Budget de l'injustice
et de l'esbroufe

Dominique Strauss-Kahn
Entretien avec Dominique Strauss-Kahn, député du Val-d'Oise, ancien ministre de l'économie, paru dans le quotidien Le Monde daté du 24 septembre 2004.
Propos recueillis par Jean-Michel Bezat


 

Comment qualifieriez-vous le budget pour 2005 présenté par Nicolas Sarkozy ?
C'est le budget de l'injustice et de l'esbroufe : l'injustice, car les rares mesures favorables sont concentrées sur une fraction très limitée de la population, alors que 40 millions de Français ont été oubliés ; l'esbroufe, car sur de nombreux sujets - les prix, la cohésion sociale, les délocalisations -, il y a des annonces, mais pas de réalité derrière. Au total, c'est le budget d'un candidat, pas celui dont la France a besoin.

Il prévoit tout de même une réduction du déficit public...
Si nous sommes dans cette situation, qui pénalise la croissance et nous rend incapables d'avoir une parole forte en Europe, c'est parce que ce gouvernement a laissé filer les déficits depuis 2002. Surtout, cette baisse - si elle est suivie d'effets - ne concerne que le budget de l'Etat. Ce qui m'inquiète le plus, c'est le déficit de l'assurance-maladie qui continue d'enfler, en dépit d'un plan annoncé à grand renfort de trompettes. Il compromet notre santé financière pour longtemps.

Le gouvernement n'a prévu que 5 milliards de dépenses supplémentaires en 2005. Que pensez-vous de cette rigueur ?
En 1998, j'avais construit un budget dans lequel les dépenses n'augmentaient pas plus vite que l'inflation, et il a été exécuté dans ces conditions. Je ne suis donc pas hostile à la maîtrise des dépenses. Mais tout dépend de celles que l'on privilégie et de la réalité de l'effort. Prenez la suppression du prêt à taux zéro. M. Sarkozy remplace une subvention publique par une baisse d'impôt. C'est évidemment injuste, mais en plus, cela donne l'apparence d'une maîtrise de la dépense, seulement l'apparence. Il y a des artifices du même type dans les crédits de la recherche.

Que fallait-il privilégier ?
Ce qui manque le plus cruellement, ce sont les crédits de l'emploi. La croissance, qui revient doucement, et avec retard par rapport aux Etats-Unis, en crée très peu. L'absence dans le budget de tout élément susceptible de transformer la croissance en emplois et le démantèlement de contrats aidés, comme les emplois-jeunes, m'inquiètent. Je rappelle qu'entre 1997 et 2000, la croissance forte s'est traduite par la création de 2 millions de postes de travail.

Mais les Etats-Unis souffrent aussi d'une reprise économique sans emplois...
Il est vrai que sur, le long terme, les gains de productivité font que la croissance de l'emploi est moins rapide que la croissance économique, justifiant la baisse continue du temps de travail. Mais ceci ne vaut pas pour deux périodes séparées par quelques années : si l'économie américaine sous Clinton et l'économie française sous Jospin ont créé autant d'emplois, c'est parce que nos politiques visaient en priorité à transformer la croissance en emplois ; si avec Bush ou Raffarin la croissance retrouvée n'a pas les mêmes effets sur le marché du travail, ce n'est pas une loi économique de long terme qui est à l'œuvre, mais la conséquence directe de leurs politiques.

Il y a tout de même des mesures en faveur de l'apprentissage et des emplois à domicile...
Est-ce que l'économie d'un pays de 60 millions d'habitants peut vivre sur ces emplois ? On n'est même pas sûr de l'efficacité de la réduction d'impôt sur la création d'emplois. De toute façon, c'est ridicule au regard de l'enjeu. Ce qui est angoissant avec ce gouvernement, c'est qu'il n'a pas de vision à long terme de ce que sera l'emploi dans cinq à dix ans.

Que faire pour doper la croissance en emplois ?
Il faudrait un véritable soutien à la consommation, mais la loi Sarkozy n'est pas à la hauteur du problème. Il y a quelques jours, un sondage montrait que 64 % des Français sont pessimistes pour l'avenir, et que 4 % seulement sont prêts à consommer davantage.

Des économistes assurent que les prélèvements obligatoires augmenteront en 2005, M. Sarkozy le dément. Qu'en est-il ?
Il est sûr que la hausse de certains prélèvements va au minimum annuler la baisse de certains autres. Année après année, ce gouvernement accorde des allégements d'impôts à une partie limitée des Français en la faisant financer par tout le monde, notamment par la hausse des cotisations.

Il affirme que la baisse des droits de succession est favorable aux classes moyennes...
Aux classes moyennes ? Aujourd'hui, 80 % des Français ne sont pas touchés par l'impôt sur les successions. Seuls 20 % le paient.

Fallait-il quand même réformer ces droits de succession ?
Sans doute. Je ne me satisfais pas de l'écart énorme entre le coût de la transmission en ligne directe et la transmission vers les collatéraux. Ce que le code civil autorise, le code fiscal l'interdit. Mais une autre question se pose. Des pays comme les Etats-Unis ou le Japon ont des droits de succession beaucoup plus élevés que les nôtres. Si un héritier n'est pas capable de faire fructifier la fortune qu'il reçoit, en deux générations, elle sera complètement absorbée par l'impôt. Faut-il privilégier la transmission et la constitution de dynasties ou, au contraire, faciliter la possibilité pour chacun de se constituer un patrimoine à partir des fruits de son travail ? Moi, je choisirai toujours la production contre la rente.

M. Sarkozy accuse les nouveaux pays de l'Union de pratiquer un dumping fiscal qui encouragerait les délocalisations. Le rejoignez-vous ?
C'est une analyse à courte vue et à forts relents démagogiques. Les élargissements successifs ont toujours reposé sur l'idée que le développement des entrants offrirait des débouchés à notre propre économie et serait un facteur de notre croissance future. Aujourd'hui, j'entends des arguments nationalistes, les mêmes qu'au moment de l'adhésion de l'Espagne et du Portugal. Or, on sait ce que la croissance européenne doit au formidable développement de l'économie espagnole.

Pourtant, si la construction européenne repose sur la solidarité, celle-ci doit être négociée. Mais il faut le faire directement avec les intéressés, et ne pas se contenter de rodomontades à la télévision au seul usage des électeurs français ! J'ajoute que ces pays moins riches ne doivent pas être les boucs émissaires de nos propres faiblesses, notamment de la difficulté de ce gouvernement à mener une politique industrielle et à agir sur les bassins d'emplois où les entreprises disparaissent.

Le gouvernement a pourtant décidé des aides fiscales...
Lutter contre les délocalisations suppose un interventionnisme économique à mille lieues de la politique de M. Raffarin. Ce n'est pas à coups de baisses de charges que l'on y parviendra. L'avenir, c'est le développement de l'éducation et de la formation. Or notre pays prend la direction inverse, comme l'a montré le mouvement des chercheurs au printemps. En étant si chiche sur la recherche et l'enseignement supérieur, le gouvernement prépare les délocalisations de demain.

Que pensez-vous des efforts de M. Sarkozy pour relancer la coordination des politiques économiques en Europe ?
Depuis que l'euro est en place, chacun sait que notre sort est lié à celui de nos voisins et que la coordination des politiques économiques est indispensable : elle permettrait de faire gagner un point de croissance à la zone euro. La droite en parle, mais rien ne se fait. La France n'est pas encore rentrée dans les clous de Maastricht, elle est donc mal placée pour être le fer de lance de cette coordination. La question est la suivante : y a-t-il eu un débat préalable pour mettre en phase les budgets français et allemand ces derniers mois ? La réponse est non.

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