Proposer un chemin au pays

Dominique Strauss-Kahn
par Dominique Strauss-Kahn, député du Val-d'Oise
Intervention lors d'une table-ronde organisée lors de l'Université d'été du Parti socialiste, sur le thème de la société solidaire (samedi 30 août 2003).


 
Le mois d’août 2003 restera dans les annales climatiques comme le plus chaud depuis 130 ans. Dans notre mémoire collective, il laissera gravé pour toujours le souvenir d’un drame humain dont les conséquences ne sont peut-être pas encore toutes connues. Mais ce mois terrible met aussi en lumière une des contradictions de la société française qui se veut à la recherche de solutions plus individuelles que par le passé mais qui constate que, pour beaucoup, il n’y a pas de salut quand les structures collectives sont insuffisamment efficaces comme cela a, malheureusement, été le cas.

Cette société est aujourd’hui tiraillée par ses hésitations, malade de ses contradictions. C’est une société qui tire un bénéfice substantiel de la mondialisation et se mobilise contre elle, qui plaide pour une régulation planétaire mais conteste les institutions internationales, qui réclame plus d’Europe mais vit celle-ci comme une menace. C’est une société qui veut des réformes mais résiste au changement, qui réclame plus de cohésion mais n’échappe ni à la montée de l’individualisme ni à l’éclatement des revendications catégorielles. C’est une société où la peur du chômage redevient centrale mais dont les autres inquiétudes sont toujours présentes qu’il s’agisse du pouvoir d’achat ou de l’avenir de la sécurité sociale. C’est enfin une société qui veut payer moins d’impôt et vote pour un pouvoir qui fait miroiter les alouettes mais qui, au mois d’août, se réveille effarée par la dégradation des services publics.

Ces hésitations et ces contradictions minent toute confiance en l’avenir. Chacun se replie sur soi, les comportements de consommation s’en ressentent, la croissance en pâtit, la confiance en retour faiblit encore nourrissant des angoisses attendues les échecs à venir.

La France a aujourd’hui besoin qu’on lui propose un chemin

En ce début de siècle, les français attendent comme on le sait de la proximité et de l’écoute de ceux qu’ils ont choisis pour les représenter. Mais, dans le même temps, ils attendent d’eux une offre politique. Ils veulent qu’ils soient animés par des convictions, des projets, des visions de l’avenir. Consciemment ou inconsciemment, ils aspirent à ce qu’on redonne du sens à la belle idée, héritée des Lumières, d’une maîtrise possible à travers l’exercice de la citoyenneté, de notre destin collectif.

Aujourd’hui en charge du pays, la droite tente sans doute de répondre à cette demande. Mais elle le fait à sa manière, confondant tour à tour l’action avec l’agitation, la capacité à proposer avec la volonté d’imposer, la recherche de l’intérêt général avec la mise en œuvre du libéralisme économique. D’ores et déjà, sa « méthode » pour réformer la société française a montré ses limites : elle revendique sa brutalité - donnant le sentiment que la volonté symbolique de « tenir bon face à la rue » l’emporte chez elle sur toute autre considération – et paraît dans le même temps flotter, reculer souvent face à l’ampleur des mobilisations qu’elle ne manque pas de susciter.

Derrière les doubles discours, les chauds et froids de la communication du Premier ministre, le partage des rôles avec le président de la République, elle mène surtout, pour l’essentiel, la politique économique et sociale d’une droite classique qui présente la baisse de l’impôt sur le revenu comme l’alpha et l’oméga de ses ambitions et attend de ses vertus supposées le salut de la société française. Face à la remontée du chômage et à la dérive des dépenses de santé, le gouvernement de Jean Pierre Raffarin ne semble avoir ni volonté ni stratégie. Il n’aura fallu que seize mois de gouvernement pour arriver à l’effondrement de la croissance, à l’explosion des déficits publics et, plus grave, au délitement de la confiance.

Face à l’insatisfaction grandissante que cette politique ne manquera pas, à mon sens, de créer, et face à l’essoufflement probable du gouvernement Raffarin, les regards ne peuvent se tourner vers la gauche, et plus particulièrement vers le Parti socialiste, que si nous sommes capables de montrer un chemin. Sortant d’une année difficile, marquée par le traumatisme d’avril 2002 et la difficulté naturelle de toute opposition à trouver son espace au lendemain d’une défaite, le PS a réussi à se doter d’une majorité évitant la régression gauchisante qui guette toujours les socialistes au lendemain des défaites.

Il faut maintenant aller plus loin. Le PS ne peut dorénavant ni se contenter de s’opposer à la droite au Parlement, ni se satisfaire d’épouser la protestation portée par le mouvement social. Cette attitude semble reposer sur l’espoir d’une alternance mécanique ; je crois cette hypothèse fausse - parce que l’alternance n’est jamais automatique -, dangereuse - parce qu’elle se satisfait du moindre effort -, et pour tout dire indigne d’une grand parti politique.

Pour répondre à l’attente de la société française, le PS doit désormais élaborer un véritable projet politique. Ce doit être son unique objectif pour les semestres sui viennent. Ce projet doit s’étendre aux trois grands domaines qui depuis deux siècles ont structuré la pensée socialiste. Inventer le socialisme du XXIème siècle, ce n’est pas rompre avec le passé, c’est rénover notre pensée et parfois, paradoxalement, renouer avec notre passé. Ces trois domaines touchent à la question sociale, la question internationale et la question démocratique. Je souhaite aujourd’hui me limiter à la première. J’aborderai dans les semaines qui viennent les deux autres champs.

Je voudrais indiquer ici rapidement trois axes de travail autour desquels je suggère de reconstruire cette dimension essentielle du projet socialiste et de décliner le réformisme de gauche, ambitieux et moderne, que j’appelle de mes vœux :

1) Rétablir la société du travail :
de la « sécurité sociale professionnelle » au rôle des salariés dans l’entreprise

    Le chômage reste, dans notre société, la première des inégalités. L’expérience des vingt cinq dernières années nous rappelle le rôle irremplaçable du travail dans l’intégration de chacun à la société. Elle nous enseigne la nécessité absolue de maintenir le lien entre cette forme d’intégration et le système de droits sociaux, et de refuser une société duale qui enfermerait durablement des pans entiers de la population française dans l’assistance.

    La question du chômage n’est malheureusement pas encore derrière nous. Face à l’échec prévisible du gouvernement Raffarin, nous devons donc réaffirmer clairement cette priorité politique. La politique économique restera, de ce point de vue, le levier d’action essentiel sur la croissance. Elle nous renvoie au niveau européen, à la poursuite nécessaire de cette intégration sans laquelle il est illusoire d’espérer une quelconque capacité d’action.

    Mais il nous faut aussi agir au niveau national, selon des modalités qui n’opposent pas ou plus les intérêts de exclus et ceux des salariés modestes. Il me semble que la mise en place d’une « sécurité sociale professionnelle », en articulant non seulement le droit à la formation tout au long de la vie et la lutte contre la précarité, mais aussi de véritables aides financières à la mobilité personnelle, des obligations publiques et privées de réindustrialisation des sites, pourrait constituer une avancée sociale majeure bénéficiant à l’ensemble des salariés, quels que soit leur statut, la taille de leur entreprise, la nature de leur contrat. La forme et le contenu de cette sécurité sociale professionnelle doivent être évidemment précisé et c’est là une des tâches majeures des prochains mois.

    Il nous faut aussi nous intéresser à nouveau à la relation entre le capital et le travail. Je ne fais pas partie de ceux qui entretiennent une attitude systématique d’hostilité ou de lamentation vis à vis de la mondialisation. Il me semble que celle-ci favorise la diffusion des connaissances et des progrès techniques, l’émergence d’une conscience planétaire, et qu’elle a également, dans les pays développés, des incidences favorables pour le développement des entreprises et la satisfaction des consommateurs. Mais je reconnais que dans sa phase actuelle, elle s’accompagne d’une financiarisation de l’économie, d’une course effrénée à la rentabilité qui précarise le salariat, intensifie le travail, accroît la dépendance du monde du travail vis à vis des actionnaires.

    C’est pourquoi, sans remettre en cause la liberté d’entreprendre, et en continuant au contraire à encourager la prise de risque et l’innovation, la gauche doit proposer d’introduire de nouvelles régulations du rapport capital/travail. La présence des salariés dans les conseils d’administration des grandes entreprises, que j’avais suggérée et qui est désormais proposée par le Parti socialiste, va dans ce sens. Elle est toutefois insuffisante doit s’inscrire dans une réflexion plus large sur une nouvelle « gouvernance » dans l’entreprise.

2) Lutter contre les inégalités là où elles se forment :
l’émergence de nouvelles inégalités et la fin de l’égalitarisme formel

    La question sociale ne se définit plus aujourd’hui seulement par le conflit entre le capital et le travail. De même elle ne se réduit pas au combat contre les seules inégalités matérielles. Des formes d’inégalités - à tort considérées comme secondes - contribuent à façonner la « nouvelle question sociale » : inégalités entre les sexes, les générations, inégalités géographiques, ou encore inégalités entre les personnes issues de l’immigration et les autres.

    La revendication croissante d’une pleine égalité des droits, portée par une partie du « mouvement social », me paraît légitime. Les socialistes sont les héritiers de cette aspiration démocratique. Ils ont fait progresser ces dernières années l'égalité entre les hommes et les femmes. Ce combat là doit être poursuivi, notamment dans l’entreprise. Il me semble aussi qu’une lutte plus active contre toutes les formes les discriminations raciales dès aujourd’hui comme une priorité de la gauche. C’est une condition d’une lutte efficace contre les tentations communautaristes.

    Un des instruments, peut être le plus efficace de cette lutte réside dans l’utilisation de services publics repensés. L’école en est un bon exemple. La « massification » spectaculaire du système scolaire, accélérée grâce à la gauche, a contribué à augmenter considérablement le nombre de diplômés. Mais, nous sommes bien obligés aujourd’hui de le constater : elle n’a pas véritablement « démocratisé la réussite ». 1 % des enfants d’ouvriers accèdent aujourd’hui au système des grandes écoles contre 20 % des enfants de cadres. Dans la France de ce début de XXIème siècle, le privilège de la naissance demeure un fait social massif et affligeant.

    Pendant longtemps, le socialisme a insuffisamment mis l’égalité des chances au coeur de son programme. Il fallait consolider la situation matérielle de la clase ouvrière en attendant une hypothétique rupture avec le capitalisme qui réglerait ipso facto le problème de la justice sociale. Cette vision n’a plus cours. Les inégalités de condition sont inévitables, liées à la division du travail, au fonctionnement même d’une société moderne. Mais elles doivent être limitées et attachées à des fonctions sociales accessibles à tous dans des conditions d’égalité réelle des chances. Cette exigence me paraît être fondatrice du socialisme du XXIème siècle, elle constitue un fil directeur de ses futurs combats.

    Dès lors, elle doit structurer alors l’ensemble de nos politiques sociales : école, logement, ville,… la masse des dépenses que la collectivité consent dans ce domaine doivent être systématiquement orientées désormais vers la recherche d’une plus grande égalité des chances. Elle implique aussi des conceptions nouvelles de l’action publique. L’hétérogénéité sociale impose à l’évidence des politiques différenciées selon les territoires, à l’image de cette « discrimination positive » qui se pratique déjà avec les ZEP.

    J’invite donc les socialistes à attaquer les inégalités là où elles se créent – à commencer par l’école, le logement, l’hôpital - et à ne plus se contenter de tenter de les corriger après coup. Pour cela il nous faut accepter de bousculer les tabous de l’égalitarisme formel, pour tendre vers la recherche d’une plus grande égalité réelle. Ceci passe par la transformation des services publics pour qu’ils luttent contre la formation des inégalités en donnant systématiquement plus de chances et de moyens à ceux que les hasards de la naissance ont placé dans une situation plus difficile que les autres.

3) Inscrire la redistribution dans un plan d’ensemble tourné vers les couches populaires et les couches moyennes

    Un socialisme moderne, un réformisme de gauche, doivent à mon sens reconnaître clairement l’utilité du marché dans la production des richesses et tirer un trait définitif sur les illusions d’une économie administrée. Je sais que le thème de la « rupture » avec le capitalisme reste sans doute présent dans l’imaginaire collectif de la gauche, comme la nostalgie d’un passé idéologique exaltant. Mais je crois qu’il n’a plus de réalité dès lors qu’on ne se propose plus – à juste titre – de socialiser les moyens de production.

    Accepter le cadre général de l’économie de marché n’implique nullement de fermer les yeux sur ses carences et sur les injustices qu’il crée. Les socialistes n’ont jamais pensé et ne penseront jamais que la répartition des richesses issue du marché soit spontanément juste. Et la lutte contre la formation des inégalités n’empêchera pas nombre d’entre elles de subsister. Dès lors la redistribution financière, dans le cadre d’une économie de marché régulée, transformée par l’intervention politique et le dialogue social, est et demeure au coeur de leur projet.

    Mais pour qu’il soit efficace, je crois qu’il faut aujourd’hui commencer à repenser en profondeur notre système redistributif. Produit complexe de l’empilement de réformes successives, celui-ci est devenu socialement illisible. En dépit d’un taux global élevé, nos prélèvements obligatoires contribuent peu à la correction des inégalités primaires. Des impôts très injustes – comme la taxe d’habitation – n’ont toujours pas été réformés, le fonctionnement de la protection sociale n’est pas à l’avantage des plus modestes. La pénibilité du travail, les différentiels d’espérance de vie ne sont pratiquement pas pris en compte dans le financement des retraites. Malgré la CMU, le système de santé est inégalement inégal, réservant trop souvent l’accès à certains spécialistes ou à certains services aux couches les plus aisés.

    Je pense que la gauche doit assumer des choix politiques : les réformes redistributives devront désormais massivement profiter aux couches populaires et à une partie des couches moyennes salariées, à ce vaste groupe central qui va du salariat d’exécution aux professions intermédiaires, qui échappent certes à l’exclusion mais ne vivent que difficilement de leur travail et ont souffert au cours des vingt dernières années d’une répartition très défavorable de la valeur ajoutée.

    Au lieu d’agir au coup par coup et sans vision d’ensemble, il me semble que la gauche devrait réfléchir à proposer pour 2007 une ambitieuse remise à plat de notre système social et fiscal, un plan global englobant tous les instruments (cotisations sociales, CSG, IR, TVA, TH, PPE,…) et dont la mise en oeuvre, discutée avec les français et tous les acteurs concernés, pourrait s’étaler sur le moyen terme, dépassant le cadre des budgets annuels voir même d’une seule législature.

Comment redonner un sens au travail et aux travailleurs une sécurité en mettant en oeuvre la sécurité sociale professionnelle ; donner un sens nouveau aux relations entre le capital et le travail notamment en associant les salariés aux organes dirigeants ; reprendre la lutte contre les inégalités, les anciennes et les nouvelles, mais le faire en les attaquant à la racine, dès qu’elles se créent à commencer par l’école ; pour celles qu’on n’aura pas su éradiquer, repenser la redistribution et le système fiscal, voilà un programme de travail. Il n’a pas la prétention d’être exhaustif mais il a l’ambition d’être utile. Il me semble couvrir l’essentiel des problèmes que pose aujourd’hui la traditionnelle question sociale. Il faut maintenant en venir à la question internationale puis à la question démocratique.

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