Banlieues, agir sur le terrain



Point de vue signé par Delphine Batho, responsable nationale à la sécurité, et Julien Dray, porte-parole du Parti socialiste, paru dans le quotidien Libération daté du 7 novembre 2005



Delphine
Batho


Julien
Dray




Comment tout cela va-t-il finir ? Ce qui avait été évité jusqu'ici, à savoir un phénomène de contagion des violences à toutes les cités, est devenu une triste réalité depuis une semaine. Le scénario d'un embrasement généralisé, que nous étions un certain nombre à redouter depuis des années, s'est mis en place.

Ce n'est pas simplement un palier supplémentaire qui a été franchi dans les violences urbaines, mais un changement de leur nature. Ce que nous connaissons n'a plus grand-chose à voir avec les émeutes qui secouent épisodiquement tel ou tel quartier depuis le début des années 80. Il s'agit d'une guérilla urbaine d'un genre nouveau qui passe à l'acte avec une mobilité extrême. On brûle, on casse, on agresse, on esquive la confrontation directe avec les forces de police, on se déplace vite, on sait jouer de tous les moyens de communication modernes.

Nous ne croyons pas à la théorie d'un grand complot. Certes, ces violences impliquent des délinquants habitués à commettre des méfaits et des provocations. Mais ceux-ci disposent d'une masse de manoeuvre souvent beaucoup plus jeune et plus novice. Une solidarité nouvelle s'est créée sur toile de fond de révolte contre un ministre de l'Intérieur qui a indistinctement mis tous les jeunes des quartiers dans le même sac. Par ses provocations verbales, Nicolas Sarkozy s'est désigné comme la cible, permettant aux « brûleurs » délinquants de se parer de l'alibi d'une pseudo-conscience politique « anti-sarko ». S'il serait injuste de dire que le gouvernement est responsable de tous les maux, il n'en est pas moins doublement coupable.

Coupable d'abord d'avoir sali la mémoire des deux jeunes qui ont trouvé la mort à Clichy-sous-Bois en affirmant de façon intempestive qu'il s'agissait de cambrioleurs. La lumière n'a pas été faite immédiatement sur les circonstances exactes du drame et, les jours passant, la version relatée initialement s'avère de plus en plus fragile. Les paroles d'apaisement nécessaires, les excuses et la reconnaissance des fautes commises ne sont pas venues.

Coupable surtout d'avoir depuis trois ans et demi abandonné les quartiers à la violence. Nicolas Sarkozy avait pourtant toutes les cartes en main en 2002. Le volontarisme qu'il a affiché dans la lutte contre la délinquance a remobilisé les policiers et donné le sentiment qu'une action efficace était engagée, d'autant que les caméras de télévision ont détourné leur regard de la réalité. Cet état de grâce n'a pas été mis à profit pour s'attaquer à la reconquête des fameuses « zones de non-droi t». De la montée des violences contre les personnes, au nombre record de violences urbaines commises lors de la Saint-Sylvestre 2004 et le 14 juillet 2005, en passant par les agressions subies par les lycéens mobilisés contre la loi Fillon en mars dernier, les signes annonciateurs d'un écart croissant entre le discours et la réalité se sont accumulés. Ceux qui tiraient la sonnette d'alarme ont été invités à se taire au regard du bilan des gouvernements précédents, quand ils n'étaient pas dénoncés comme des Cassandre ne voulant pas reconnaître la réussite exemplaire du gouvernement en matière de sécurité.

Les ministres hier si sûrs d'eux nous jouent maintenant le registre de l'échec collectif face à la complexité d'un mal profond, manière habile de se dédouaner. La malice consiste à utiliser les trente dernières années pour exonérer ceux qui sont au pouvoir depuis trois ans et demi. La politique de la ville est devenue la tête à claques facile de la situation : complice, coupable, inopérante, on ne compte plus les dissertations sur l'échec du « traitement social » des banlieues.

Le retour à l'ordre est un impératif. Mais il risque de masquer une réalité effrayante si des solutions nouvelles ne sont pas trouvées. Le danger des événements actuels est en effet celui du retour à un calme trompeur qui conduise implicitement à la reddition de la République. En échange de la tranquillité, on abandonnerait définitivement le terrain en sous-traitant les quartiers ici à quelques fortes têtes corrompant les populations avec l'économie souterraine, là à quelques imams garant d'un ordre communautarisé. Le partage territorial et ethnique serait définitivement scellé. Le libéral-communautarisme aurait ainsi eu la peau du modèle républicain.

Facile de critiquer le gouvernement de droite et de pratiquer l'opposition frontale nous dira-t-on, mais la gauche a-t-elle des solutions, surtout au regard de son propre bilan ? Et ceux qui proposent depuis plus de dix ans des solutions jamais mises en oeuvre sont ainsi enjoints de réinventer le fil à couper le beurre, de trouver la nouvelle formule magique ou un nouveau gadget. Evoquer des efforts patients et persévérants est évidemment moins sexy que l'annonce d'un ixième plan. Nous le disons avec force : non, tout n'a pas été tenté dans les quartiers. Non, tout ce qui a été mis en place, certes de façon insuffisante, n'a pas échoué sur le terrain. C'est faire insulte aux élus locaux, aux associations, aux travailleurs sociaux, aux enseignants qui sont au quotidien les acteurs de la vie dans les quartiers de dire que rien ne marche.

La vérité, c'est qu'aucun gouvernement, de droite, mais aussi de gauche, n'a donné à ces acteurs les moyens d'agir durablement. Dans ces conditions, ils ont eu un courage infini au regard de politiques publiques qui n'ont cessé de changer les sigles, les dispositifs, en fonction des effets de mode et des parcours ministériels. La gauche a payé dans les quartiers populaires plus qu'ailleurs l'insuffisance des moyens alloués aux services publics, aux travailleurs sociaux et aux éducateurs qui sont en première ligne. Elle doit savoir en tirer les conséquences.

Il y a bien une autre politique possible pour les banlieues. Elle implique une méthode, des moyens, une présence humaine et une volonté sociale retrouvées. Elle nécessite des investissements financiers considérables, qui ne sont pas si faramineux que cela au regard du coût de la violence et de ses conséquences dans la société. Alors pourquoi pas une loi de programmation budgétaire pour les quartiers garantissant la pérennité de l'engagement de l'Etat et évitant le bonneteau financier habituel ?

Tous ceux qui sont confrontés à ces réalités depuis des années sont capables de décrire à loisir les blocages et les solutions. Ils sont capables de se remettre en cause. Mais du commissaire de police, aux maires, en passant par les enseignants, les magistrats, les éducateurs de rue, les assistantes sociales et les responsables associatifs, ils ont tous le même cri du cœur : jugez-nous sur nos résultats, laissez-nous travailler ensemble et dépasser dans la pratique le débat stérile opposant prévention et répression, mais cette fois-ci donnez-nous vraiment les moyens.
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