La France
et la nouvelle croissance

Point de vue signé par Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie, paru dans le quotidien Libération daté du jeudi 26 août 1999


 
Il y a un an à pareille époque, la crise russe venait brutalement mettre fin à un débat naissant sur la répartition des fruits de la croissance. Et, pendant un an, commentaires et petites phrases se sont centrés sur une seule question : la croissance et l'emploi allaient-ils résister à la bourrasque internationale ? Cette parenthèse est close, et le débat sur la répartition est à nouveau ouvert. C'est heureux: l'optimisme est revenu. Je serai le dernier à m'en plaindre, moi qui depuis l'automne dernier n'ai cessé d'annoncer, contre tous les Paco Rabanne, que l'économie française allait connaître un « trou d'air », par quoi j'entendais un ralentissement sensible mais passager de la croissance. Aujourd'hui, avec le «trou d'air» derrière nous, l'économie peut et doit s'engager dans une nouvelle croissance, plus durable, car non porteuse d'inflation, plus solidaire, car plus riche en emplois, plus innovante, car tirée par les technologies de l'information.

Nouvelle croissance, pourquoi ? En 1997, le gouvernement de Lionel Jospin a d'emblée annoncé la couleur : il a mis le cap sur la croissance. Par conviction : nous avions la certitude que l'économie française n'était pas cet être anémique que dépeignaient les libéraux, qu'elle ne demandait qu'à croître pourvu qu'on lui retire ses entraves. Mais aussi parce qu'aucune politique pour l'emploi ne pouvait réussir qui ne mise pas d'abord sur la croissance. Les chiffres récemment publiés par l'Insee permettent de faire un premier bilan. Il est sans ambiguïté: en deux ans, de juin 1997 à juin 1999, l'économie a, en net, créé 550 000 nouveaux emplois salariés marchands. Sur une période équivalente, elle en avait créé 125 000 sous le gouvernement d'Alain Juppé (de juin 1995 à juin 1997) et, sur une période un peu plus longue, 65 000 sous le gouvernement d'Edouard Balladur (de mars 1993 à juin 1995).

Il faut le souligner, parce qu'il ne manque pas de faux prophètes pour expliquer que la croissance ne crée plus d'emplois. Rien n'est plus erroné: depuis deux ans, les entreprises françaises ont créé en moyenne 275 000 emplois par an, deux fois plus qu'au cours des années 60, qui sont pourtant considérées comme un âge d'or. Ces deux années indiquent bien que la recette de l'emploi, qu'on disait perdue, est beaucoup plus simple qu'on a voulu le dire: il y faut avant tout la croissance sans laquelle rien n'est possible et qui explique à elle seule plus des trois quarts des créations d'emploi depuis deux ans. Il y faut ensuite un cocktail de politiques d'enrichissement de la croissance en emplois (comme les allègements de charges sur le travail et la RTT) et d'aide au retour à l'emploi des chômeurs. Il y faut enfin du temps et de la persévérance. Plus de temps que nous le voudrions, certes: le chemin est encore long. Mais il est tracé, et nous n'en dévierons pas : c'est ainsi que nous reconstruirons une société du travail.

D'autres prétendent que la croissance est le fruit de la chance et qu'elle ne doit rien à l'action gouvernementale. A ceux-là, il suffit de le rappeler que, s'il est vrai que l'ensemble de la croissance européenne monte ou baisse avec la conjoncture internationale, la France était depuis le début des années 90 derrière ses principaux partenaires européens et qu'elle est devant depuis 1997.

Nouvelle croissance, comment ? J'ai dit que l'économie française ne demandait qu'à croître. Encore fallait-il lui en donner les moyens. Aucune économie ne peut croître avec des taux d'intérêt punitifs découlant souvent de finances publiques en désordre: c'est pourquoi nous avons voulu faire l'euro, c'est pourquoi nous avons voulu enrayer la spirale de la dette publique. Mais il est des remèdes de cheval qui affaiblissent le malade: c'est pourquoi nous avons procédé de manière graduelle, en misant sur la confiance, sans brutaliser l'économie, sans procéder ni à des prélèvements massifs ni à l'attrition des dépenses. Les orthodoxes et autres adeptes de la pénitence budgétaire nous en ont voulu. Je les attends à l'heure des bilans.

Avec une inflation quasi nulle, des taux d'intérêt historiquement bas et un déficit public maîtrisé, la France est aujourd'hui mieux armée pour une croissance durable qu'elle ne l'a jamais été depuis vingt ans. Je n'ai cependant pas la naïveté de penser qu'il suffit d'une bonne gestion macro-économique pour alimenter l'expansion et développer l'emploi. La croissance se réinvente chaque jour dans les entreprises et les laboratoires, là où s'imaginent les produits et les procédés de demain. Et si l'Europe peut se réjouir d'avoir commencé à rompre avec la morosité, elle doit aussi mesurer l'étendue de son retard par rapport aux Etats-Unis. Je ne sais pas si, comme le croit Wall Street, la «nouvelle économie» des technologies de l'information va durablement accroître les progrès de productivité. Mais je sais qu'aux Etats-Unis ces technologies expliquent un tiers de la croissance et de l'investissement de ces dernières années; que, si les Européens s'imaginent encore un avenir, ils ne peuvent pas rester à l'écart de cette transformation; et que la gauche doit faire le choix historique de cette entreprise. Ce n'est pas en refusant la nouvelle croissance que la gauche sera fidèle à ses valeurs, c'est en inventant pour l'Europe le contrat social du XXIe siècle: l'innovation et le plein emploi, sans les inégalités américaines.

Nouvelle croissance, pour qui ? J'en viens au débat sur la répartition. Il est sain qu'il s'engage, à l'approche de ce grand moment de la vie démocratique qu'est le vote du budget. Il est naturel que la gauche y soit particulièrement attachée, car le combat contre les inégalités fait partie de son identité.

Nous entrerons dans quelques semaines dans la discussion détaillée des choix budgétaires et fiscaux. Je voudrais dire dans quel esprit je vais l'aborder. Je crois d'abord que nous devons définitivement rompre avec cette vieille et mauvaise habitude qui consiste à nous demander comment dépenser plus quand les recettes sont meilleures qu'il était attendu. En fixant un objectif de dépense et en annonçant qu'il ne serait révisé ni en hausse ni en baisse selon les fluctuations de l'activité, le gouvernement s'est doté d'une nouvelle politique budgétaire à laquelle il se tiendra, parce qu'elle favorise une meilleure gestion tant du cycle économique que des services publics. La maîtrise des dépenses de l'Etat et des organismes sociaux est parfaitement compatible avec nos priorités budgétaires.

Ce principe étant posé, le choix qui s'ouvre est entre la réduction du déficit et la réduction des impôts et des charges. C'est un bon débat, car les deux me semblent souhaitables. La baisse du déficit doit être poursuivie, parce qu'elle est à la veille de porter enfin ses fruits: depuis vingt ans ou presque, l'économie française est aux prises avec un cercle vicieux qui veut que chaque année une part croissante de la dépense publique soit consacrée à payer les intérêts de la dette accumulée les années précédentes. J'ai déjà dit que je ne voyais aucune raison pour que la gauche se montre tolérante à l'égard d'une telle logique de paupérisation de l'Etat et d'enrichissement des rentiers. A la manière d'un cycliste qui atteint le col après une longe montée, nous sommes sur le point d'inverser cette logique infernale, de transformer ce cercle vicieux en un cercle vertueux où la réduction de l'endettement nous crée chaque année de nouvelles marges de manœuvre. Ce n'est pas le moment de mettre pied à terre.

Mais je soutiens avec la même conviction qu'il faut baisser les impôts et les charges sur le travail: pour donner de l'air à la nouvelle croissance, pour continuer à la rendre créatrice d'emplois ou simplement pour faire bénéficier les Français du fruit de leurs efforts. Des premiers pas ont été faits avec la suppression programmée de la part salaire de la taxe professionnelle et les premières baisses de TVA. Il faudra à partir de cet automne les amplifier, en faveur des ménages et de l'emploi, en inscrivant les décisions dans une perspective 2000-2001-2002. Nous pourrons y consacrer d'autant plus de moyens que nous aurons su stimuler la croissance et effectivement réussi à maîtriser la dépense publique.

La gauche a partie liée avec la croissance. Parce qu'elle croit au progrès, parce qu'elle déteste les conservatismes, parce qu'elle veut en faire un levier pour son projet social. Nous avons, depuis deux ans, redonné un rôle à la politique économique, remis en marche la création d'emplois, repris le chemin de l'innovation. Il nous reste le plus important: inventer la nouvelle croissance européenne, construire pour elle un nouveau contrat social. C'est ainsi que nous gagnerons la bataille du chômage.



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