Une nation est née

Dominique Strauss-Kahn
par Dominique Strauss-Kahn, député du Val-d'Oise
Point de vue paru dans les pages " Horizons " du quotidien Le Monde daté du 26 février 2003


 
C'est une naissance imprévue, impromptue, improbable. C'est une naissance extraordinaire, au sens littéral du mot. Mais c'est une naissance qui est passée inaperçue - ou presque. Samedi 15 février dernier, en effet, une nouvelle nation est née dans la rue. Et cette nouvelle nation, c'est la nation européenne.

Je mesure que cette thèse optimiste se situe à contre-courant des vents dominants qui convergent aujourd'hui vers une même déploration de la division de l'Europe. Chacun y va de son commentaire qui veut sembler d'autant plus informé qu'il est plus pessimiste. Comme d'habitude les Cassandre sont légion et ternissent les espérances.

Et pourtant ! Il ne s'agit pas ici de tempérament : la question n'est pas de savoir si le verre est à moitié plein ou à moitié vide. Il s'agit d'angle de vue : si l'on abandonne la mécanique communautaire pour la politique et l'histoire, si l'on s'extrait de l'immédiat pour se projeter dans l'avenir, si l'on se focalise sur les peuples et non sur leurs gouvernements, on comprend que les manifestations de Londres, Rome, Madrid, Paris ou Berlin constituent un grand événement et marquent peut-être une césure : il y aura un avant et un après-15 février. D'autant que ces manifestations, pour symboliques qu'elles soient, reflètent de surcroît des majorités immenses que les sondages mettent en évidence et qu'aucun autre sujet n'avait su provoquer.

Assurément, il existait jusqu'à présent un modèle européen. Chacun savait, quand il se promenait dans une ville européenne, sur quel continent il était. Chacun mesurait, quand il allait voir un film européen, dans quelle partie du monde cette œuvre avait été écrite. Chacun comprenait, quand il était confronté aux aléas de la vie - la maladie, la vieillesse, le chômage -, que son système de protection sociale reflétait la volonté de cohésion sociale qui caractérise le modèle européen. Bref, chacun saisissait qu'il existait sur notre continent quelque chose qui, au-delà de nos différences, nous distingue des modèles qui prévalent ailleurs, aux Etats-Unis comme au Japon, en Inde comme en Chine.

Mais, en même temps, chacun croyait que la proximité des situations nationales suffisait pour constituer, par juxtaposition, ce modèle européen.

Aujourd'hui naît - et c'est bien différent - une nation européenne. Sur un même continent, un même jour, pour une même cause, les peuples se sont levés. Et, brutalement, nous prenons conscience de ce que ces peuples ne font qu'un.

Nous prenons conscience de ce qu'il n'y a pas de différence de nature entre les manifestations des métropoles régionales - Marseille, Lyon ou Lille - et les défilés des capitales nationales.

Nous prenons conscience de ce que les Européens partagent une vision commune de l'organisation du monde : loin des décisions solitaires dans un bureau Ovale, proche de la délibération collective dans le cadre d'institutions internationales (ONU, OMC...).

Nous prenons conscience de ce que les Européens adressent un message identique à leurs gouvernements - la " sur "-mobilisation en Italie, en Espagne et en Grande-Bretagne est de ce point de vue éclairante : faites l'Union, pas la guerre.

Le processus de formation d'une nation est évidemment long et complexe. Mais c'est toujours par rapport à d'autres qu'une nation se constitue ; c'est toujours dans le regard des autres qu'une nation existe. Aussi, même si la nation européenne n'en est qu'à ses balbutiements, elle se constitue et existe désormais.

Que manque-t-il à cette nation en gestation ?

Il ne lui manque plus - si l'on peut dire - qu'un exécutif politique digne de l'enjeu.

Déjà l'existence d'une déclaration adoptée à l'unanimité par le Conseil extraordinaire de Bruxelles du 17 février est le premier signe de la résonance des manifestations. Mais ce n'est qu'une avancée millimétrique. Un mouvement est maintenant lancé.

Alors que certains plaident pour bloquer l'élargissement ou pour suspendre la Convention - et parfois même les deux -, je suis convaincu, tout au rebours, qu'il faut avancer et même accélérer. C'est pourquoi nous ne pouvons nous satisfaire du bicéphalisme bancal aujourd'hui évoqué. Compromis misérable gros de conflits futurs, arrangement de couloir incompréhensible pour les peuples, pouvoir faible face aux tempêtes à venir ; il faut que la même femme, le même homme, issu(e) du Parlement européen, préside la Commission et le Conseil. Donnons un président à l'Europe.


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