Gouverner la concurrence

Dominique Strauss-Kahn
Tribune signée par Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie, paru dans le quotidien Libération daté du mardi 7 juillet 1998


 
La gauche entretient de longue date des rapports ambivalents avec la concurrence. Elle n'a pas pour elle la révérence de la droite libérale, pour laquelle l'équilibre des forces du marché débouche spontanément sur un optimum social. Elle se refuse à ignorer les rapports de force qui animent les mécanismes abstraits de l'offre et de la demande. Elle est vigilante à l'égard des effets qu'une guerre des prix peut avoir sur l'emploi et les conditions de travail des salariés. Elle sait combien le marché peut être ignorant du long terme, et oublieux des équilibres écologiques. Elle tient à la notion de service public, et ne veut pas qu'au nom de la concurrence soit mise en cause l'égalité d'accès à des prestations essentielles. Bref, elle est méfiante à l'égard des vertus que les thuriféraires du marché libre prêtent à la confrontation des intérêts privés.

Mais, en même temps, la gauche ne ressent pas d'inclination particulière pour les situations de rente. Elle n'a pas le même goût que la droite conservatrice pour le confort des positions acquises et les profits qu'elles procurent: elle est trop attachée à la modernisation de l'économie pour entraver les potentialités que recèle la concurrence. Elle connaît les méfaits des monopoles privés et l'a montré, d'ailleurs, dans les années 80: rappelons-nous que c'est à un socialiste, Jacques Delors, qu'il revint de mettre en marche le marché unique européen.

Le résultat de cette ambivalence est que la gauche - française ou européenne - a, dans le passé, plus d'une fois cédé à la tentation d'interventions brouillonnes dans le fonctionnement des marchés. Or ce n'est pas la bonne réponse. La puissance publique doit plutôt établir les règles du jeu, c'est-à-dire déterminer très clairement la place de la concurrence dans la régulation économique des différents secteurs, et définir les conditions dans lesquelles elle jouera en sorte de favoriser la croissance, l'innovation et l'emploi, de concourir aux missions de service public, et de préserver la solidarité; elle doit imposer, puis laisser jouer ces règles, en veillant à leur respect par tous les acteurs. C'est cette approche que nous devons suivre sans complexes, mais avec constance.

Sans complexes, parce que l'idéologie libérale a au moins vingt ans de retard sur l'évolution de la pensée économique : chacun sait aujourd'hui que les marchés sont des systèmes imparfaits, qui prennent souvent mal en compte les effets des décisions privées sur le bien-être collectif, et au sein desquels la maîtrise de l'information et des normes permet à certains acteurs d'acquérir des positions de puissance; ce sont aussi des systèmes dynamiques, soumis aux chocs incessants du changement technologique. La puissance publique se doit de faire des choix: à elle, et à personne d'autre, de décider quelles règles du jeu il faut fixer aux acteurs privés pour faire prévaloir l'intérêt collectif.

Mais avec constance, parce qu'à vouloir à tout moment corriger les excès ou les défaillances du marché, on finit par établir l'instabilité des règles, qui est le plus sûr moyen de générer des comportements pervers. Contrairement à une tradition qui survit aujourd'hui encore chez bon nombre de nos concitoyens, il n'appartient pas à la puissance publique d'intervenir un jour sur les prix, le lendemain sur la demande, et le surlendemain sur l'offre, même si chacune de ces interventions peut s'appuyer sur de bons prétextes. Si un marché fonctionne mal, il faut en réformer les structures - modifier, par exemple, les conditions d'entrée, ou la taxation des activités. Bref, il ne faut pas intervenir dans le fonctionnement des marchés, comme le croyait la gauche d'hier, mais il faut les gouverner.

Pour faire comprendre ce que signifient ces orientations, je prendrai trois domaines d'application.

Les nouveaux terrains de la concurrence

Après un demi-siècle de monopole, les télécommunications, l'électricité, et d'autres secteurs connaissent, ou vont connaître la concurrence. Je crois profondément que cette évolution est positive pour les consommateurs et pour l'économie nationale. Après avoir longtemps relevé de monopoles privés, l'ouverture à la concurrence des services de distribution d'eau commence dans quelques villes à se traduire par des baisses de prix. Il peut en aller de même dans d'autres secteurs. Mais à deux conditions : que le gouvernement définisse les missions de service public, et garantisse qu'elles sont assurées; et que les règles du jeu qui s'imposeront aux acteurs privés soient appliquées de manière transparente par une autorité de régulation. Cela impose aux pouvoirs publics de se plier à une discipline nouvelle, mais salutaire: celle de distinguer clairement entre les responsabilités de l'Etat-actionnaire, de l'Etat-arbitre de la concurrence, et de l'Etat-garant du service public.

L'innovation

Dans les secteurs à forte densité d'innovation, il n'est pas aisé de délimiter s'il faut laisser prospérer les monopoles naissants, parce qu'ils sont porteurs d'innovations, ou s'attaquer à eux, parce qu'ils étouffent celles de leurs concurrents. Ce dilemme se pose aujourd'hui aux Etats-Unis. Nous sommes, en France, dans la situation inverse: il n'y a pas de conflits, mais c'est faute de combattants! Il nous faut donc à la fois mieux protéger la propriété intellectuelle des inventeurs pour stimuler l'innovation, et veiller pour l'avenir à maintenir un cadre concurrentiel.

Le médicament

Il faut évidemment refuser de soumettre la santé publique aux exigences du marché. Mais qui ne voit cependant que les laboratoires pharmaceutiques sont des entreprises, et que pour s'exercer autrement que par les prix, la concurrence existe bel et bien? En ce domaine, il est hors de question de laisser place à une concurrence débridée, et les exigences de service public sont plus capitales encore qu'ailleurs. Mais il faut bien que nous imaginions, en particulier pour le médicament, un système de régulation plus intelligent et plus incitatif que le seul encadrement quantitatif. Un peu plus de concurrence permettrait de réduire les prix notamment par le développement des génériques et de mieux valoriser les vraies innovations. Cela fait partie des mesures structurelles indispensables pour l'assurance maladie, que Martine Aubry a évoquées hier.

Le marché et la concurrence ne sont pas des dieux auxquels il faudrait chaque matin faire dévotion. Ce sont des institutions qu'il faut faire fonctionner dans l'intérêt collectif. La gauche doit les faire concourir à ses objectifs : l'emploi, la croissance, la solidarité. Elle le fera d'autant mieux qu'elle saura les réguler en passant d'une logique d'intervention sur les marchés à une logique de gouvernement des marchés.


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