De l'opportunité de la crise...

Dominique Strauss-Kahn
Intervention de Dominique Strauss-Kahn, député du Val-d'Oise, lors du conseil national du parti socialiste, le 9 octobre 2004.


 
Mes Camarades,

chacun l’a dit, chacun le sait, et je crois que personne ne le contestera, ni pour les tenants du oui, ni pour les tenants du non, l'Europe est au cœur de l’engagement des Socialistes. Et d’ailleurs, ce sont les Socialistes qui au cours des vingt dernières années, peut-être même avant pour certains d’entre eux, ont fait franchir à l'Europe la plupart de leurs grandes étapes, c’est François Mitterrand, c’est Jacques Delors, c’est Lionel Jospin.

Ce que nous avons devant nous maintenant, c’est une nouvelle étape, mais une nouvelle étape dans un contexte qui évidemment est un peu différent, un contexte à la fois fait de mondialisation, avec le risque réel que dans quinze ans n’existe plus qu’un seul modèle dans l’Occident qui soit le modèle américain, si l'Europe n’arrive pas à s’affirmer assez fort. Et un contexte qui est celui d’un terrorisme nouveau où, ce que nous avons construit en Europe, d’économique, de marché, ne suffit plus, car on voit bien qu’il faut aujourd’hui de la politique étrangère, de la défense, de la politique de la justice, de la police européenne aussi.

Et donc, c’est au regard du renforcement économique de l’Union, et au regard des fondements d’une politique étrangère, d’une politique de défense, d’une politique de sécurité intérieure, que ce qu’il y a dans ce Traité doit être regardé.

L'Europe a été à Dijon un des débats, et on a fait le choix, la majorité a fait le choix, mais certains dans la minorité sont d’accord avec ce point, je le crois en tout cas, de l'Europe fédérale. Dans ces conditions, la question qui se pose est de savoir si nous sommes avec ce traité dans une étape qui nous conduit à l'Europe fédérale ou dans une étape qui nous éloigne de cette Europe fédérale.

Il faut dire que c’est un Traité qui n’est pas banal. On était habitué à des traités concoctés par les gouvernements. Et là, on a un traité dont la méthode a été complètement différente et, si évidemment des centaines de millions d’Européens ne s’y sont pas directement intéressés, ça a été beaucoup plus public, beaucoup plus ouvert que ça ne pouvait avoir été avant.

On était habitué à des traités qui étaient des traités économiques, et donc sur le marché, sur la concurrence, sur tout un tas de choses que les Socialistes peuvent aimer modérément. Pour la première fois, nous avons un traité qui traite de politique et qui traite de social.

Pour la première fois nous avons un traité où il n’y a pas de compromis, où on ne nous demande rien en échange d’avancées, certes insuffisantes, mais d’avancées qu’on nous fournit. Il n’y a rien sur lequel nous reculions. Et c’est pour cela que, moi, j’invite les Socialistes à voter oui comme Européens, d’abord parce que ce Traité est plus lisible et personne ici ne dira le contraire : il y a moins de textes, un rassemblement des documents dans quelque chose qui, avant, était dispersée. Moins d’organes législatifs, moins de possibilités de faire des lois, des directives, des règlements cadres. Tout ceci est regroupé, simplifié. Il y a une meilleure répartition des compétences, c’est plus lisible aussi, entre l’Union et les États membres. Et puis, c’est un Traité qui est plus démocratique. Et personne ici non plus ne peut dire que ça n’est pas un Traité plus démocratique, quand le Parlement européen se voit pour la première fois doté de pouvoirs législatifs et de pouvoirs budgétaires que nous, socialistes, avant réclamés depuis longtemps.

Et puis, c’est un Traité qui est plus efficace parce que c’est vrai qu’avoir un président de l’Union pour deux ans, un ministre des Affaires étrangères permanent, avoir sur certaines questions, pas assez à notre point de vue, certes, mais sur certaines questions du vote à la majorité qualifiée, c’est une Europe plus efficace, plus lisible, plus démocratique, tout Européen peut considérer que dans ce traité il y a des pas en avant.

Mais sans doute ça ne suffirait pas, et moi ça ne me suffirait pas car il faut pouvoir adapter ce Traité, pouvoir voter oui comme socialistes. Et comme socialistes, qu’est-ce que je vois ?

Je vois qu’on y trouve nos valeurs, la plupart de nos valeurs, peut-être toutes nos valeurs dans la charte des droits intégrés dans le texte, dans les objectifs nouvellement annoncés pour l’Union, jamais le plein emploi, jamais l’économie sociale de marché n’était apparue dans nos textes. Certains diront : « Chiffons de papier, symboles »... Oui, d’accord, mais est-ce que pour des militants politiques pour nous, pour la longue histoire des socialistes, ce qui est inscrit dans les textes, ça ne veut rien dire. C’est la première fois que ceci est obtenu.

Et puis, comme socialistes, nous obtenons de nouveaux leviers, que ce soit ce qu’évoquait François tout à l’heure, les services publics encore trop timides, mais c’est un premier pas, les syndicats, évidemment, la création d’un pouvoir nouveau à l’euro groupe, ébauche qui commence à être sérieuse d’un gouvernement économique.

Et d’ailleurs, tout ceci est tellement vrai que la gauche européenne ne s’y est pas trompée. Nous citons les uns et les autres, certains pour s’en réjouir, d’autres pour le contester, le fait que tous les partis, sauf Malte, du PSE, sont pour. Mais la question, c’est : pourquoi ils sont pour ? Est-ce qu’on peut raisonnablement dire nous ici, Français, que nous sommes les socialistes français les seuls tenants de ce qu’est la gauche en Europe et que les autres n’ont rien à dire et ne comprennent rien ?

Quand la Confédération européenne des syndicats se prononce, elle aussi en son sein, elle peut être divisée.

Mais pourtant, est-ce que cela veut dire que lorsque le Président de la Confédération européenne des syndicats dit : « Ce Traité me va. », on pourrait tirer la conclusion inverse qu'au contraire il irait à l’encontre de tous ce que les syndicats peuvent souhaiter, évidemment pas.

A l’inverse, regardons le non, évidemment il n’est pas illégitime de vouloir voter non, c’est tout à fait légitime, c’est le sens même du débat que nous avons. Mais ce que je crois, c’est que ça nous mène à une impasse. Il y a d’abord les arguments dont nous savons tous dans cette salle qu’ils ont un poids relatif, très relatif. Quand on dit que ce Traité est le plus libéral qu’on n’ait jamais connu, honnêtement, l’équilibre est le même que dans tous les précédents, pas beaucoup mieux, en tout cas pas pire. Dans tous les traités précédents, il y avait des parts de libéralisme qui ne nous plaisaient pas. Et s’il y a des changements dans ce traité-là, ils vont plutôt dans le bon sens. On nous dit que tout cela est irréversible, François l’a dit là aussi, je m’inscris dans la ligne de ce qu’il a évoqué : en droit international, ce traité n’est pas plus irréversible que l’importe quel autre. Pour le changer, il faut de la volonté politique. Sera-t-elle là ? On verra.

C’est ça la question. Mais du point de vue juridique, ce n'est pas vrai. J’entends parler de tonnes de marbre dans lesquelles il serait gravé, je ne vois pas la moindre plaque de marbre pour mettre ce traité-là. On nous dit qu’il est plus américain, plus atlantiste, mais là aussi c’est de l’existant que l’on reprend. Et s’il y a un changement, c’est l’intégration de la Déclaration de Petersberg de 1992 et qui va plutôt dans le bon sens.

J’écarte ces arguments. L’argument qu’il me paraît nécessaire de discuter entre nous, c’est celui de la crise salutaire ou non. Est-il utile aujourd’hui, pour la gauche en général, pour la gauche française en particulier, spécialement pour les socialistes, de dire que c’est le moment de faire une crise ?

Parfois, oui, parfois c’est le moment. A Lorient, aux Journées parlementaires, Jean-Luc Mélenchon nous disais : « Je ne donnerai pas cher de socialistes qui pensaient qu’il faut jamais être en crise. » Tu as raison, reconnais avec moi que tu ne donnerais pas cher de dirigeants socialistes qui penseraient que systématiquement il faut la crise.

Ce n’est pas notre histoire, ce n’est pas notre tradition. La crise dépend du résultat qu’on peut en attendre. Alors là, où est le résultat possible ? Si de toute façon nous pensons que la crise va dans le mur, est-ce qu’on va y entraîner le Parti ? Est-ce que certains d’entre vous pensent que la crise est bonne pour la crise ? Si c’est ça, qu’ils le disent comme tel. Je ne crois pas que ce soit la majorité. La crise peut être bonne parce qu’elle permettrait de déboucher vers quelque chose qui nous paraîtrait meilleur.

Or, là, la crise conduit à quoi ? Sur le plan du fonctionnement de l’Union, elle conduit à Nice. On le sait. Personne ici ne pourra montrer le moindre article de Nice qui apparaîtrait meilleur que celui de ce Traité-là. L’inverse, en revanche, n’est pas vraie, il y a des articles du nouveau Traité qui sont meilleurs que les précédents.

Comment est-ce qu’on pourrait croire que la crise serait salutaire, c’est-à-dire que nous pourrions avancer plus loin vers ce que nous souhaitons en partant de moins loin, en partant d’un texte qui serait moins proche de nos objectifs. Comment est-ce qu’on pourrait croire que nous pourrions êtres capables d’avancer dans une crise salutaire quand il n’y a aucun partenaire disponible à gauche en Europe pour le faire avec nous ? Alors, le point que nous avons devant nous, c’est qu’il faut aller plus loin, personne ne dit : « On va s’arrêter avec ce texte-là. », évidemment, il faut aller plus loin sur le budget européen financé sans doute par l’impôt sur les sociétés, sur la mutualisation de la recherche, sur un traité social, sur les coopérations renforcées, sur l’avant-garde fédérale. Il y a un ensemble de sujets où je pense que nous sommes d’ailleurs ensemble assez d’accord sur le fait qu’il faille aller plus loin sur ces points-là et que ce texte-là ne suffit pas. Mais, pour aller plus loin, mes camarades, il y a une seule vraie solution, c’est d’avoir la base de départ la plus avancée possible et d’avoir le plus de partenaires avec lesquels on puisse avancer et qui veuillent avancer avec nous.

Le oui nous offre la base de départ la plus avancée possible, même si elle est encore bien loin de l’autre rive que nous voulons atteindre, et nous offre au sein de la gauche européenne les partenaires qui veulent avancer avec nous. Si nous disons non, et si avec nous la France dit non, alors il n’y a plus cette base avancée, nous repartons dans un Traité qui est moins utile, moins efficace, et jamais nous ne trouverons le moyen de faire d’un seul saut, d’un seul pas, un pas qui engendrerait et qui dépasserait ce que nous obtenons là et que nous voulons encore obtenir, mais surtout nous ne trouverons personne avec qui le faire et il faudra longtemps avant que nous soyons capables de convaincre nos partenaires européens qu’il faut que nous retravaillions ensemble pour refaire des propositions ensemble, comme nous l’avons fait cette fois-ci pour qu’au bout du compte ces propositions se retrouvant pour une large part dans le texte qui est proposé, les Socialistes français ne soient pas au rendez-vous. Ces partenaires, nos partenaires socialistes et sociaux-démocrates, nous en avons besoin pour construire l'Europe de gauche que nous voulons, et ces partenaires-là nous attendent pour venir être avec eux dans le soutien du texte qui nous est proposé.

Le oui nous autorise à avancer, le non nous l’interdit. Et, s’il n’y avait que cette raison-là, parce que, ce que nous devons regarder, ce n’est pas le passé, ce qui a été construit en Europe pendant vingt ans, ce que nous devons regarder, c’est ce que nous voulons faire maintenant ensemble. S’il n’y avait que cette raison-là, il faudrait la prendre pour adopter ce texte.


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