'éternelle faiblesse du franc. Cette mutation était indispensable. Elle a été réussie. Pour l'avenir, je dis que la politique économique doit intégrer d'autres paramètres, comme la répartition de la valeur ajoutée entre profits, salaires, ressources publiques, l'aménagement du territoire, l'éducation, la recherche et une politique active de l'emploi. Bref, je me bats pour une vision plus large de la politique économique, d'ailleurs soutenue par des contemporains comme Galbraith et bien d'autres. Je crains qu'en France les gouvernements aient trop concédé au seul couple monnaie-budget ou budget-monnaie. J'aurais souhaité que cette question soit mieux traitée qu'elle ne l'a été jusqu'à présent dans la campagne présidentielle.

Vous n'entendez pas l'écho de ces préoccupations dans le programme du candidat socialiste...
Mais si ! Lionel Jospin vient, le premier, d'ouvrir la brèche en parlant des salaires. Il signifie que si la croissance économique revient, le problème politique et social de répartition de la plus-value, de l'augmentation du gâteau entre le salaire direct et le salaire indirect, de l'investissement des entreprises et des biens publics va se poser. Avec comme obsession la création d'emplois, fruit d'une croissance soutenue, et la couverture de nouveaux besoins liés au mode de vie, d'une politique à long terme du temps choisi pour tous. Voilà une différence avec la droite !

Pourquoi avez-vous accepté de prendre la présidence du comité de soutien de Lionel Jospin ?
Je m'étais engagé, si je n'étais pas candidat, à soutenir activement le candidat désigné par le PS. Mais aujourd'hui mon engagement va plus loin que ma solidarité militante. Si j'ai accepté la présidence du comité de soutien de Lionel Jospin, c'est parce que son projet est le plus cohérent : il y a compatibilité entre ce qu'il dit sur les salaires, la protection sociale et aussi les biens collectifs, au premier rang desquels je mets l'éducation, la santé et les transports. J'attache beaucoup d'importance à cette vision du service public. Encore une divergence de taille avec la droite! Quand j'ai écrit dans mon livre, « l'Unité d'un homme », que le citoyen avait droit à un certain nombre de biens collectifs et que le niveau de vie ne dépendait pas seulement de ce qu'on a dans le porte-monnaie, Alain Madelin m'a traité d'archaïque.

Vous exprimiez pourtant la vieille idée républicaine d'égalité !
Absolument ! La République se définit aussi par une certaine conception de la répartition du produit national, indispensable à la cohésion sociale. Seul Lionel Jospin décrit une politique d'ensemble pour lutter contre l'exclusion, notamment avec la construction de logements sociaux et d'un meilleur aménagement des villes et des espaces ruraux.

Sur l'Europe, vous avez eu des divergences avec le candidat socialiste ?
Jospin est un homme intelligent et rationnel. J'ai effectivement eu une discussion approfondie avec lui avant d'accepter de présider son comité de soutien. Disons qu'aujourd'hui il reste entre nous des nuances mais qu'il n'y a plus de divergences. L'autre jour, lorsque je suis allé à Barcelone, des journalistes ont dit : « Delors n'a apporté qu'un soutien réservé, limité, à Lionel Jospin . » Ces journalistes ne comprennent rien ! Le candidat à l'élection présidentielle fait la synthèse et quand vous vous ralliez à lui, vous pouvez ne pas être d'accord sur tout à 100 %, mais vous considérez qu'il représente le mieux votre idéal, votre conception de l'avenir de la France. Si Lionel Jospin est élu, eh bien on continuera à débattre pour aboutir aux meilleures solutions possibles.

Comment expliquez-vous que, pour le moment, le projet de Jospin ne suscite pas l'élan ?
Vous exprimez une impression trop subjective ! Rappelez-vous, après l'élection européenne, on s'interrogeait: le Parti socialiste peut-il faire plus de 14 % ? jospin est déjà dans les sondages entre 20 et 22 %. Donc, je ne vois pas de raison de dire que le candidat se tasse, que sa campagne manque d'enthousiasme. Il s'est déjà produit un phénomène, un saut qualitatif le jour où les militants du Parti socialiste ont désigné leur candidat sans s'occuper des querelles de courants. Aujourd'hui, lionel jospin se trouve au croisement de ce sursaut civique et d'une espérance. A lui d'en saisir toutes les opportunités, à nous de l'aider sans réserve.

Est-ce que, selon vous, Jospin est capable, à supposer qu'il soit élu, de faire cette ouverture au centre, indispensable désormais à une majorité de gauche ?
S'il s'agit des idées débattues au cours de cet entretien, je pense que oui. S'il s'agit de passer des accords entre formations politiques, j'ai moi-même fait le test que ce n'était pas possible: le scrutin majoritaire fortifie la coupureen deux camps et ne permet pas à des gens quiont à peu près le même idéal social ou économique de se rejoindre pour une action commune au service du pays.

A propos de l'Europe, y a-t-il encore selon vous un clivage gauche-droite ?
Il y a deux grandes conceptions de l'Europe : l'Europe-politique qui se donne les moyens de rayonner et l'Europe-espace uniquement fondée sur le libre-échange. Les deux candidats de droite, en France, se disent partisansde l'Europe-politique, mais avec les institutionsde l'Europe-espace ! C'est une contradictionfondamentale.

Ne craignez-vous pas une éventuelle dilution de la nation dans un ensemble plus vaste, surtout si l'on parle de fédéralisme ?
Fédéralisme ! Voilà un mot qui est devenu, en France, l'abomination des abominations. C'est pour cela que j'ai proposé un cocktail explosif, la « fédération des Etats-nations ». Fédération, parce que l'on sait qui fait quoi dans un cadre institutionnel clair; Etats-nations, parce qu'il n'est pas question de les faire disparaître. Contrairement à certains membres de mouvements fédéralistes, je ne crois pas à l'extinction du fait national, mais je pense que l'Europe ne peut survivre en tant que puissance autonome que par une association entre peuples souverains.

Autrement dit, vous dissociez partiellement la notion de nation et celle de souveraineté...
Je préfère parler de l'exercice de certaines souverainetés. Par exemple, dans mon esprit, l'éducation, la santé, le système de sécurité sociale, l'aménagement du territoire, la justice devraient rester de compétence strictement nationale.

Où classez-vous la politique étrangère ?
Dans la souveraineté partagée. Pour l'Afrique, je ne peux faire accepter à 100 % par les autres pays européens la sensibilité particulière de la France, qui doit garder sa propre marge d'action.

Vous voulez donc vous démarquer des fédéralistes intégristes et des nationalistes chauvins. Comment vous situez-vous par rapport aux propositions de la CDU, le parti d'Helmut Kohl ? Pensez-vous qu'un noyau dur franco-allemand est toujours nécessaire pour faire avancer l'Europe ?
Je regrette que la France n'ait pas répondu, car nous aurions calmé l'angoisse des Allemands. Si j'avais été aux commandes, je l'aurais fait de manière positive en disant : « La France se considère engagée dans une Europe politique. » Autrement dit, ce n'est pas la voiture la plus lente, l'anglaise ou une autre, qui pourra nous freiner.

Etes-vous favorable à l'élargissement rapide aux pays de l'Est ?
Nous avons à surmonter une formidable contradiction. D'un côté, la chute du mur de Berlin nous oblige à étendre les valeurs de coopération, de paix et de reconnaissance mutuelle à l'ensemble de l'Europe; de l'autre, nous savons que cet élargissement affaiblit la force de l'Europe unie puisque, lorsque nous serons vingt-sept - il y a douze pays qui frappent à la porte - le champ des compétences communautaires sera forcément moins large. A partir de là, il y a deux solutions possibles: ou bien nous faisons une Europe à vingt-sept ou trente, avec une avant-garde, mais pas une avant-garde dont la composition varierait selon les sujets. C'est là mon désaccord avec Balladur et Chirac: je ne veux pas d'un groupe à sept sur la monnaie et puis un autre, pas les mêmes, sur la défense. Avec le risque, pour la France, de voir certains abandonner la politique agricole commune, ou bien encore refuser une politique commerciale commune et efficace. Bref, des « cercles » ou des « familles » sans nous! Non, le pacte doit être unique pour ceux qui veulent aller plus loin. Ou bien on fait deux Europe, l'une fondée sur le libre-échange des personnes, des idées, des biens et des services, et l'autre qui, elle, adécidé d'aller plus loin et qui a ses propres insti-tutions. C'est cette seconde solution qui a mapréférence, mais j'aimerais que le choix fassel'objet d'un grand débat. Et je demeure ouvertà la recherche de la solution qui permette derassembler tous les pays d'Europe tout en poursuivant, avec ceux qui le veulent vraiment, la réali-sation d'une Communauté européenne puissante et généreuse à la fois.

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