Pour un débat réussi

Texte collectif de la sensibilité Socialisme et Démocratie en vue du congrès du PS à Dijon en 2003.
Socialisme et Démocratie est, notamment, animé par Dominique Strauss-Kahn, Jean-Christophe Cambadélis, Alain Richard et Pierre Moscovici.




Dominique
STRAUSS-KAHN



Jean-Christophe
CAMBADÉLIS



Alain
RICHARD



Pierre
MOSCOVICI


La nécessité d'un débat approfondi pour comprendre la situation politique nouvelle fait l'unanimité chez les socialistes. C'est une bonne chose. Encore faut-il bien préciser ses enjeux et les conditions de sa réussite. Car, il ne faudrait pas croire être quitte avec quelques réunions avant de reprendre les habitudes d'un congrès classique avec ses clivages anciens et convenus débouchent toujours sur des accords d'appareil qui reconduisent les mêmes dirigeants. Nous avons besoin, au contraire de tout remettre à plat, pour constater ensuite où sont les vraies convergences et les réelles divergences.

Ce n'est pas, en effet, une simple alternance qui s'est jouée au printemps 2001. La droite tente en réalité de refermer le cycle politique ouvert en 1981 pour se réinstaller durablement au pouvoir, en s'appuyant sur une idéologie alliant une promesse de sécurité et une réalité conservatrice, en se dotant d'un parti dominant, en modifiant (on n'est jamais trop prudent…) à son avantage les modes de scrutin. Paradoxalement, elle peut être aidée par le climat de désaffection qui existe vis-à-vis de la politique et qui entraîne la stérilisation de millions de votes dans l'abstention et les protestations extrêmes. Les socialistes se trouvent eux confrontés à un quadruple défi : comment assurer un renouvellement doctrinal pour répondre aux questions d'aujourd'hui ? Comment réunir des électorats diversifiés dont les demandes sont de plus en plus hétérogènes ? Comment redonner une capacité majoritaire à la gauche ? Comment réformer leurs propres pratiques politiques ?

" NOUS AVONS MENÉ UNE POLITIQUE DE GAUCHE "

Ces quatre défis sont évidemment liés. Pour les relever, la première chose à faire sera d'éviter les faux débats. Ainsi, il n'est pas vrai que nous aurions perdu les élections parce que la politique du gouvernement de la " gauche plurielle " n'aurait pas été assez " à gauche ". En fait, ce dernier a fait un vrai choix de gauche, celui de la lutte contre l'exclusion, d'abord pour les exclus de l'emploi, en mettant en œuvre des mesures sociales, la Couverture maladie universelle et l'Allocation personnelle autonomie etc. Ce choix peut être contesté. On peut notamment regretter que les inégalités n'aient pas été suffisamment attaquées en amont. Un débat légitime peut (et doit) s'instaurer sur ce que pourrait être un " socialisme de la production " qui ne s'identifie pas à l'étatisme. Par contre, la véritable interrogation est de poser les limites des politiques social-démocrates aujourd'hui en France et en Europe ; et d'en tirer les conséquences politiques.

Evitons donc une régression idéologique qui nous ferait perdre de vue que le Parti socialiste doit affirmer sans équivoque sa vocation de parti de gouvernement s'il veut convaincre une majorité de Français. Dire cela ne plaide certainement pas pour une prudence cotonneuse. Nous sommes au contraire persuadés que la reconquête d'un leadership politique dans la société française passe par une clarification doctrinale.

Les réformes que nous avons mises en œuvre pendant cinq ans étaient indispensables, même si elles ont conduits à certains effets pervers et à des défauts d'application. Elles ont permis à la société française de rattraper un retard en matière d'emploi, de protection sociale, de droit etc. Mais nous n'avons pas dans le même temps trouvé de réponses satisfaisantes pour une république moderne, une république à l'époque de la mondialisation et sur quelques problèmes lourds du début de ce siècle, tout particulièrement les fondements de l'autorité dans une société individualiste, l'équilibre entre les droits et les devoirs, les conditions d'une sécurité professionnelle dans une économie du risque, les moyens de promouvoir l'égalité dans une société où l'accès au savoir conditionne pour l'essentiel les possibilités de promotion sociale. Autant de questions qui n'amènent pas à remettre en cause les valeurs qui fondent notre identité, tout particulièrement notre idéal d'égalité, mais à réfléchir à leurs conditions d'application actuelle. Cela doit nous amener à repenser les évolutions que le monde et notre société ont connues au cours de ces quinze dernières années.

Trois problèmes - pris parmi les plus importants mais qui ne résument évidemment pas à eux seuls la tâche à entreprendre - peuvent rendre explicites le sens des réflexions à venir.

L'EUROPE OU LA MONDIALISATION

La mondialisation inquiète. Elle met en cause notre modèle social, elle mutile des destins, elle mine les cultures, elle influe sur notre vie quotidienne. L'Union européenne, dont nous voulons qu'elle soit une part de la solution, est de plus en plus vécue comme un problème. Le sentiment est ainsi répandu que le pouvoir se trouve ailleurs qu'entre les mains de ceux qui prétendent l'exercer. Il serait plus que temps d'expliquer les enjeux - et d'arrêter de mener les réformes en catimini. Pour convaincre, clarifier les données, éclairer les solutions et d'abord rendre compte, nous devons avoir un positionnement politique plus assumé sur la mondialisation et sur l'Union européenne.

Il y aurait beaucoup à perdre à se contenter de courtiser les mouvements anti-mondialisation sans mener une discussion franche. Car la dénonciation sans alternative de la mondialisation reprend trop paresseusement les arguments contre l'économie de marché que nous avons entendus pendant des décennies nationalement. Nous avons besoin d'un commerce mondial maîtrisé - car il est une composante de la croissance et de l'emploi. Nous avons besoin d'accords commerciaux équitables, de législations sociales, d'aides importantes pour le développement, d'une agence internationale pour l'environnement, d'un Conseil mondial de Sécurité économique, etc. Tout en refusant la logique spontanée du marché qui tend à évacuer la société. Nous pensons qu'il y a la place pour un autre rapport à la mondialisation, un rapport réformiste.

Le débat européen ne peut plus demeurer la seule affaire des élites. L'institution européenne est à l'évidence le principal outil de la bataille que nous devons mener, parce que sa taille et sa puissance lui donnent la faculté de protection de ses membres contre les dangers planétaires. A nous de formuler au niveau européen la doctrine du socialisme d'aujourd'hui et puis de gagner. Démocratie, légitimité, puissance, volonté économique et sociale, capacité à réguler la mondialisation. Dans les choix qu'il nous faudra faire avec les autres socialistes européens, il sera décisif de partager clairement les compétences entre les nations et l'union. Mais dire tout aussi nettement que notre but est l'Europe.

RÉUSSIR L'INTÉGRATION ET REPENSER L'ÉGALITÉ

Second problème, l'intégration. Le mot peut prêter à confusion. Il faut l'entendre au sens de la capacité à surmonter les fractures qui s'installent, civiques, culturelles, numériques, ou encore celles des territoires et faire une société. Or nous avons par trop laissé s'installer une exaspération devant les difficultés de la vie quotidienne, particulièrement les phénomènes de délinquance, dans une partie de la population et un sentiment d'impasse dans une autre partie de la population, d'origine immigrée, qui se sent discriminée et reléguée. C'est un problème majeur pour l'avenir de la société française. Nous ne pouvons nous en tenir à un discours républicain trop souvent désincarné. Car il n'y a pas de raccourci historique. Il faudra du temps pour réduire les discriminations, les défiances, les tentations communautaristes. Il faudra également des moyens importants pour offrir plus là où les besoins sont criants.

Nous aurons besoin d'une conception nouvelle de l'égalité. Car l'égalité n'est pas l'uniformité, elle demande certes de prendre en compte les choix et les mérites personnels mais à partir des situations concrètes forgées par la famille, l'héritage, l'habitat etc. La question de l'intégration ou de la société d'inclusion - demande en fait de repenser les éléments d'une politique globale, qui va de notre système éducatif, de la politique de la famille à une refonte de notre urbanisme. De tels objectifs ne peuvent être atteints sans des services publics présents et adaptés aux besoins. Il ne s'agira pas ici de seulement contester mais de proposer concrètement une société alternative à un monde dominant.

COMBATTRE L'INSÉCURITÉ SOCIALE ET PROFESSIONNELLE

Une meilleure prise en compte des évolutions de la structure sociale constitue un troisième impératif. La montée de l' " insécurité sociale ou professionnelle " a été le fait marquant de la période. Et cela touche tous les segments du salariat- même si les salaires les moins qualifiés sont les plus exposés. Il faut y voir les effets de la mondialisation libérale et des révolutions technologiques. Nous nous dirigeons vers une économie de services avec quelques branches industrielles à haute valeur ajoutée. C'est dire si la restructuration de l'appareil productif français n'est pas achevée. Elle entraîne une fragmentation du salariat et une extension d'une individualisation des relations dans l'emploi qui concerne désormais des millions d'ouvriers et d'employés qui vivent leurs difficultés professionnelles sur un mode plus personnel que solidaire.

Comment répondre à ces évolutions ? Bien sûr, un gouvernement n'est pas démuni pour favoriser les reclassements des salariés et rechercher de nouvelles activités. Il faudra, sur ce point, être plus déterminé que par le passé. Mais trois nouvelles priorités doivent être proposées- qui ont déjà commencé à apparaître dans les programmes syndicaux et politiques. La première est de mettre sur pied une " sécurité sociale professionnelle ", qui accorde aux salariés des droits transférables d'une entreprise à l'autre. La seconde priorité est liée à la première. Elle appelle une réforme profonde de notre système de formation professionnelle pour offrir vraiment une seconde chance aux salariés qui en ont le plus besoin- et particulièrement à tous ceux qui n'ont pas bénéficié d'une formation longue et qualifiante. La troisième concerne la structure même des entreprises. Il nous faut concevoir une représentation des salariés en tant que tels au sein des organe de direction. Une seule logique - celle des actionnaires - ne peut pas être seule présente dans l'entreprise. Ces trois réformes appellent un grand débat social pour être efficacement définies.

LA RÉPONSE A LA FRACTURE CIVIQUE : LA RÉPUBLIQUE MODERNE

Nous aurons évidemment à revenir sur les modalités de l'exercice du pouvoir dans notre société. La crise de la représentation est une donnée déjà ancienne. Elle s'est accusée dans les dernières élections, qui laissent un électorat fortement fragmenté. Une erreur serait sans doute de penser séparément la question des institutions, l'organisation de la décentralisation et des équilibres territoriaux, l'évolution des services publics, le problème de la démocratie sociale, la place des pouvoirs européens. Il nous faut au contraire une vision d'ensemble, pour redéfinir ce que doit être une République moderne. Son principe peut être celui de la diffusion des responsabilités et de la capacité de faire travailler ensemble les différents acteurs de la démocratie, à tous les niveaux. Des choix importants seront là aussi à débattre.

Il nous faudra ainsi établir fermement les rapports qui doivent exister entre la " loi " et le " contrat ". La négociation sociale revêt une importance décisive dans une démarche réformiste. Sa médiocrité a été un handicap dans les dernières années, pour l'efficacité même des réformes. Surtout, la faiblesse de la négociation pèse particulièrement sur les salariés précarisés. Il ne peut pas y avoir de progrès social partagé sans un renforcement des syndicats. Nous devons donc fermement soutenir la définition des nouvelles règles de représentativité pour les organisations syndicales et affirmer la légitimité des accords négociés par leur caractère majoritaire. L'efficacité des politiques publiques demandera de plus en plus des réponses adaptées qui tiennent compte de situations particulières. C'est dans cet esprit que nous devrons faire des propositions pour la modernisation de l'Etat à tous les niveaux. Ce qui n'exclu pas les réformes institutionnelles, mais les problèmes de la société française ne sauraient être tous résorbés par la seule réforme des institutions.

LA RÉFORME DE LA GAUCHE

Ces idées ne suffisent certes pas pour définir un projet global. Cela demandera un travail collectif approfondi qui doit aborder bien d'autres thèmes. Elles y contribuent cependant, en montrant sur des points clefs que nous devons être, à la fois, plus audacieux et plus clairs. Pour influer de manière centrale sur les valeurs et les idées de notre société, il nous faut sortir définitivement de la culture du " ni-ni " et effectuer des choix clairs. Il serait tout à fait illusoire de penser que le Parti socialiste n'a qu'à être la résultante moyenne des idées et des courants de la gauche et de l'extrême gauche. Le débat que nous aurons avec les autres partis et mouvements de la gauche ne doit pas empêcher les socialistes de définir un projet politique propre répondant aux nécessités de la nouvelle période. Bien au contraire, le temps de l'affirmation idéologique est un préalable avant de penser et de proposer une nouvelle alliance définissant peut être une forme de Confédération. Mais n'ayons pas d'illusion. Cette perspective ne nous fera pas faire l'économie d'un effort important pour constituer un grand parti de toute la gauche capable de rassembler durablement une large part de l'électorat.

Cela passe par un renouveau idéologique. Mais cela demande aussi une réforme de nos pratiques politiques. Un point majeur aujourd'hui est la capacité des partis politiques à comprendre les demandes de la société, à la représenter dans sa diversité, à définir les mesures qui parlent au plus grand nombre. C'est du sens de l'action politique dont il s'agit. Nous devons donc débattre aussi de notre organisation et de nos comportements. Nous avions déjà défini une attitude volontariste pour aller vers la parité - et l'effort n'est pas terminé… Nous devrons avoir la même volonté pour diversifier socialement et culturellement l'accession aux responsabilités partisanes et électives. Cela passe sans doute par la mise en place de nouvelles structures d'organisation, ajoutant à côté des sections locales, des adhésions dans des structures thématiques, des associations, toutes structures qui devraient être appelées à participer à l'orientation d'un grand parti de la gauche.

Les réformes intellectuelles et d'organisation doivent marcher ensemble. Elles ne peuvent pas être improvisées. Elles demandent un dialogue approfondi entre les socialistes et avec les Français. Elles ont nécessairement une dimension européenne pour confronter les problèmes et les réponses. Il nous faut traiter ces questions sans à priori et sans confusion. Ce sont les conditions nécessaires pour tenir ensuite un congrès qui compte, un congrès de clarification qui soit réellement fondateur pour la période nouvelle qui s'ouvre.

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