Au bonheur des socialistes

Dominique Strauss-Kahn
par Dominique Strauss-Kahn
Point de vue paru dans le quotidien Le Monde daté du 25 Juin 1994


 
Dimanche dernier, réunis pour tirer les leçons de l'échec collectif qu'ils ont à nouveau subi au soir du 12 juin, les socialistes, une fois encore, n'ont pas débattu sur le fond. Je me suis élevé contre l'absurdité de cette nouvelle péripétie, en pensant à tous ceux qui ne se résignent pas à voir la gauche de ce pays se perdre sans cesse dans ses reniements et ses manœuvres.

Je suis entré en politique aux côtés de Lionel Jospin parce qu'il incarne à mes yeux à la fois l'authenticité de la gauche, la rigueur dans les analyses, la droiture dans les comportements, la fidélité dans les amitiés. Notre combat commun a été d'essayer de peser sans relâche dans trois directions : le refus des dérives libérales de notre politique économique ; le rejet de certains comportements dont nous trouvions les errances toujours douteuses, souvent indignes ; le respect du parti et de ses militants, que la logique des institutions de la Ve République malmenait. Chacun sait que dans ce combat, qui fut le nôtre, nous n'avons pas su nous faire suffisamment entendre.

Après les élections législatives de mars 1993, une majorité de socialistes a décidé de s'unir autour d'une volonté de refondation. Elle a été engagée avec Michel Rocard par l'analyse du bilan, avec tous les militants et sympathisants au cours des états généraux, et l'abandon d'une politique arrogante et hégémonique, avec la mise en œuvre des Assises de la transformation sociale pour rassembler, sur des convergences de fond, les différentes composantes d'une gauche émiettée. Il fallait faire davantage, plus vite aussi sans doute.

A l'évidence, nous n'avons pas su prendre collectivement toute la mesure des bouleversements de nos sociétés. C'est ce dont j'aurais aimé que nous parlions ensemble dimanche. Cela ne s'est pas fait. Pour autant, cette journée de divisions et de calculs permet de poser clairement les termes d'une clarification politique dont nous avons besoin. De quelle clarification s'agit-il ?

Passe encore que ceux qui se combattaient hier férocement s'allient aujourd'hui aux yeux de tous pour le meilleur ou pour le pire. Il est plus urgent de trancher trois questions immédiates. La première a trait à la critique de la politique économique et sociale d'Édouard Balladur. Je suis d'accord avec Henri Emmanuelli pour dire, comme je l'ai toujours fait, que l'orthodoxie économique met en péril la cohésion sociale et ne peut réussir à faire reculer le chômage et l'exclusion. Je ne crois pas toutefois que l'on puisse limiter nos critiques à la seule dénonciation toute verbale d'un néocapitalisme mondial. La crédibilité de l'alternative que nous avons à proposer aux Français suppose des réponses concrètes.

La deuxième question est celle des alliances. L'échec des socialistes aux législatives de 1993 n'a pas été sans lien avec les dévoiements de certains comportements. Aucune reconquête ne pourra avoir lieu si nous ne sommes pas capables de restaurer notre crédibilité éthique. Cela suppose la lisibilité des choix. Comment comprendre l'association de ceux qui, hier encore, n'avaient pas de mots assez durs pour dénoncer les nouvelles idoles de l'image et de l'argent avec ceux qui proposent de fondre le PS dans une fédération en passant un accord avec Bernard Tapie ?

La troisième question concerne l'élection présidentielle. Il serait inadmissible et suicidaire de faire l'impasse sur la prochaine échéance. Méfions-nous d'ouvrir une parenthèse que nous ne serions plus en mesure de fermer. La pire des erreurs serait de croire que l'on peut découpler les échéances municipales du scrutin présidentiel. Les socialistes doivent au contraire s'attacher à créer les conditions d'une candidature dynamique. A ces trois questions, l'actuelle direction se doit de trouver rapidement des réponses qui lèvent toutes les ambiguïtés présentes dans les discours divergents de ses différentes composantes.

Un nouveau compromis social

Venons-en au fond. Nous avons gouverné pendant les années 80 avec un programme rédigé pendant les années 70, reposant sur des idées des années 60. Aujourd'hui, il faut refonder.

Les idées, d'abord. En un quart de siècle, notre société a beaucoup changé. Et, en France, comme dans toute l'Europe, le contrat social proposé par la social-démocratie est aujourd'hui mis à mal parce que les institutions sur lesquelles il est fondé (l'Etat-providence, l'école, etc.) sont aujourd'hui bien malades. C'est ce contrat social qui, pendant des décennies, a permis de faire converger les intérêts des plus défavorisés avec ceux des couches moyennes. Aujourd'hui, une large part de la crise de la gauche est liée au fait que nous ne savons plus répondre simultanément à ces deux catégories de la population. Nous avons donc besoin de réfléchir à un nouveau compromis social.

Quiconque voudra faire l'impasse sur cette rénovation, se contentant de défendre l'un de ces deux groupes au détriment de l'autre ou se limitant à un retour à de vieilles recettes, passera à côté du défi qui attend aujourd'hui la gauche si elle veut être à la hauteur de ses convictions et répondre aux nouveaux enjeux de notre société. Il lui faut se consacrer tout entière à retrouver un projet qui permette de réduire cette fracture. Aucune tactique ne saurait en tenir lieu. Aucune formule toute faite non plus.

Ensuite, le changement des comportements. Les électeurs de gauche sont las des alliances, fusions et autres retournements au sein d'un appareil. Ils ont l'impression, dangereuse pour la démocratie, qu'un petit groupe d'hommes a confisqué l'espérance. Parce que les courants du Parti socialiste ne traduisent plus toujours des différences d'analyse, Pierre Mauroy, avec Michel Rocard, avait demandé la disparition des courants actuels. Ceux-ci ont eu raison de ce dernier. Il ne faut pas désespérer davantage les militants socialistes et la gauche en ajoutant, aujourd'hui, la division à la confusion.

Le PS a besoin de s'ouvrir

Mais notre vigilance doit s'exercer afin que des comportements politiques, marqués d'un opportunisme et d'un clanisme éhontés, n'aient plus cours. Retrouvons la démarche qui consiste à privilégier les recherches de cohérences sur le fond plutôt que les positionnements tactiques. De même, les postures outrancières, parfois jugées utiles à la conquête du pouvoir, ne doivent pas nous faire oublier que nous avons gouverné. Ce n'est pas par la pure et simple amnésie que nous trouverons à nous décharger des insuffisances de notre gestion passée. Une certaine forme de cynisme ne doit plus avoir cours chez les socialistes. On ne peut se contenter de proposer comme avenir à la France les slogans qui étaient déjà les nôtres en 1981. Le pouvoir pour le pouvoir ne sera jamais un projet.

Enfin, le renouvellement des femmes et des hommes. Combien ai-je vu, ces dernières années, de talents cachés, de volontés découragées, de ferveurs trahies, d'ambitions détournées. A l'inverse, quel souffle aux états généraux de la part de tous ceux qui veulent s'engager. Aujourd'hui, le Parti socialiste, ce parti qui a besoin de s'ouvrir aux jeunes, aux femmes, aux nouveaux militantismes, risque de se refermer brutalement sur lui-même.

Finalement, il ne s'agit nullement, comme certains voudraient le faire croire, d'un affrontement entre une gauche extrême et une gauche modérée. Il s'agit d'un débat sur l'analyse de notre société et de ses bouleversements, sur les rapports entre les discours et la pratique et sur notre capacité à permettre, à nouveau, aux hommes d'être les acteurs d'un monde qui change. Je sais que, comme l'écrit Pierre Mendès France dans Pour une République moderne : " C'est l'aspiration au renouveau qui finira, comme toujours, par prévaloir. "

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