Le devoir de vérité impose de dire qu'il peut y avoir un plan B. Mais une solution rapide est impossible

Jacques Delors
Entretien avec Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne (1985-1995), président de « Notre Europe », paru dans le quotidien Le Monde daté du 13 mai 2005.
Propos recueillis par Isabelle Mandraud et Sylvia Zappi


 

Vous êtes parfois virulent dans cette campagne. Le Nouvel Observateur titrait récemment " Ils vous mentent " en vous citant. N'est-ce pas aller un peu loin à l'encontre de vos camarades du non au PS ?
Ce qui m'a heurté, c'est qu'ils disent de grosses contre-vérités, du type le traité constitutionnel va interdire l'IVG, ou qu'il constitue une menace pour la laïcité de notre éducation nationale. Là, vraiment, on dépasse les bornes. C'est pour cela que j'ai utilisé ce style. Mais je ne conteste pas le caractère européen de certains avocats du non. Pour moi, il y a deux dialogues différents. L'un avec les souverainistes, l'autre avec les citoyens qui ont une vocation européenne contrariée. Certains de ces camarades socialistes ont repris avec force les contre-vérités que je viens d'évoquer. Or, nous avions évité ce genre de dérapage pendant le référendum interne du PS.

Considérez-vous qu'il y a une détérioration du climat ?
Sans malice, je me demande pourquoi le PS a organisé un référendum ! Souvent je dis aux militants : " Vous avez des motivations qui vous ont fait adhérer au parti. Vous êtes déçus, vous voudriez une société plus juste, vous êtes même parfois indignés, et c'est peut-être une vertu dans les circonstances présentes, mais attention à bien distinguer ce que l'on peut faire en Europe et ce qu'il incombe à la France de faire. " Cette distinction m'avait paru acquise. Or, aujourd'hui, la confusion est plus grande. Sans le référendum interne, j'aurais compris ce mélange des genres. On sent, derrière les arguments des opposants au traité, un véritable débat entre le fantasme de la rupture avec le système existant et ceux que j'appellerai les " possibilistes ".

Que voulez-vous dire ?
A mes camarades du non qui invoquent toujours les luttes, je dis : moi aussi, je sais ce que c'est le combat. J'ai toujours contesté l'ordre existant, je me suis demandé comment l'infléchir. C'est au nom du possibilisme que je préconise l'adoption de ce traité. Car le possibilisme, c'est tenir compte des marges de manoeuvre pour essayer d'avancer. On parle du social : je suis pour que cela reste une compétence nationale. Mais j'ai fait évoluer l'Union européenne sur les conditions d'hygiène et de santé sur le lieu de travail, par exemple, sur le dialogue social, sur la solidarité entre les régions. Voilà une illustration du possibilisme ! Je n'ai jamais été un partisan de la rupture. En filigrane, c'est pourtant bien ce débat, que nous avons déjà eu en 1983, qui resurgit.

Vingt ans après, vous estimez qu'il est d'actualité ?
Je n'ai jamais cru qu'il était clos. La fréquentation des sections du PS montre que beaucoup ont adhéré parce qu'ils étaient en désaccord avec l'ordre existant. On peut toujours penser qu'un geste fort permettrait d'obtenir un saut qualitatif important. Cela s'est déjà produit dans le passé, mais nous ne sommes pas dans ce contexte. Pour ma part, en dépit de tout, je constate que les Français s'intéressent à ce scrutin et que ce référendum constitue une avancée pour notre démocratie. Mais je reproche à nos dirigeants de n'avoir jamais parlé d'Europe ou alors pour accuser Bruxelles de tous les maux.

Vous avez été pendant dix ans président de la Commission européenne. Comment expliquez-vous sa mauvaise image persistante dans l'opinion ?
Ce qui est en cause aujourd'hui c'est qu'à Paris on ne parle de la Commission qu'en termes de contraintes ou de technocratisme. S'il faut mettre un nom sur le malaise français, c'est le chômage de masse et l'emploi instable. Mais c'est à la France, pour l'essentiel, de le réduire. Une autre inquiétude porte sur l'élargissement. On n'a jamais dit aux Français que c'était la suite logique de la chute du mur de Berlin, du réveil des pays de l'Est à la démocratie et à l'économie de marché. C'est un devoir et un grand bonheur de les accueillir. De plus, dans notre relation à l'Europe, la démocratie française fonctionne mal : dans d'autres pays, avant les sommets, le gouvernement débat avec le Parlement. En France, celui-ci ne joue pas son rôle.

Que répondez-vous à ceux, comme Laurent Fabius, qui affirment qu'un plan B est possible en cas de victoire du non ?
Je refuse, sur cette question, comme sur d'autres, le blanc et le noir. Le devoir de vérité impose de dire qu'il peut y en avoir un mais il faut expliquer l'extrême difficulté du problème. La conséquence immédiate serait sans aucun doute un affaiblissement de la France et une stupeur confirmée des autres Etats membres. Chaque fois qu'un pays, même petit, a dit non, il a proposé des aménagements. Quelles seront, sur ce point, les positions de la France ? L'embarras serait grand. S'il s'agit d'un changement substantiel, il faudra tout recommencer, convoquer une nouvelle Convention, puis organiser une nouvelle conférence intergouvernementale. Une solution rapide est impossible.

Des " anciens " , comme vous ou Simone Veil, participent pleinement à la campagne. Comment l'analysez-vous ?
Ceux qui ont mené une action européenne sont sollicités. Peut-être parce ce n'est pas une élection... Vous pensez que cela agace ?

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