Il faut réécrire
la loi Perben

Dominique Strauss-Kahn
par Dominique Strauss-Kahn, député du Val-d'Oise
Point de vue paru dans le quotidien Le Monde daté du 12 février 2004


 
Le garde des sceaux, Dominique Perben, a introduit un projet de loi relatif à la lutte contre les nouvelles formes de criminalité. Ce projet entend donner aux services de police et de justice des moyens efficaces de lutte contre le crime organisé. Il a suscité au sein des professions judiciaires une contestation généralisée.

Les syndicats de magistrats et d'avocats, pourtant peu coutumiers du fait, ont manifesté dans la rue leur opposition ferme à ce projet. En allant jusqu'à défiler devant le Palais-Bourbon, le 5 février, ils ont voulu exprimer leurs inquiétudes face aux menaces qui pèsent sur l'avenir de la procédure pénale. Il est du devoir de tous les citoyens attachés aux libertés individuelles de dénoncer les dérives que ce texte autorise. Je fais le choix de la critique plutôt que celui du silence. " Sitôt qu'une loi mauvaise est faite, a écrit Victor Hugo, elle s'empare de l'avenir, et elle y attend ses auteurs. " En matière de libertés publiques, une démocratie ne doit pas avoir à attendre ces sanctions-là. Ce texte institue en effet une notion de crime en bande organisée qui reste très imprécise. Il prévoit un régime dérogatoire dont le champ d'application n'est à aucun moment défini de façon stricte et claire. Ces incertitudes ouvrent la voie à une série de circulaires d'application rédigées par l'administration dans un domaine particulièrement sensible où le législateur ne saurait être dessaisi.

Le risque ? Une extension subreptice de ces régimes d'exception à d'autres domaines de la procédure pénale. De ce qui devrait être l'exception, ce texte fait une règle.

En soumettant des délits de droit commun à un traitement disproportionné, il conduit à ne pas distinguer entre deux voleurs de bicyclette (qui constituent déjà une bande) et un réseau mafieux international.

Il faut réécrire la loi Perben, il faut le faire pour refuser à la fois une justice négociée et une justice d'exception.

En prévoyant une " procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité ", la loi Perben II inaugure un mécanisme mieux connu aux Etats-Unis sous le nom de plaider coupable. Toute personne ayant avoué participer à une infraction punie d'une peine inférieure ou égale à cinq ans pourra désormais se voir proposer par le procureur d'accepter sans procès une peine pouvant aller jusqu'à un an d'emprisonnement.

Je ne méconnais pas la nécessité d'alléger la procédure pénale pour les petits délits afin de désengorger les tribunaux. Mais force est de reconnaître que cette disposition porte directement atteinte aux grands principes de notre procédure pénale, pour trois raisons.

D'abord parce que le plaider coupable transfère au procureur une partie des pouvoirs des magistrats du siège. Mon propos n'est pas de faire peser un climat de suspicion sur les procureurs, élément indispensable de l'édifice judiciaire français. Mais le projet supprime la phase du procès et octroie aux procureurs le droit de prononcer la peine. Le juge du siège ne pourra qu'homologuer celle-ci ou bien la rejeter. En aucun cas, il ne pourra porter une appréciation ou un jugement sur l'affaire traitée.

Ce principe constitue pourtant, selon le Conseil constitutionnel, une garantie des libertés individuelles. Le lien hiérarchique entre le parquet et le garde des sceaux peut en outre laisser songeur quant à l'impartialité et à l'indépendance du jugement.

Deuxième raison : le plaider coupable met en place une justice de l'ombre, administrée dans le bureau du procureur, à l'écart de l'espace et de l'opinion publics. L'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme dispose pourtant du caractère public des audiences. Ici, plus question de publicité du procès. Il n'y a tout simplement plus de procès. Rien ne prouvera à l'opinion que certaines affaires de corruption ne sont pas dissimulées et traitées à l'écart des regards indiscrets. Tout au contraire, le procès, associé au principe du contradictoire, doit rester une étape essentielle dans la marche de la justice. Il permet d'apprécier pleinement les responsabilités de chacun et de défaire des certitudes parfois trop vite acquises. Etape indispensable à l'établissement de la vérité, il remplit aussi une fonction réparatrice à l'égard des victimes en leur conférant un véritable statut. Priver ces dernières d'une audience publique, c'est les priver d'une certaine forme de reconnaissance.

Le mécanisme du plaider coupable risque enfin d'être utilisé comme un instrument de pression. Dès que des éléments feront présumer la culpabilité d'un suspect, on pourra les utiliser pour en obtenir des aveux. Il suffira pour cela au procureur de faire planer la menace, en cas de jugement, d'une condamnation à la peine la plus sévère. Cette pression sera forte sur une petite délinquance peu familière des rouages de la justice. Elle ne gênera pas la grande criminalité, la plus à même de résister aux pressions, la plus rodée aux règles pénales et à leurs subtilités.

La procédure de plaider coupable telle qu'elle est introduite par ce projet de loi consacre l'inégalité d'accès au droit.

Des moyens d'enquête exceptionnels peuvent être légitimes s'ils sont strictement encadrés par la loi. L'existence de régimes dérogatoires, en matière de terrorisme par exemple, se justifie au nom de la sûreté de l'Etat. Le projet de loi Perben étend ces moyens exceptionnels à des infractions de droit commun. C'est ce que je dénonce.

En prévoyant notamment le recours aux perquisitions de nuit, à la mise sous écoute téléphonique et à la pose de micros et de caméras au domicile des personnes suspectes, sur le fondement de notions mal définies, ce texte ouvre la voie à des atteintes inacceptables au respect de la vie privée. En retardant l'intervention de l'avocat, il bafoue les droits de la défense. En prolongeant la garde à vue jusqu'à quatre jours, il met à mal le droit à la sûreté.

Toutes ces attaques des libertés individuelles sont injustifiées et disproportionnées. Elles risquent fort de conduire à la condamnation de la France devant la Cour européenne des droits de l'homme. Dans le système que se propose d'instaurer ce projet, le parquet est de surcroît seul habilité à décider si le régime d'exception s'applique. En cas d'erreur, toutes les mesures prises resteront valables, sans remise en cause ni sanction.

Ces pouvoirs exorbitants du droit commun pourront donc être détournés de leur finalité sans risque d'annulation de la procédure.

Pour toutes ces raisons, je voterai contre ce projet de loi à l'Assemblée nationale. J'appelle également l'ensemble des forces de gauche représentées dans l'Hémicycle à saisir le Conseil constitutionnel pour faire barrage à ce texte. A travers lui, c'est l'ensemble de l'édifice judiciaire français qui serait déstabilisé.

Mes propos ne sont pas partisans. Ce sont ceux d'un démocrate attaché aux libertés fondamentales autant que ceux d'un homme de gauche. Ce débat impose un choix de société dont nous ne pouvons faire l'économie.

Notre contrat social repose sur un équilibre entre les exigences de sécurité et le respect des libertés individuelles. Le corps social accepte l'ordre public car des droits intangibles, comme ceux de la défense, lui sont garantis. Le projet de loi Perben II sape les fondements mêmes de ce contrat et le rend ainsi caduc.

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