Numérique et création unis

Dominique Strauss-Kahn
Point de vue signé par Dominique Strauss-Kahn, député du Val-d'Oise, paru dans le quotidien Libération daté du 10 février 2006


 
La révolution numérique, annoncée depuis de nombreuses années, est désormais en marche. Elle a apporté de nouveaux usages de masse : e-mails, sites Internet, blogs, voix et image sur IP, téléchargement des contenus sur l'Internet... Elle a aussi modifié les équilibres existants. Tel est le cas du droit d'auteur, menacé par le peer to peer (P2P).

L'enjeu, c'est le financement de la création culturelle. Depuis 1777 et la création par Beaumarchais de la première association d'auteurs dramatiques, ce financement repose sur le droit d'auteur : l'artiste touche un droit sur la vente de chacune de ses œuvres. L'Internet y introduit un bouleversement majeur : la copie était le plus souvent artisanale sur les supports physiques ; elle devient massive sur les supports électroniques, en raison de la facilité d'accès et de téléchargement des œuvres sur l'Internet. Car ce sont désormais des millions d'internautes qui téléchargent gratuitement de la musique, et demain des films, en violation du droit d'auteur des créateurs.

La question est complexe et passionnelle. Elle oppose les internautes, stigmatisés en libertaires irresponsables, aux artistes, caricaturés en « ayants droit » d'un système archaïque et fermé. Les fournisseurs d'accès à l'Internet, accusés de fournir avec complaisance les armes aux « pirates », aux éditeurs - et singulièrement les majors - qui défendraient leurs superprofits. Les politiques qui se veulent modernes à ceux qui prétendent défendre la culture.

Dans ce contexte, l'attitude de la droite est coupable. Coupable de hâte inutile. Le projet de loi a été examiné en procédure d'urgence devant l'Assemblée nationale : il s'agit pourtant de la transposition d'une directive datant de 2002 - et la question est posée depuis l'affaire Napster à la fin des années 1990 ! Et coupable d'inconséquence. Le gouvernement présente un texte très répressif visant au téléchargement payant. Puis, patatras !, un « amendement surprise » des députés, qui vise à autoriser le téléchargement quasi gratuit via une licence globale, renverse radicalement l'économie du texte. Nouvelle volte-face le 13 janvier avec la nouvelle mouture du projet : retour au téléchargement payant, sur un mode moins répressif.

J'invite le gouvernement à reprendre le débat sur des bases saines. Opposer internautes et artistes n'est pas acceptable. Face à un tel enjeu de société, il faut ouvrir le dialogue avec tous les acteurs et faire émerger une solution négociée, acceptable par tous. Le gouvernement pourrait structurer ce dialogue autour de deux idées simples, qui me paraissent pouvoir faire consensus.

Première idée : aucune solution ne saurait remettre en cause le financement de la création culturelle. Soyons clairs : il est légitime de rémunérer un auteur pour son travail. Si on le prive de rémunération, on tue à coup sûr la création et, de surcroît, les emplois qui y sont associés. Que les spécificités de la chaîne de production culturelle (majors, concentration) aient un impact sur cette création, c'est certain. Qu'une partie de la rémunération des créateurs soit captée par l'industrie culturelle, sans doute. Mais cela doit aboutir à la lutte contre les concentrations, pas à la remise en cause du principe de la rémunération des créateurs ! Dès lors, la mise à disposition quasi gratuite d'un bien culturel protégé par le droit d'auteur est illégitime. C'est vrai pour les supports physiques : le livre, le CD, le DVD... C'est vrai aussi pour les supports électroniques : le téléchargement gratuit sans contrepartie n'est pas une option valable. Aucun pays, d'ailleurs, ne s'est engagé dans cette voie.

Deuxième idée : il ne faut pas s'opposer aux nouveaux usages de l'Internet, et notamment le P2P. D'abord, parce que ce serait illusoire techniquement. Les technologies de blocage du P2P seront toujours sujettes à des contournements. Un exemple : le développement du P2P par e-mail est indétectable, sauf à remettre en cause la notion de correspondance privée.

Ensuite, parce que ce serait une erreur politique. La révolution numérique a apporté des progrès considérables. Progrès dans l'accès à la culture : l'Internet est un média de masse, avec 25 millions d'internautes en France, dont 9 millions en haut débit. Progrès dans l'offre culturelle accessible : comment comparer les présentoirs des circuits de distribution physique et l'offre quasi illimitée de l'Internet ? Et progrès enfin, dans les usages. Car les utilisateurs des réseaux de P2P ne sont pas intéressés que par la gratuité : ils sont aussi séduits par la simplicité d'accès, l'instantanéité, la mobilité. C'est très net dans le domaine musical : grâce à l'Internet, plus de Français écoutent plus de musique dans plus d'endroits.

Enfin, parce que ce serait un contre-sens économique. L'industrie culturelle, notamment musicale, a vécu ces vingt dernières années sur un modèle économique fastueux : le saut technologique du vinyle au numérique a permis d'engendrer une manne financière, par conversion de 45 tours à un euro en CD à quinze euros. Ce modèle n'est plus viable. Il a subi une forte contestation par les produits téléphoniques (portables, SMS, MMS...), qui se disputent le budget des jeunes. L'Internet n'a fait qu'accélérer cette déstabilisation. L'industrie doit réfléchir à un modèle économique adapté à la distribution des biens culturels dans le monde numérique. Sur la base de ces deux idées simples, le dialogue peut s'établir entre tous les acteurs. Il s'agira d'étudier toutes les solutions envisageables, sans préjugés et sans tabous.

Une première solution est avancée par certains : le maintien de l'interdiction du P2P et la protection du droit d'auteur par des technologies anticopie, basées sur les DRM (Digital Rights Management). Le principe : le téléchargement depuis les sites légaux, comme I Tunes Music Store, est payant ; les œuvres téléchargées ne peuvent pas être copiées ; les téléchargements illégaux des pirates sont poursuivis pénalement. Une telle solution est logique : il s'agit d'une adaptation du droit d'auteur à la spécificité de l'Internet mais le principe reste le même ­ le paiement du créateur œuvre par œuvre. Elle suppose deux aménagements pour éviter des abus préjudiciables aux usagers de l'Internet. D'abord, le P2P doit naturellement être autorisé pour toutes les œuvres non protégées. Ensuite, la copie privée étant licite, son usage ne doit pas être restreint. Or les DRM actuels sont incompatibles entre eux ­ ainsi, les chansons achetées sur le site d'Apple ne peuvent être lues que sur l'IPod d'Apple. Cela n'est pas acceptable, le législateur doit garantir l'interopérabilité des lecteurs numériques. Enfin, les sanctions doivent être adaptées. La graduation des peines (mail d'avertissement, lettre recommandée, amende...) est une idée intéressante.

Il paraît peu raisonnable de prévoir des peines d'incarcération pour des pratiques illégales de téléchargement. Patrick Bloche a raison : le risque d'incarcération placerait des millions de Français, et notamment la quasi-totalité des adolescents, dans une insécurité juridique aberrante. Finalement, cette solution paraît peu séduisante.

Une deuxième solution a fait irruption sous la forme d'un amendement parlementaire : la licence globale. L'idée est d'autoriser le téléchargement libre en P2P, en échange du paiement par les internautes d'un forfait mensuel de l'ordre de 5 euros par mois acquitté au fournisseur d'accès. Je suis personnellement très dubitatif. La licence pose un problème de répartition de la manne collectée : quelle clé retenir entre industriels et créateurs, et entre artistes ? Surtout, la licence est conçue comme volontaire. C'est une naïveté : pourquoi les internautes seraient-ils plus disposés à payer un forfait mensuel plutôt qu'œuvre par œuvre ? Et quels seraient les moyens de contrôle, si ce n'est ceux - répressifs - que les partisans de cette solution se refusent à mettre en place pour le téléchargement payant ? Sans doute faudrait-il que la licence soit obligatoire. Mais cela pénaliserait ceux qui téléchargent pas ou peu.

Diverses autres solutions sont possibles, qui n'ont pas été suffisamment étudiées. Par exemple, le forfait mensuel payé aux sites légaux, sur le modèle de la carte d'abonnement cinéma illimité : c'est la solution industrielle retenue par l'opérateur SKT en Corée. Ou encore la taxe unique acquittée sur le support - baladeur, ordinateur...

Une solution alternative me paraît mériter une attention particulière : celle de la légalisation payante du P2P. Le téléchargement serait autorisé (sur la base d'une source initiale légale), mais il serait payant quand l'œuvre est protégée. Le paiement serait collecté par le fournisseur d'accès en sus de l'abonnement, une fois par mois. Les avantages sont nombreux. La révolution numérique devient une chance, et non plus une menace, pour la culture : la création serait financée par le P2P, et non pas contre lui ou en dépit de lui. Les droits d'auteur des artistes seraient proportionnels aux téléchargements réels de leurs œuvres. Le coût serait juste, car fonction de l'usage. Le coût par téléchargement nécessaire pour financer la culture serait bas, sans doute moins de dix centimes d'euro par œuvre : on évalue à près de 500 milliards de téléchargement par an le flux de P2P dans le monde ! L'économie de la culture passerait à un modèle d'hyper-masse, où l'augmentation phénoménale du volume compenserait la baisse des prix. En revanche, il faudrait instaurer une traçabilité des œuvres protégées. On peut craindre qu'une telle traçabilité constitue une menace potentielle pour la vie privée. Je pense que ces craintes - fondées - peuvent être apaisées. En effet, les nouvelles technologies Internet (IP v6) permettent de séparer les informations publiques du type DRM des données privées.

Pour la gauche, soucieuse de la diversité culturelle, l'objectif doit être clair : préserver, dans un monde bousculé par la révolution numérique, à la fois la juste rémunération des auteurs et l'accès le plus large de tous à la culture. S'engager dans cette voie, c'est se battre pour une société plus humaine, plus juste, plus inventive. Si une seule priorité de l'action politique de François Mitterrand devait rester à la postérité de l'histoire, ce serait sans doute la place essentielle accordée à la culture. La période est propice à se rappeler ces choix majeurs. Et à y être fidèle.
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