Pour un développement solidaire

Dominique Strauss-Kahn
Point de vue signé par Dominique Strauss-Kahn, député du Val-d'Oise, paru dans le quotidien Libération daté du 1er septembre 2005


 
« Donnez-moi 100 jours et je rétablirai la confiance » : tel était l'engagement pris par Dominique de Villepin. Nous y sommes. Pour les 100 jours. Pas pour la confiance. A l'heure du verdict, un seul chiffre atteste, au contraire, l'ampleur de la défiance : 79 % des Français ont le sentiment que « les choses vont en se dégradant » - depuis trente ans, nous n'avons jamais connu pareil pessimisme. Cela n'a rien d'étonnant : les Français souffrent et la France peine. Le chômage se maintient autour du taux record de 10 %, les emplois précaires prolifèrent - et le contrat « nouvelle embauche » va encore renforcer cette tendance -, le pouvoir d'achat - celui des ouvriers et des employés comme celui des cadres - se dégrade, les finances publiques dérivent, la dette s'accumule. L'échec est là et les inégalités se creusent comme jamais. En dépit des prévisions optimistes et des déclarations martiales, notre croissance ne dépassera pas 1,5 % cette année. Ce chiffre est dans la lignée de nos résultats économiques depuis 2002 : très mauvais. Le gouvernement, comme toujours, se défausse.

Et pourtant, l'économie mondiale, en croissance annuelle de 5 %, est florissante. Le dynamisme américain, porté par un progrès technique accéléré, ne se dément pas. Les pays émergents nous rattrapent - la Chine en est le symbole. Ouvrons les yeux. Il y a vingt-cinq ans, la France était en voie de rattraper le niveau de vie des Etats-Unis. Au rythme actuel, dans dix ans, le niveau de vie des Français sera retombé à 60 % de celui des Américains, dans une situation intermédiaire entre les Etats-Unis et les pays émergents.

Si la France se porte moins bien que ses partenaires, c'est, d'abord, parce qu'elle est mal gouvernée. Les décisions nécessaires ne sont pas prises. Les décisions prises ne sont pas nécessaires ­ quand elles ne sont pas néfastes. En cette rentrée, les Français attendent de l'opposition qu'elle s'oppose, ils attendent aussi des socialistes qu'ils proposent. Nous avions, avec Lionel Jospin, relancé l'économie française en 1997. La France présente apparemment aujourd'hui les mêmes symptômes. La tentation est donc forte de lui apporter les mêmes remèdes, pourtant la maladie est aujourd'hui différente. Pourquoi ?

Première raison : parce que l'économie française est plus profondément atteinte. En 1997, la droite avait assassiné la demande intérieure. Aujourd'hui, la consommation des ménages est « seulement » chancelante - même si la hausse du pétrole continue d'inquiéter. La nouveauté, c'est qu'en plus, l'offre des entreprises est touchée. L'effondrement du commerce extérieur, largement bénéficiaire jusqu'en 2002 et désormais dans le rouge pour la première fois depuis 1992, en atteste : notre économie ne répond plus à la demande internationale. Conséquence : contrairement à 1997, nous ne pourrons pas centrer notre politique sur la seule relance de la consommation, nous devons aussi renforcer l'offre grâce à des investissements productifs.

Deuxième raison : en 1997, nous avions l'euro en perspective : l'Europe était un facteur de confiance. Aujourd'hui, elle est en panne. De rodomontade en défausse, le gouvernement a gâché l'embryon de coordination économique que nous avions créé autour de l'Eurogroupe. La politique économique européenne est ainsi gravement défaillante. Et l'échec de la Constitution européenne a achevé de saper la confiance, l'espoir européen est à reconstruire.

Troisième raison : en 1997, on parlait beaucoup de mondialisation, mais on n'en voyait guère les effets. Aujourd'hui, il suffit d'aller dans son centre commercial pour constater combien de produits sont fabriqués en Chine ou ailleurs. La conséquence, c'est le retour de la question sociale : le monde est aujourd'hui, et pour longtemps, abondant en travail bon marché. Et les effets sont d'ores et déjà visibles : pression à la baisse sur les salaires, licenciements, délocalisations.

Conclusion ? Nous ne traiterons pas les problèmes de 2007 avec les recettes de 1997. Aussi, mes propositions pour demain tournent autour d'une orientation et de trois directions principales.

L'orientation, c'est le « développement solidaire ». Je dis bien développement car nous ne pouvons plus nous limiter à une seule vision quantitative de la croissance. Parce que la société des hommes ne se limite pas à la seule économie, il est indispensable d'intégrer des objectifs non marchands : l'éducation, la santé... Solidaire, parce que c'est le cœur du modèle français et européen.

Solidarité entre nous, par la redistribution. Solidarité avec les générations à venir : c'est le développement durable - laisser un monde meilleur à nos enfants. Solidarité avec le reste de la planète : nous ne saurions nous constituer en isolat de prospérité dans un monde misérable - le terrorisme, entre autres signes, est là pour nous le rappeler douloureusement. Nicolas Sarkozy a tort : nous ne saurons répondre à la crise - bien réelle - de notre modèle par l'abandon de la solidarité. Les Français ne sont pas prêts à le brader au profit du néolibéralisme américain. Ils veulent au contraire le rénover.

Rénover notre modèle passe d'abord par l'emploi, qui doit rester notre objectif premier : le chômage est un scandale, le travail, la clé de voûte de nos valeurs. Gardons, comme en 1997, un cap volontariste sur le plein-emploi. Mais la méthode sera différente. D'abord, il faudra compter davantage sur la croissance elle-même que sur l'enrichissement de son contenu par de nouvelles incitations réglementaires ou financières. Ensuite, il faudra avoir une approche équilibrée entre préservation des emplois existants et augmentation des chances de retour à l'emploi. Certes, il faudra continuer à protéger les emplois. Le déferlement récent du textile chinois, en raison de la levée des quotas d'importation, l'a montré : nous ne pouvons laisser jouer sans entraves les forces de la mondialisation. C'est ainsi que j'ai proposé un plan de lutte contre les délocalisations : aides à la reprise d'un site pour éviter sa fermeture « sèche », intervention en capital de la puissance publique en attendant un repreneur (ce que certains ont appelé des « nationalisations temporaires »), maintien de la taxe professionnelle après le départ pour permettre la réindustrialisation du site... Mais il ne faut pas mentir aux salariés : ils savent ce que valent les promesses sans suite. Nous n'éviterons pas toutes les destructions de postes. C'est pourquoi la puissance publique doit aussi s'investir dans l'appui aux salariés qui ont perdu leur emploi. Tel est le sens de la « sécurisation des parcours professionnels » proposée par la CFDT.

La deuxième politique, c'est la mutation profonde de notre économie. Il faut des efforts massifs dans une série de domaines stratégiques : la recherche, l'enseignement supérieur, l'innovation. Or, depuis cinq ans, on parle bien d'économie de la connaissance, mais nous la voyons se développer partout sauf chez nous. Le classement mondial des universités que publient chaque année les Chinois nous place en piètre position. La dépense nationale par étudiant stagne à un niveau misérable. La déshérence des laboratoires désespère nos chercheurs. Je ne peux l'accepter.

La troisième politique passe par la refondation de la politique économique européenne. Je veux être net : aux premiers temps de la monnaie unique, le pilotage automatique de la zone euro, à travers les règles du pacte de stabilité, pouvait avoir des vertus. Il est totalement inapproprié aujourd'hui : il faut mettre un pilote dans l'avion européen ­ et créer, enfin, un gouvernement économique de la zone euro, chargé de la coordination budgétaire et de la politique de change. Ce gouvernement économique devra dialoguer avec l'autre acteur de la politique économique européenne, la Banque centrale européenne, dont le rôle n'est pas de donner des leçons aux gouvernants et aux sociétés mais de prendre sa part à la dynamisation de l'économie européenne.

Ces politiques ont vocation à recréer un cercle vertueux entre croissance et solidarité. En rythme de croisière, elles seront financées par la croissance supplémentaire qu'elles génèrent. Mais au départ, il faut amorcer la pompe. Et cet amorçage coûtera cher. Si l'on veut convaincre les Français, il faut dire la vérité sur les nouvelles ressources. Certaines pistes me paraissent prioritaires, comme d'ouvrir à l'Union européenne la capacité d'emprunter. Mais nous n'échapperons pas à un réaménagement de la fiscalité qui pèse trop sur les salariés. Plusieurs propositions sont sur la table : création d'un impôt européen sur les sociétés, rééquilibrage de l'impôt sur le travail et de celui sur les plus-values, mais aussi utilisation de la TVA pour protéger les citoyens contre les conséquences dommageables de certains produits en matière de santé (junk food) ou d'emploi (délocalisations).

Ces instruments doivent avant tout être au service d'un objectif : le développement solidaire. C'est lui qui doit nous guider pour tracer le chemin d'une alternative pour la France en 2007. Et, ainsi, redonner l'espoir aux Français qui, 100 jours après l'entrée en fonction du nouveau gouvernement, ont besoin d'autres perspectives.
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