Réveillons l'Europe

Ce texte a été signé par Giuliano Amato, Etienne Davignon, Jean-Luc Dehaene, Jacques Delors, Felipe Gonzalez, Roy Jenkins, Helmut Kohl, Maria de Lurdes Pintassilgo, Jacques Santer, Helmut Schmid, Mario Soares, Peter Sutherland et Karel Van Miert.





Giuliano
Amato



Etienne
Davignon



Jean-Luc
Dehaene



Jacques
Delors



Felipe
Gonzalez



Roy
Jenkins



Helmut
Kohl



Maria
de Lurdes
Pintassilgo



Jacques
Santer



Helmut
Schmid



Mario
Soares



Peter
Sutherland



Karel
Van Miert


L'attente d'Europe

Avec la perspective désormais proche de l'élargissement, l'Union européenne est en passe de réaliser son objectif de réconciliation et d'unification de toutes les nations d'Europe, contribution décisive à l'équilibre du monde. Dans le même temps, elle accomplit des progrès considérables vers une " Union sans cesse plus étroite entre les peuples européens " : dans quelques mois, 290 millions de citoyens européens utiliseront une monnaie unique et cette révolution poussera à d'autres avancées ; une force européenne de réaction rapide et un état-major européen se mettent en place pour que l'Union soit plus efficace et autonome dans la prévention et la gestion des crises ; la réalisation d'un espace judiciaire de liberté et de sécurité progresse ; la coordination des politiques économiques et sociales nationales s'affermit sans cesse. Jamais le rêve européen formulé il y a un demi-siècle n'est autant apparu à notre portée. Un tel bilan doit nous donner confiance et nous remplir de fierté : l'Europe est en train de devenir une communauté de valeurs et de destin.

Et pourtant, ce bulletin de santé apparemment satisfaisant cache une véritable maladie de langueur que l'élargissement pourrait aggraver encore. La plupart des progrès sont le fruit de décisions déjà anciennes. Depuis plusieurs années, l'Union est en panne d'élan et en quête d'identité parce qu'elle n'a plus de projet politique commun en dehors du grand élargissement. Divisés sur l'Union économique et monétaire comme sur la défense, les Européens ne s'accordent ni sur les finalités de leur intégration, ni sur son mode de fonctionnement, ni sur les approfondissements à mettre en chantier pour réussir l'élargissement. La complexité croissante des institutions les affaiblit et rebute les citoyens.

Seul un projet politique concret susceptible d'insuffler une nouvelle ambition et de fournir une direction à la phase actuelle de l'unification européenne pourrait renverser la tendance lourde à la perte de l'inspiration communautaire, à la crise d'identité européenne ainsi qu'à la désaffection grandissante des citoyens. Sans un tel projet, le mauvais fonctionnement des institutions est voué à se perpétuer et les Sommets européens sont condamnés à des résultats qui ne dépasseront plus le plus petit commun dénominateur. Le résultat de Nice n'a rien de circonstanciel et le " non " irlandais s'inscrit dans le désarroi que génère une telle situation.

L'Europe ne connaît qu'un seul vrai danger : s'arrêter.

Ce qui compte c'est d'entreprendre. L'Europe est une " machine ". Nous avons donc besoin de moteurs qui tournent et entraînent. Nous devons toujours être en avance d'un pas, d'une solidarité par rapport aux autres. Nous avons toujours besoin de solutions transitoires qui permettent l'initiative, de "ceux qui veulent aller plus vite et plus loin", comme le disait Spaak. Toute la construction de l'Europe est une longue transition vers plus d'Europe.

Notre projet européen

Héritiers des pères de l'Europe et d'accomplissements déjà considérables, les dirigeants de l'Union ne pourraient mieux honorer leurs responsabilités qu'en s'attachant par priorité à définir les lignes de force d'une vision ambitieuse qui ne peut être qu'un projet d'approfondissement et de parachèvement de l'acquis communautaire.

Le grand débat citoyen, décidé à Nice en décembre dernier, peut y contribuer. D'ores et déjà, de nombreux chefs d'Etat et de gouvernement ont mis sur la table des propositions qui témoignent toutes d'une grande ambition pour l'avenir de l'Europe. Si l'écart est manifeste entre plusieurs de ces visions d'avenir, les conditions paraissent réunies pour une discussion fructueuse allant à l'essentiel et se déroulant dans des conditions satisfaisantes de transparence démocratique.

Le projet qui en résultera doit se définir d'abord par son contenu et son ambition avant d'aborder les moyens nécessaires à sa réalisation. Les problèmes institutionnels et de fonctionnement doivent découler du choix de la communauté politique que nous voulons instituer, si l'on veut échapper aux affrontements doctrinaux et aux blocages idéologiques.

Les préambules des traités fondent la construction européenne sur les valeurs de paix, de prospérité partagée, de solidarité, de démocratie, de respect des identités et des droits fondamentaux. Ces valeurs sont aussi notre contribution à l'émergence d'un ordre mondial. Les déclarations récentes des dirigeants européens s'inscrivent dans cette perspective. Elles doivent conduire à un accord sur les finalités de l'entreprise commune.

L'Union doit renforcer sa cohésion interne pour parachever ce qui a été entrepris. La monnaie unique appelle une réelle coordination des politiques macro-économiques et un socle commun en matière de fiscalité et de politique sociale. La mise en commun de nos ressources humaines, scientifiques et technologiques doit nous conduire vers un développement durable, respectueux des ressources naturelles et de l'environnement. La réalisation d'un espace de liberté et de justice nécessite le rapprochement de nos systèmes de droit et des moyens de lutte contre la criminalité organisée et le terrorisme. Tout cela est la concrétisation politique du modèle européen de société qui nous est propre. Un élargissement qui ne s'accompagnerait pas d'un projet commun de société sonnerait le glas d'une intégration réussie et de notre rayonnement extérieur.

L'Union doit aussi devenir un acteur international global et influent. Elle doit contribuer à la maîtrise d'une économie mondialisée en y défendant les notions de solidarité, de développement durable et de prospérité partagée qui ont fondé sa propre évolution. Elle doit aussi aider la communauté des nations à faire face aux nouveaux défis qui s'accumulent et menacent la stabilité mondiale : équilibre écologique, prolifération des armes de destruction massive, crises financières systémiques, etc.

Ces tâches essentielles nécessitent que l'Union développe sa propre contribution à la société mondiale à promouvoir et dégage une vision commune des réformes à apporter au système international issu de la seconde guerre mondiale et de la guerre froide, par le renforcement du multilatéralisme et l'association plus étroite des pays pauvres et des pays émergents à sa gestion.

L'Union a vocation à devenir l'un des architectes majeurs de l'ordre international à inventer. Son modèle original, qui a apporté la paix, le respect du droit et la coopération dans un continent longtemps déchiré par la guerre et le nationalisme, peut inspirer d'autres régions du monde. L'Europe s'exprime dans le respect de tous et sans volonté hégémonique. Encore faut-il qu'elle le fasse à l'avenir d'une seule voix, à partir de positions communes.

Plus d'efficacité et de démocratie

Pour mettre en œuvre un tel projet, l'Union a besoin d'institutions fortes, démocratiques et efficaces, fondées sur la double légitimité qui est à son origine : celle des Etats membres, cadres irremplaçables d'identification citoyenne, et celle d'institutions de nature fédérale, démocratiques elles aussi, qui prennent en charge l'intérêt commun. La forme de la " Fédération d'Etats-Nations ", qui s'inscrit dans le droit fil du projet des pères fondateurs, pourrait cristalliser un consensus porteur d'avenir.

Le Gouvernement de l'Union doit être assuré en synergie par le Conseil et la Commission sur la base des orientations données par le Conseil européen. Celui-ci doit se concentrer, plus qu'il ne le fait aujourd'hui, sur son rôle essentiel d'impulsion et de guidance. La Commission a la charge essentielle de dégager l'intérêt commun : elle gagnerait en légitimité démocratique si sa présidence et sa composition étaient liées aux élections européennes. Le Conseil, expression collective de l'intérêt des Etats membres, devrait statuer en règle générale à la majorité qualifiée.

Le danger de l'élargissement réside dans le risque accru du blocage par veto de l'un ou l'autre. Cela renforce la détestablepratique bruxelloise du "  paquet  ", c'est-à-dire le veto sur un point qui ne vous intéresse pas pour obtenir un avantage sur un point qui lui vous intéresse, entraînant par contagion une paralysie générale où ne se retrouvent que les " spécialistes " qui ont la prétention de gouverner l'Europe. Le vote à la majorité est le " gendarme institutionnel " et dès lors le début de la sagesse.

Une formation centrale du Conseil, dite des "  affaires générales  " devrait réunir des ministres se consacrant essentiellementaux affaires européennes, notamment pour assurer, avec la Commission, la préparation et le suivi des Conseils européens.

Le Parlement européen doit exercer tout le pouvoir législatif et budgétaire en codécision avec le Conseil. Des "  conventions parlementaires temporaires  ", associant les Parlements nationaux, devraient pouvoir se prononcer sur certaines révisions du pacte constitutionnel, les traités d'adhésion et la fixation de ressources propres assurant un financement direct de l'Union.

Les réalisations essentielles de l'Union, depuis l'Union douanière jusqu'à la monnaie unique, ont été acquises par la " méthode communautaire ", fondée sur le droit privilégié de proposition attribué à la Commission, organe indépendant, et sur le vote à la majorité qualifiée du Conseil - une tension dialectique permanente découlant de la discussion obligatoire des propositions de la Commission, selon des règles précises. Ainsi, dans l'intérêt commun, la Commission ne peut imposer son point de vue mais obtient qu'il soit systématiquement discuté. Cette méthode sera plus que jamais nécessaire dans une Union élargie, où l'intérêt commun sera plus difficile à dégager. Elle doit être privilégiée, même s'il faut l'adapter aux domaines dans lesquels les décisions de l'Union ne sont pas de nature normative.

Il faut, de plus, utiliser la possibilité transitoire de coopérations renforcées lorsque des situations, de droit ou de fait, les justifient, tout en gardant à l'esprit que la relance de l'Europe communautaire ne saurait résulter simplement de leur mise en œuvre ponctuelle : sans un projet cohérent d'approfondissement, le mécanisme des coopérations renforcées pourrait déboucher sur l'Europe éclatée et la cacophonie. Si les coopérations renforcées devaient se multiplier, il conviendrait dès lors de s'orienter vers la formule plus structurée, mais plus cohérente et transparente, de l'avant-garde ouverte.

La démocratie demande un ordonnancement, aussi clair que possible et conforme au principe de subsidiarité, des compétences des différents niveaux de pouvoir. Elle demande aussi que la Charte des Droits fondamentaux, approuvée à Nice, soit incorporée dans les traités et que le texte de ceux-ci soit rendu accessible aux citoyens. C'est une exigence normale, dans un ensemble démocratique, que les éléments fondamentaux du contrat de société soient clairement présentés pour être correctement perçus.

L'Europe n'a pas à être réinventée : elle a derrière elle plus d'un demi-siècle d'une histoire faite d'avancées considérables, d'hésitations, parfois de crises, qui lui donne une identité unique dans le monde. Si aujourd'hui elle doit franchir une nouvelle étape et se donner le visage d'une communauté politique identifiée et démocratique, c'est en puisant dans cette histoire ce qui lui a permis de transformer le rêve en réalité : un projet ambitieux, l'invention d'équilibres conciliant la nature originale de ses institutions et le respect des identités nationales, une méthode permettant d'avancer en ayant pris en compte tous les points de vue. A l'heure de la réunification du continent, c'est dans ce trésor qu'elle doit puiser l'inspiration qui lui permettra d'être au rendez-vous de l'Histoire.

Ce ne sont pas les doctrinaires qui ont construit l'Europe. Ce sont les entêtés audacieux.

L'Europe sommeille : réveillons-la !

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