« Avec ce qu'on voit à la télé.... »

Julien Dray

 Julien Dray, député de l'Essonne
 Point de vue paru dans le quotidien Le Monde daté du 24 mai 2002


 
Comme dans les bons vieux procès staliniens... Le procureur a fabriqué le dossier. Accusé Julien Dray, levez-vous ! Vous êtes un doux rêveur, un moustique qui ne connaît rien de la souffrance de ceux qui vivent l'insécurité au quotidien, vous voyez des " incivilités " là où il y a des violences. Vous avez cherché à fomenter un complot contre les télés pour les rendre responsables d'une défaite que vous ne vouliez pas assumer. En fait, vous êtes un jaloux, un mauvais joueur, votre copie mérite la corbeille.

Permettez cependant au moustique, avant que vous ne l'écrasiez définitivement, de se livrer à quelques commentaires. " Vous comprenez, monsieur Dray, chez nous y a bien quelques problèmes, mais avec ce qu'on voit à la télé, on a peur... " Pendant toute la campagne électorale, dans chaque réunion publique, cette phrase, je l'ai entendue. Puis est venu le choc du premier tour de l'élection présidentielle. L'heure des remises en cause, des introspections, des questions. Mais, vite, le vote du 5 mai a comme effacé cette mauvaise conscience du 21 avril. Les médias sont passés à autre chose. L'actualité a repris son cours. Le débat a tourné court.

Alors j'ai voulu provoquer. Pour secouer la torpeur de la bonne conscience retrouvée, pour permettre aux citoyens d'avoir droit à la vérité et à toute la vérité.

Cette provocation ne visait pas à exonérer la gauche et le PS de l'autocritique nécessaire. Que les choses soient claires : ce ne sont pas les télévisions qui ont fait perdre la gauche. Je ne cherche pas de bouc émissaire ou de faux-fuyant.

Du premier rapport parlementaire (1992) sur la violence des jeunes en banlieue - que d'aucuns avaient jugé à l'époque excessivement alarmiste - à la publication de mon livre Etat de violence - dont le sous-titre était Quelles solutions à l'insécurité ? - et à toutes les actions que j'ai conduites en tant que vice-président de la région Ile-de-France (enquête de victimation auprès de 15 000 Franciliens, ouverture du numéro Vert " jeunes, violences, écoute " contre le racket scolaire, amélioration du travail de la police dans les transports...), j'ai souvent été celui qui gâtait la fête dans ma propre famille au moment de l'euphorie, l'oiseau de mauvais augure, celui qui annonçait les catastrophes quand tout allait si bien. Les positions que j'ai prises ont conduit certains, tout récemment, à me comparer à Jules Moch, sans doute le parangon de l'angélisme et de la naïveté de la gauche... J'étais donc en droit, je le crois, de commettre ce geste provocateur.

Je n'admets pas que l'on assimile la volonté d'analyser de façon critique la représentation de la réalité à laquelle se livrent les médias au refus de regarder en face cette réalité. Il ne s'agit donc pas de " casser le thermomètre ", mais de démontrer combien il est facile de le faire monter...

Cette provocation a déplu, mais les réactions qu'elle a suscitées sont révélatrices. Avant l'élection, la presse foisonnait d'articles, interviews, émissions consacrés au traitement médiatique de l'insécurité. Pourquoi cette interrogation sur le traitement, par les médias, et en particulier par la télévision, de l'insécurité est-elle devenue aujourd'hui, pour certains, un tabou ? Les résultats du 21 avril l'auraient-ils rendue trop troublante ? La mise en cause d'une responsabilité particulière de la première chaîne de télévision française est-elle inadmissible par principe ? N'appelle-t-elle pas autre chose que l'indignation de la vertu outragée ? Autorise-t-elle ses destinataires à refuser purement et simplement le débat en censurant l'auteur de ce crime de lèse-majesté médiatique ?

La télévision est un pouvoir. Les images qu'elle produit ne sont pas seulement, pour beaucoup de nos concitoyens, une représentation de la réalité, mais "le réel". La perception des faits est souvent plus importante que les faits eux-mêmes. La télévision est également une industrie plus ou moins largement soumise - que le détenteur du capital soit public ou privé - à une logique de marché. Celle-ci peut expliquer que les images de l'insécurité, cet objet télévisuel, aient contribué - intentionnellement ou non - à soutenir l'Audimat des télévisions, en alimentant en dramaturgie une campagne électorale qui, peut-être, en manquait. Ce fonctionnement de la télévision ne pouvait être sans impact sur le déroulement de la campagne.

Sur le plan quantitatif, nous disposons d'éléments qui vont au-delà de simples intuitions empiriques. Dans ces colonnes, les résultats de l'enquête de l'institut TNS Media Intelligence démontraient que le " bruit médiatique " de l'insécurité a dominé celui de tous les autres thèmes depuis janvier 2001 (Le Monde du 24 avril). On peut aller plus loin dans l'analyse. Quelle fut la contribution de chacun des médias, de chacune des chaînes de télévision à cette marée sonore ? Nous devons le savoir.

Sur le plan qualitatif, qu'est-ce qui, dans le traitement de l'insécurité par les médias, a pu contribuer à nourrir les angoisses irrationnelles et les fantasmes des téléspectateurs ? Il ne suffit pas de jauger de grandes masses et de les comparer au poids relatif des faits divers dans l'actualité. Il ne suffit pas de relire des " conducteurs ". Ce sont des images que nous montrent les télévisions, pas le texte des " conducteurs ".

Marteler le sensationnel et l'image choc, ce n'est pas faire appel au " bon sens " du téléspectateur, mais miser sur ses émotions et sur l'attrait - humain, trop humain - que font naître certaines images. " Arrêt sur image " l'a montré de façon accablante, par l'examen approfondi du traitement de deux faits divers : l'affaire d'Evreux et celle de Béziers. Il faut entendre des journalistes expliquer que, durant la campagne, il ne leur était pas possible de toucher à " l'icône " qu'était devenu le père de famille battu à mort. Il faut voir de jeunes témoins raconter que les journalistes ne voulaient entendre qu'une partie seulement de leurs témoignages " pendant la campagne ". Il faut regarder en face cette réalité-là. Quelle grande chaîne de télévision osera diffuser, à une heure de grande écoute, ces deux reportages ?

Evidemment, il fallait parler d'insécurité dans cette campagne électorale. Evidemment, il fallait parler des situations terribles que vivent un certain nombre de nos concitoyens. Evidemment, il fallait leur donner la parole. Il était normal, même si ça ne faisait pas plaisir à certains, à gauche, que l'insécurité soit un des éléments-clés du débat de cette campagne électorale. Mais encore fallait-il hiérarchiser les faits, ne pas mettre sur le même plan les attentats du 11 septembre et le sac volé de la dame qui sort du centre commercial.

Fallait-il absolument que chaque " JT ", ou presque, débute - à défaut d'actualité au Proche-Orient - par un " tunnel " de trois ou quatre sujets consacrés à l'insécurité, dont l'accumulation, sans hiérarchie entre les faits décrits, sans analyse critique, sans même, parfois, que tous les éléments d'information soient livrés, finissait par donner le sentiment aux téléspectateurs que le pays entier, submergé par une véritable déferlante de la violence, était à feu et à sang ? Pourquoi aucune grande émission, à 20 h 30, n'a-t-elle organisé, dans la sérénité, avec clarté, et pas dans l'affrontement de participants trop nombreux qui cherchent à couvrir mutuellement leur voix, un débat serein sur les solutions que proposaient la gauche et la droite, sur ces questions essentielles de la vie quotidienne ?

Certes, les résultats électoraux ne sont pas uniformes. L'impact de la télévision n'est pas partout le même. Bien sûr, les déterminants du vote sont multiples. Aucune interprétation univoque n'est recevable. Faut-il pour autant refuser de s'interroger sur la part - croissante, je le crois - que prend la télévision dans ces déterminants du comportement électoral ?

Ce débat doit avoir lieu. Il doit être public, parce qu'il y va de la confiance que l'on peut accorder aux médias et de notre conception de ce que doit être une démocratie moderne. M. Poivre d'Arvor, pouvons-nous avoir ce débat, à 20 heures, devant vos 14 millions de téléspectateurs ? Face à un moustique, ça devrait être facile !



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