A quoi sert un parlementaire ?

Dominique Strauss-Kahn
Après la publication, dans le Monde du 11 décembre, du manifeste de douze députés socialistes appelant à un renouveau de la démocratie, Dominique Strauss-Kahn, président de la commission des finances de l'Assemblée nationale et ancien secrétaire aux études du PS, propose des réponses aux questions soulevées par ses collègues.
Point de vue paru dans le quotidien Le Monde daté du 16 décembre 1990


 
Depuis quelques semaines, quelques mois peut-être, la vie politique française semble à la dérive. Une succession d'" affaires " a terni l'image des parlementaires, voire de la démocratie ; l'action politique n'intéresse plus ; partout dans le pays monte la colère.

Pourtant les époques sont rares qui ont une telle soif de choix politiques. Loin de réagir, le monde politique s'autodéfend et alternativement s'épuise en querelles internes. A droite comme à gauche, on n'entend plus qu'un seul mot qui tient lieu de projet : la rénovation.

Sous cette terne lassitude couve la révolte. Il y a peu de jours, une poignée de députés socialistes ont crié leur refus d'une vie politique qui s'enlise et d'une démocratie qui s'affaiblit. Les maux qu'ils décrivent, tous les élus les ressentent avec la même intensité. Tous auraient pu signer. Ce cri est le nôtre. Mais un cri n'est jamais une réponse.

Il faut défricher les sentiers d'une volonté nouvelle et d'abord répondre à une question qui est au coeur d'une démocratie représentative : à quoi sert un parlementaire ? La Ve République a voulu cantonner le Parlement dans un rôle mineur, elle y est parvenue. La liste est longue, fastidieuse et connue qui énonce les éléments de cette infantilisation. Le principal est, bien entendu, l'existence d'une fonction de premier ministre responsable devant une Assemblée et surtout une majorité qu'il peut contraindre à loisir puisqu'elle n'a pratiquement d'autre choix que de se soumettre ou de se saborder. C'est la dissuasion à l'envers. Ne disposant que de l'arme atomique qu'est la censure, toute riposte graduée lui est interdite.

Certes, le régime ne se veut pas parlementaire. Il paraît que ce système correspondrait mal au génie de notre peuple. Soit.

Quoi qu'il en soit on ne reviendra pas sur l'élection présidentielle au suffrage universel. Mais alors, s'il n'est pas parlementaire, qu'il soit présidentiel !

Si les institutions étaient seules responsables de l'atonie ambiante, on comprendrait difficilement que ce malaise ait mis trente ans à émerger. En effet, pour produire la crise de la vie politique à laquelle nous assistons, il faut un mélange fait des institutions de la Ve République et d'un consensus doux engendrant la torpeur. De celle-ci découle le désintérêt pour la chose publique, la décrédibilisation du discours politique et l'incapacité de se projeter dans l'avenir. Si rechercher le consensus signifie que les hommes de bonne volonté doivent pouvoir travailler ensemble, chacun y sera favorable. Mais pour pouvoir dégager des majorités d'idées, faut-il encore qu'il y ait des idées. Pour parler aux autres, il faut savoir ce que l'on pense, faute de quoi l'on bredouille. La recherche du consensus doit être postérieure à l'affirmation des convictions et non s'y substituer.

Parmi ces convictions, il en est une, très forte à gauche, selon laquelle l'action politique ne peut se limiter à la gestion. Gérer est aujourd'hui le minimum exigible de tout gouvernement compétent. Mais de la même manière qu'il a fallu aux socialistes du courage en 1983 pour prendre un virage difficile, il faut aujourd'hui accepter l'idée d'un renouveau de l'ambition. Loin de toute politique aventureuse, affirmons simplement des positions politiques.

Assurément, nos marges de manœuvre économiques ne sont pas grandes, qui ne le voit ? Doit-on pour autant considérer qu'elles sont nulles ? Ainsi, nous devons appuyer plus vigoureusement notre industrie. Pour avoir compris plus tard que d'autres que l'environnement fiscal et réglementaire de l'entreprise était primordial, nous nous limitons aujourd'hui à aménager cet environnement sans armer notre industrie à l'égal de ses concurrentes. Quant à la fiscalité des personnes, nombreuses sont les réformes, qui touchent notamment au patrimoine, qu'il faudra mettre en œuvre à l'orée du vingt et unième siècle, quand les inégalités de fortune et la concentration de ces dernières au sein des générations les plus âgées vont devenir un point majeur de crispation sociale. Croit-on vraiment que l'on pourra mettre à plat l'avenir des retraites sans revoir notre fiscalité patrimoniale ?

Aussi étroites soient-elles, nos marges de manoeuvre ne nous contraignent pas à accepter l'exclusion, la marginalisation, la mort sociale d'une fraction croissante de la population. Il n'y a pas de fatalité sociale qui ferait que la gauche ne puisse plus être la gauche. Ce qui s'est passé à Vaulx-en-Velin n'est malheureusement que la première éclosion d'un désespoir profondément enraciné dans la jeunesse et les banlieues. Quand la liberté formelle masque l'absence de liberté réelle, quand il faut être soit très pauvre soit très riche pour avoir accès à la justice, quand l'Etat de droit ne se traduit pas par une société de droit, pourrons-nous, gouvernants, élus et militants, invoquer la rigueur budgétaire comme seule absolution ?

Faisant suite au discours du président de la République, d'intéressantes mesures sur la ville viennent d'être annoncées par le gouvernement. Mais ne doit-on pas reconnaître que c'est la conception même de nos villes, et surtout de nos banlieues, qui est en cause ? Nous ne vivons pas seulement une crise urbaine mais aussi une crise du travail. Nos banlieues ont été bâties à une époque où l'organisation du travail imposait le regroupement d'importantes quantités de salariés en un même lieu pour servir de grandes usines. D'ici dix ans, le travail aura beaucoup changé de nature. Il ne s'agira plus d'amener les travailleurs vers leur emploi, avec des durées de transport qui atteignent parfois trois heures par jour, il faudra créer les emplois là où les gens vivent. Pour changer la ville, la péréquation des ressources entre les communes et l'intercommunalité doivent aller beaucoup plus loin que ce qui est prévu. Mais la crise du travail frappe aussi de façon plus urgente. Un pays qui accepte - quelles que soient les raisons de cette résignation collective - un taux de chômage comme le nôtre peut-il espérer voir ses banlieues apaisées et sa jeunesse sereine ?

Il est un grand projet qui pendant un temps a su séduire les Français : il s'agit de la construction européenne. Maintenant que les premiers grains pointent à l'horizon, épousant ce qu'ils croient être la sensibilité populaire, nombre d'hommes politiques tiédissent. Assurément, les intérêts de la France doivent être défendus. Mais, à un moment où les progrès vont être plus difficiles en raison d'une Allemagne plus volontiers attirée par la Pologne et la Tchécoslovaquie que par les Asturies ou les Pouilles, devons-nous être pusillanimes ? La France a un rôle majeur à jouer dans la fédération des pays de l'Europe du Sud comme dans l'avènement de l'Europe sociale, qu'on néglige volontiers. L'homme politique de gauche est un architecte et un maçon. Il ne peut être seulement un comptable. Pour faire œuvre positive et répondre à l'invitation à la réflexion faite par leur premier secrétaire, un certain nombre d'élus et de militants sont au travail. Au début du printemps, il faudra que tous les participants à cette élaboration collective se réunissent pour proposer leur contribution au projet du PS.

D'ici là, d'autres nous auront rejoints : tous ceux qui, comme nous, pensent que le débat de fond est celui de la primauté des ambitions collectives sur les préférences individuelles. Il nous reste maintenant à inventer un nouveau mode de régulation qui structurera les quarante ou cinquante prochaines années.

Pour le moment, nous sommes dans l'entre-deux immanquablement dominé par ce qu'on appelle aujourd'hui le libéralisme et qui n'est rien d'autre qu'un tourbillon de désorganisation sociale qui triomphe entre deux phases d'organisation.

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