La gauche doit rénover
le modèle social français

Dominique Strauss-Kahn



Entretien avec Dominique Strauss-Kahn, député du Val-d'Oise, paru dans l'hebdomadaire Challenges daté du 17 novembre 2005
Propos recueillis par Ivan Best et Pierre-Henri de Menthon
 

Contestez-vous l'économie de marché, comme l'écrit la motion Hollande que vous avez signée ?
Je la conteste si l'économie de marché devait à elle seule organiser la société ! L'économie de marché produit des richesses - et c'est sa supériorité sur le socialisme de la pénurie que nous avons connu avec l'URSS, la Chine, l'Europe de l'Est ou Cuba. Mais la logique du marché ne peut pas intégrer tous les aspects de la vie humaine. Il ne faut pas confondre la légitime recherche d'une gestion la plus efficace possible et la volonté de tout faire entrer dans le domaine marchand. L'éducation, la santé, la Sécurité sociale, les services publics, l'aménagement du territoire procèdent de l'intérêt général. Souvent le marché ne sait pas en tenir compte et parfois, quand bien même il le saurait, il ne le peut pas parce qu'il fonctionne mal.

Quelle différence y a-t-il aujourd'hui entre la droite et la gauche ?
Jamais le débat n'a été aussi clair. La ligne de démarcation aussi nette. Nicolas Sarkozy a fixé comme but à l'UMP la rupture avec notre modèle et l'adaptation à marche forcée au modèle anglo-saxon. C'est vrai d'abord des questions économiques et sociales. Voyez ce qui se passe avec la Sécurité sociale et les 18 euros demandés à l'hôpital ou avec le contrat nouvelle embauche. Ce n'est que le début de la révolution libérale que la droite appelle de ses vœux. Mais c'est vrai aussi des questions de société : le communautarisme, la laïcité, le conservatisme des mœurs. La société libérale-conservative, voilà son objectif. La gauche doit rénover notre modèle social pour qu'il retrouve son efficacité en termes de solidarité, de promotion, de protection et d'innovation. Dans le même temps, la gauche doit étendre le domaine de la liberté en combattant les discriminations, les inégalités, les injustices. Le socialisme des temps nouveaux doit rénover avec le souffle d'une république moderne.

Pourquoi le Parti socialiste n'est-il pas un parti social-démocrate ?
Pour deux raisons. Le socialisme français s'est développé au travers des municipalités. D'emblée autour des Bourses du travail, du développement des sociétés d'entraide, il a construit une contre-société. Mais il n'a pas entretenu de lien organique avec le mouvement syndical comme en Allemagne et en Grande-Bretagne. Par ailleurs, à la différence des Allemands, les socialistes français ont tardé à accepter l'économie de marché, même pour la contester.

Que pensez-vous de Tony Blair ?
Tony Blair est venu au pouvoir après dix-sept ans de thatchérisme. De plus, le mode de scrutin à un tour - celui qui arrive en tête au premier tour est élu - pousse à une politique au centre. Ainsi, la combinaison du mode de scrutin et de l'offre politique explique en partie ce qu'on appelle le blairisme. Quoi qu'il en soit, ce qu'il a mis en œuvre au Royaume-Uni n'est pas transposable à la France, et j'ai de nombreux désaccords avec Tony Blair qui concernent aussi bien le soutien au communautarisme religieux que l'alignement sur les Etats-Unis en matière de politique étrangère. Mais je partage la même ambition que Tony Blair : le propre de la gauche n'est pas d'épouser les colères mais d'apporter les solutions.

Qu'est-ce que ce « socialisme de la production » que vous défendez ?
Il consiste à traiter les inégalités à la racine, dans le système de production, là où elles se créent, à l'école par exemple, et ne pas se limiter à la redistribution après coup, même si celle-ci est évidemment nécessaire.

En quoi vos propositions sont-elles différentes de celles des autres motions ?
Elles peuvent être différentes sans être incompatibles, et je trouve l'atmosphère moins délétère que lors du débat sur le référendum européen. Mon désaccord avec Fabius et Mélenchon porte d'abord sur l'Europe. Au bout du compte, leur motion préconise moins d'Europe alors que je souhaite une Europe qui avance. A propos du rassemblement à gauche, ils font mine de promettre à l'extrême gauche l'immobilisme alors que je veux le changement par la rénovation. Ils proposent aux socialistes d'être le trait d'union de la gauche alors que je demande que nous soyons le vecteur d'une orientation nouvelle.

Comment comptez-vous redonner confiance au pays ?
Je souhaite que les socialistes se tournent plus vers les Français. Il faut remettre les préoccupations sociales, l'emploi, les salaires et le pouvoir d'achat au cœur de la politique. Il y a une urgence sociale, comme le dit Emmanuelli, le pays est au bord de l'implosion. Après le social qui est ma priorité, il faudra s'attaquer aux ratés de la démocratie. Si je ne crois pas nécessaire d'instaurer une VIe République, comme le préconisent Arnaud Montebourg, Vincent Peillon et Benoît Hamon, je crois que leur intuition est juste.

Voulez-vous stopper les réformes du gouvernement Villepin ?
Sans doute sur de nombreux points. C'est le cas du CNE, qui nous ramène un siècle en arrière en réinventant le contrat journalier. Idem pour la réforme de l'impôt sur le revenu qui met à mal la progressivité de l'impôt, l'un des fondements de la République.

Et la réforme des retraites ?
Il faut s'affranchir de la logique qui est à l'œuvre et qui repose sur un affaiblissement de la solidarité. Ainsi, le système des retraites doit prendre en compte la pénibilité du travail. Il est logique que la durée de cotisation soit la base du calcul des pensions, mais il est choquant que la durée de vie, qui varie selon les professions, ne le soit pas. Ainsi, pour les métiers pénibles, une durée de cotisation moins longue n'est que justice.

Quelles sont les premières mesures d'urgence que vous prendrez ?
D'abord redonner la confiance, notamment par le dialogue avec les partenaires sociaux. Je préconise une conférence nationale avec tous les acteurs. Son but doit être de redéfinir un compromis social, c'est-à-dire un équilibre dans le partage de la valeur ajoutée. Ensuite, une loi d'orientation sur la recherche et les universités. Aujourd'hui, nous signons notre arrêt de mort en limitant les crédits de la recherche publique à 1,2 % du PIB. Nous devons, par ailleurs, mettre en place un plan de développement de nos PME. Celles-ci sont de moitié inférieures en taille à celles des Allemands mais aussi à celles des Italiens. Il ne faut pas que le Cac 40 masque nos difficultés. Enfin, mettre en œuvre une politique du logement exemplaire et volontariste. Un exemple : il faut légiférer au plus vite pour calmer la spéculation en combattant les ventes à la découpe. Bertrand Delanoë à Paris, Gérard Collomb à Lyon, Martine Aubry à Lille et bien d'autres maires de grandes villes se battent avec une main dans le dos contre la spéculation. Il faut les aider.

Comment financer ces mesures ?
Les financements doivent, dans une large mesure, se faire à un échelon européen. La taxe additionnelle sur l'impôt sur les sociétés, prévue dans le processus de Lisbonne, est une excellente idée. D'une manière générale, l'impôt sur les sociétés est un bon levier parce qu'elles sont les principales gagnantes à la mondialisation. Une hausse de 3 points dans le cadre d'une discussion inter-européenne serait une bonne solution. Outre l'arrêt de la réforme sur l'impôt sur le revenu, il conviendra aussi de fiscaliser plus sérieusement la spéculation immobilière.

Vous êtes également pour une hausse de la TVA. Une idée pas vraiment de gauche.
Tordons le cou à ce faux débat. Je n'ai jamais envisagé de relever la TVA, mais d'utiliser les taux pour privilégier l'emploi. Le consommateur gagne à la mondialisation grâce aux importations à bas coût, et le salarié y perd par la destruction des emplois. Je n'accepte pas qu'on puis­se assister sans rien faire à la destruction de pans entiers de notre économie. La TVA peut être utilisée pour réorienter la consommation, comme on le fait avec d'autres impôts pour limiter la consommation de tabac ou d'essence. Des considérations écologiques ou de santé publique pourraient aussi entrer en ligne de compte dans la définition des TVA. Pourquoi un produit sain serait-il taxé de la même façon qu'un qui entraîne des risques d'obésité ?

Faut-il renationaliser EDF ?
L'ouverture du capital d'EDF n'a de justification ni industrielle ni financière. J'y suis opposé. Quand l'intérêt collectif l'exige, la nationalisation peut être une solution, cela a été le cas pour faire entrer Matra dans le giron public afin de créer EADS. De même pour les PME. J'y étais par exemple favorable sur le dossier Sediver, société stratégique du transport de l'électricité.

Jospin sera-t-il candidat en 2007 ?
Seul lui peut le dire. Mais il aura évidemment une grande influence. La tâche pour la France est immense. Notre pays est à la croisée des chemins. Il n'est pas voué au déclin mais nous aurons besoin de toutes les énergies et de tous les talents. La gauche au pouvoir doit se fixer l'objectif du sursaut, d'un nouveau départ. C'est à cela que je me consacre.

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