Lettre aux dirigeants d'Attac



Texte rédigé par Julien Dray, porte-parole du Parti socialiste, le 5 avril 2005


 
Que les choses soient dites d’emblée : c’est votre droit le plus strict de vous prononcer contre l’adoption du traité européen. Même évidente, cette précaution m’a semblé nécessaire : elle vous évitera de chercher à contourner le débat en vous réfugiant derrière votre thème de prédilection, le prétendu ostracisme à l’égard des partisans du non, valeureux « résistants » du pluralisme face à la « pensée unique du oui ».

Car enfin quelle certitude dans vos propos ! Sans même en rajouter, à vous lire et à vous entendre, on apprend que tout partisan du oui serait un suppôt de Seillière, un ultra-libéral patenté, et en aucun cas un esprit de gauche.

J’accepte votre point vue. Tolérez le mien en retour. D’autant que c’est aussi le point de vue des 25 partis socialistes d’Europe, de tous les partis écologistes et de la majorité des autres partis de gauche, de 83 syndicats sur 86, commissions ouvrières espagnoles comprises. Bref, l’écrasante majorité de la gauche politique et syndicale européenne soutient le traité. Certes, cela n’invalide pas derechef votre position. Mais voilà qui devrait au moins vous convaincre d’adopter un ton moins inquisitorial. Car ils disent oui et ils sont de gauche.

Je faisais valoir à l’époque que ces traités continuaient l’intégration économique sans que l’intégration politique et sociale ne fasse de progrès. Un grand marché sans contrôle politique, soumis aux seules lois du marché, voilà ce que mettaient en place Amsterdam et Nice. L’instauration conjointe du Pacte de stabilité et de l’indépendance caricaturale de la Banque Centrale instituait de fait une « constitution économique », puisque parallèlement, le surplace démocratique, institutionnel et social risquait de déposséder le politique de ses capacités de régulation. Voilà quelle était ma position et je n’en retire pas une ligne. Vous reprenez, aujourd’hui, quasiment mot pour mot, cet argumentaire. Sauf que désormais, il y a justement ce traité constitutionnel.

Et celui-ci marque au contraire une rupture, une dynamique nouvelle possible dans la construction européenne car ce sont précisément l’intégration politique, l’approfondissement démocratique et les droits sociaux qui progressent pour la première fois depuis très longtemps. Avec la gauche politique et syndicale européenne, je préfère engranger ces avancées.

Loin de parachever l’Europe libérale, il est une première brèche. Il donne les moyens à une gauche majoritaire en Europe d’inverser le cours des choses et de faire avancer l’Europe sociale.

Demain, la gauche sera plus forte avec le traité, c’est-à-dire avec des objectifs de l’Union qui ne s’arrêtent pas à la concurrence libre et non faussée comme c’est le cas depuis 1957 mais qui s’étendent par exemple au plein emploi, à la justice sociale, au développement durable (art I-3), avec des coopérations renforcées dont le champ est élargi (art I-44), avec une base juridique pour les services publics (art II-96, III-122) permettant d’adopter une loi-cadre, avec la charte des droits fondamentaux (partie II), consacrant outre le droit de grève, le fait syndical, la protection contre les licenciements injustifiés, l’accès à la protection sociale et la lutte contre les discriminations, avec aussi l’extension du champ d’application de la majorité qualifiée à une vingtaine de nouveaux domaines comme la justice et les affaires intérieures (art III-262-265-266-270-271-272-276), l’énergie (art III-256) ou l’agriculture (art III-230-231), avec encore un sommet annuel tripartite sur la croissance et l’emploi (art I-48), avec un Eurogroupe face à la Banque centrale, ou enfin avec la clause sociale (art III-117), qui permet d’annuler tout acte de l’Union qui ne prendrait pas en compte la dimension sociale.

Tous points d’appui que nous n’aurons pas si le non l’emporte. La partie III, que vous qualifiez d’enfer libéral, n’est, faut-il encore le rappeler, que la reprise des traités existants, qui continueront de toute façon à régir l’Europe, même en cas de non. Et par contre, tout ce qui contrebalance cette partie III, serait jeté aux oubliettes en cas de refus. Je ne peux pas suivre cette « logique » politique. John Monks, le secrétaire général de la CES a bien résumé la situation en déclarant : « le capitalisme international n’a pas besoin d’une constitution, nous, oui ».

Vous objectez que ce traité est une constitution, ce qui le rend indépassable, et qu’à ce titre, il faut le rejeter car il interdirait tout progrès ultérieur. Ce n’est pas l’avis du conseil constitutionnel qui lui accorde la même valeur juridique que les précédents traités. Et comme les faits sont têtus, la récente révision du pacte de stabilité - que j’avais moi-même un peu vite qualifié de « gravure dans le marbre » - devrait achever de vous en convaincre : aucun texte ne s’applique ad vitam aeternam, ce sont les hommes et les rapports de force politiques qui font l’histoire, pas les seuls textes. Ce traité n’est donc pas la fin de l’Histoire que vous dénoncez. Il sera dépassé, comme tous les autres.

Vous dites aussi, que c’est justement dans cet objectif d’obtenir une Europe sociale que vous préconisez le non au motif qu’il lancerait une négociation pour un meilleur traité. C’est la fameuse théorie de la « crise salvatrice », version modernisée du grand soir ! Il reste à démontrer sa praticabilité. Certes, ce n’est pas « oui ou le chaos » et le dernier sondage établissant que pour une majorité de nos concitoyens, si le non l’emporte, il ne se passera rien, est assez juste. En cas de rejet du traité, alors dans un premier temps, tout continuera comme avant, au mieux. Mais cela peut aussi annoncer le début du pire. Vous rejetez cette possibilité en rétorquant que l’on renégociera tranquillement sur la base de l’onde de choc du non français.

Mais qui renégocierait ? Chirac ? Raffarin ? Et avec qui ? La commission ? Les gouvernements ? Le parlement ? Tous ont des majorités conservatrices. Et sur quelle base politique ? Car il n’y a qu’en France où certains évoquent un « non de gauche ». Ailleurs, le non est avant tout un non souverainiste, antifédéraliste et conservateur.

Dès lors j’ai du mal à entrevoir le caractère salvateur de la crise que vous préconisez. Le non n’offre aucun autre débouché concret que celui d’un retour au traité de Nice, c’est-à-dire, un surplace.

Reste le chemin nouveau qu’ouvrirait un non venu de France, ralliant tous les autres pays et peuples à son cheval blanc, au seul motif qu’il vient de France. De la même façon que j’ai toujours pensé qu’il était impossible de faire le socialisme dans un seul pays, il est impensable d’imaginer faire l’Europe qu’avec la France. Notre continent n’avancera jamais à coup d’oukases : renverser la table, parce que nous sommes la France, n’est pas de nature à convaincre.

Tout se passe comme si vous compreniez ce référendum comme une sorte de « match retour » du tournant de 1983 ! Mais c’était il y a 22 ans, au temps où certains pensaient encore, à gauche, que la « protection » aux frontières nationales était de nature à dominer la mondialisation... Comme si nous étions sommés de choisir entre le socialisme et l’Europe ! Et je suis même convaincu que si 1997 n’avait pas été si proche du passage à l’euro, jamais nous n’aurions pu assurer le passage aux 35 heures. Dans la mondialisation, être de gauche, c’est être européen.

Dans ces conditions, pourquoi tant d’obstination à diaboliser ce traité, et avec lui, la construction européenne, pourtant forcément ambivalente, puisque faite de compromis par nature ? Pourquoi épouser cette tradition si souverainiste de nationaliser les succès et d’européaniser les problèmes ? Pourquoi cette morgue à l’égards des autres gauches en Europe ? Pourquoi cette rhétorique douteuse sur les nouveaux entrants, uniquement perçus comme des concurrents déloyaux ?

Chacun est libre de ses actes. Mais je me permets de donner un conseil : « plumer la volaille socialiste » ou dénoncer des prétendus « sociaux-libéraux » qui seraient une sorte de « sociaux traîtres » d’aujourd’hui n’a provoqué qu’échecs et catastrophes en chaînes à gauche. Vous connaissez autant que moi la longue liste des défaites produites par la division et la surenchère. D’autant que finalement, on trouve toujours plus radical que soi. Souvenez-vous par exemple de ce qui vous est arrivé il y a peu au forum social de Londres...

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