Amis, vous faites
fausse route


Point de vue signé par Harlem Désir, député européen, paru dans le quotidien Libération daté du 28 octobre 2003


 

Que Tariq Ramadan décide de rejoindre le Forum social européen (FSE) aurait pu annoncer de sa part, et de celle des organisations qu'il inspire, une évolution intéressante vers davantage de féminisme par exemple, d'ouverture sociale et culturelle. Mais la lecture de son texte publié sur les listes de diffusion du FSE n'indique malheureusement pas un tel chemin. Quel est le message de Tariq Ramadan à la veille du Forum social de Paris Saint-Denis, pourquoi prend-il la plume et s'adresse-t-il aux altermondialistes à cette occasion ? Pour dire que les intellectuels juifs connaissent une dérive communautaire. Qu'ils n'ont soutenu l'intervention militaire en Irak, alors que les motifs officiels étaient si faibles, que parce que leur position est déterminée par leur attitude communautaire, cette guerre ayant été conçue par des juifs américains pour le compte d'Israël.

On notera que, pour Tariq Ramadan, la question du soutien à la guerre en Irak est d'abord une question juive. Que toutes sortes de gens, pour toutes sortes de raisons, aient pu soutenir l'intervention militaire en Irak, de Tony Blair à Alain Madelin, de la Pologne au Koweït, de José Maria Aznar aux Kurdes, n'entre ni dans son champ de vision, ni dans ses raisonnements, ni dans sa description du monde. Entraîné par son élan, Ramadan en vient à transformer en juifs des gens qui ne le sont pas, au motif qu'ils ont soutenu la guerre. Etablissant une étrange liste d'« intellectuels juifs » et proguerre, Ramadan reproche ainsi à l'un d'avoir appuyé l'intervention américaine en tant que juif, alors qu'il ne l'a pas soutenue, en l'occurrence Bernard-Henri Lévy, et pense qu'un autre est juif, alors qu'il ne l'est pas, puisqu'il a soutenu la guerre, Pierre-André Taguieff, cette fois. Ces erreurs factuelles pourraient être sans importance en elles-mêmes et ne relever que d'un regrettable manque de sérieux dans un article mettant en cause des personnes. Mais ce qui provoque le malaise, et que l'on ne peut pas ne pas voir, c'est le raisonnement sous-tendu, la mécanique de déduction qui amène l'auteur à ses mises en cause et à ses listes de mauvais aloi. On est au-delà du communautarisme invoqué pour excuser Ramadan.

En elle-même, la catégorisation des intellectuels mis en cause en tant qu'« intellectuels juifs », qui ramène des philosophes, un ancien ministre, des auteurs, qui ne se définissent pas comme intellectuels communautaires, mais comme philosophes, auteurs, ministres, français ou européens, à la seule dimension de leur origine est déjà en soi plus que douteuse, inacceptable. Finalement, ayant publié son article et fait passer son message, avec l'ambiguïté nécessaire pour prétendre ne pas être pris en défaut, mais la clarté suffisante pour être compris de qui doit l'entendre, Ramadan se présente en victime d'une cabale, nie toute mauvaise intention, et recule prudemment, sans toutefois rien retirer au fond de son propos, usant d'un procédé éprouvé avant lui par bien des extrémistes.

La charte des principes du Forum social mondial garantit son ouverture et son pluralisme, mais définit également les valeurs communes autour desquelles se noue le dialogue, pour un autre monde, au sein des Forums. A ce titre, elle condamne le racisme, comme elle condamne la violence. Elle y oppose « des relations égalitaires, solidaires et pacifiques entre les personnes ». Sans ces valeurs, sans cette attitude, si toute pensée devait être marquée et stigmatisée du soupçon qu'engendrerait l'origine ou la religion de son auteur, comment aborder demain dans un esprit fraternel, de recherche de paix et de justice au sein du Forum, la question du Proche-Orient, des droits des peuples palestinien et israélien à vivre dans la reconnaissance de leurs droits nationaux, dans deux Etats assurés de la sécurité, de la viabilité et de la coexistence pacifique ?

En invitant Tariq Ramadan au Forum social, certains imaginent, paraît-il, compenser le manque de participation des jeunes issus de l'immigration et les amener à s'intéresser davantage à cette initiative. Mais n'est-ce pas à convaincre les associations les plus représentatives de ces jeunes eux-mêmes, celles qui, dans les quartiers populaires de nos villes et nos banlieues, agissent sur le terrain, organisent les femmes et s'affrontent aux intégristes, qu'il faut travailler ? On ne voit pas pourquoi il faudrait s'en remettre, dans une sous-traitance douteuse, à l'idéologue relooké genevois de courants politico-religieux obscurantistes. Ni pourquoi il faudrait inviter des groupes manifestement choisis en raison de leur extrême radicalité plus que pour leur représentativité. Est-ce tout ce que le mouvement altermondialiste aurait à proposer aux jeunes d'origine musulmane ? Est-ce l'idée que l'on se fait de leur citoyenneté, de leur émancipation sociale, culturelle, politique dans notre pays ?

La réalité, je le crains, est que Tariq Ramadan, pas plus hier, quand on ne l'y voyait pas, qu'aujourd'hui, où il cherche à s'y montrer, n'a quoi que ce soit à voir avec les Forums nés à Porto Alegre. En le couvrant, on fait fausse route, tandis que Ramadan, lui, suit bien son propre chemin et ne perd pas son nord, comme le montre son article. Non, l'ennemi de mon ennemi n'est pas toujours mon ami. Il ne suffit pas que monsieur Ramadan s'oppose à monsieur Bush et à l'impérialisme pour devenir un ami du mouvement altermondialiste. A cette aune, celui-ci pourrait s'élargir dangereusement. Ce mouvement vaut infiniment mieux que cela, et l'un de ses premiers mérites, précisément, aura été de montrer, dans un moment où les nationalismes, les ethnicismes et les intégrismes se présentent parfois comme une réponse aux injustices nées de la mondialisation, que l'on pouvait rechercher une alternative, non dans des replis identitaires régressifs, mais dans une mondialisation différente, organisée autour de valeurs qui puissent être partagées par tous les peuples. Ne laissons pas gâcher l'essence de ce mouvement.

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