La production,
une matière neuve

Dominique Strauss-Kahn
Malgré la crise asiatique, le pessimisme n'est plus de mise.
La croissance est de retour; à la gauche de mettre à profit la période d'expansion qui s'ouvre.
Tribune parue dans les pages " Débats " de Libération daté du 19 février 1998
par Dominique Strauss-Kahn
ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie.


 
Mille neuf cent quatre-vingt-dix-huit marquera pour l'Europe l'achèvement de la monnaie unique et l'engagement des négociations d'élargissement. L'Europe pourrait céder à l'autosatisfaction. Et, pourtant, jamais elle n'aura autant douté de tout, et d'abord de sa capacité collective à inventer l'avenir.

Ce continent, qui pendant cinq siècles a produit les idées ou les produits qui ont transformé le monde, ne sait plus s'il est capable d'inventer les biens et les services qui feront le monde de demain. Pour toute une partie de nos peuples, le chômage est devenu la norme, et l'espoir de s'insérer dans la société par le travail s'est évanoui. La conviction selon laquelle l'emploi serait définitivement devenu une matière rare s'enracine. Elle donne l'apparence de rendre compte de la réalité européenne, même si un regard sur le reste du monde suffit à démontrer son inanité. Ce faisant, les systèmes de négociation sociale se bloquent et les systèmes de protection sociale, trait distinctif de l'Europe, se fragilisent.

C'est ainsi que beaucoup en viennent à douter de la possibilité même du progrès.

C'est contre ce doute que je veux lutter. Parce qu'il est ravageur pour l'Europe, dont l'histoire s'est bâtie autour du concept de progrès. Parce qu'il est encore plus ravageur pour la gauche que pour la droite: ce n'est pas pour rien qu'on a opposé, et qu'on oppose toujours, les forces de progrès et les forces conservatrices. Parce qu'enfin il fait naître pour nos sociétés deux menaces mortelles. La première est la tentation du statu quo: lorsqu'une majorité en vient à penser que demain risque fort d'être pire qu'aujourd'hui, la préservation de l'existant devient à ses yeux la seule stratégie gagnante. La seconde est l'aiguisement des égoïsmes. Egoïsmes sociaux, de la part de ceux qui peuvent ou croient pouvoir réussir en dépit des autres ou contre eux. Egoïsmes ethniques, aussi, avec le rejet de l'autre sur lequel tentent de se construire des entreprises politiques indignes. Egoïsmes nationaux, enfin, dès lors que chaque pays se persuaderait qu'il peut et doit gagner contre ses partenaires.

Pourquoi en sommes-nous arrivés là? S'il faut faire la part du pessimisme que génère une conjoncture trop longtemps atone, disons-le aussi nettement: les politiques économiques que nous avons menées depuis l'unification allemande portent une part de responsabilité. Au moment de l'unification d'abord, puis surtout lorsque les tensions qu'elle provoquait se sont manifestées, la raideur de notre gestion monétaire a contribué à amplifier et à diffuser son onde de choc, et la crainte - légitime - que nous avons eue de voir détruire l'édifice monétaire construit nous a empêchés de répondre au ralentissement très prononcé qui a atteint toute une partie de l'Europe continentale. Le retour de l'instabilité des changes, que nous n'avions ni voulue ni anticipée, a concouru à dégrader les anticipations des entreprises, et les politiques budgétaires, sollicitées avec quelque excès pour soutenir la conjoncture au cours de la récession, ont été ensuite brutalement orientées vers l'assainissement. Au total, la croissance a été entravée.

Il est facile, rétrospectivement, de faire le procès de responsables qui ne disposaient pas, au jour le jour, de l'information qui est a posteriori la nôtre. Tel n'est pas mon propos. Je voudrais seulement retenir de cet épisode une double leçon. La première est que, contrairement à ce que voudraient faire croire certains libéraux, la qualité des politiques macroéconomiques importe, y compris - et surtout - dans une économie mondialisée et libéralisée. La seconde est qu'il est nécessaire de porter une grande attention à la coordination de nos politiques économiques. L'une des institutions de cette coordination sera la Banque centrale européenne, qui apportera par nature une réponse monétaire coordonnée à tous les chocs. L'autre sera le Conseil de la zone euro, qui devra être le lieu de la coordination des politiques nationales : c'est pourquoi la France s'est battue avec tant de détermination pour obtenir un accord de ses partenaires sur sa création.

Aujourd'hui, le pessimisme conjoncturel n'est plus de mise. Toutes les conditions macroéconomiques de la croissance sont réunies: faible inflation, quasi-stabilisation de la dette publique, niveau des taux d'intérêt et de change. A bien y regarder, cet ensemble de conditions n'a pas été réuni depuis le milieu des années 60. Les indicateurs conjoncturels sont d'ailleurs sans ambiguïté, et le choc asiatique ne remettra pas en cause cette dynamique. Une économie en phase d'accélération dégage une puissance considérable, et il ne suffit pas d'un coup de frein externe, même violent, pour arrêter sa course.

La question qui se pose à nous est donc de savoir comment mettre à profit la période d'expansion qui s'ouvre. Ne refaisons pas l'erreur des années 80, qui nous ont vus, l'embellie terminée, brutalement réaliser que la phase de croissance n'avait pas été assez mise à profit pour répondre aux défis structurels des économies européennes. Nous avons alors retrouvé le chômage et les déficits, les déséquilibres sociaux et le retard de l'innovation, avec d'autant plus d'amertume que l'euphorie conjoncturelle avait laissé croire à beaucoup que ces problèmes s'étaient d'eux-mêmes envolés.

A quels projets les pays européens peuvent-ils se référer pour les guider dans cette tâche ? L'un est évidemment le projet libéral, qui postule que, pour réussir, les Européens devraient devenir... des Américains. C'est ignorer que chaque fois que la question leur a été posée, nos concitoyens ont fait le choix de préserver leur modèle, en l'adaptant certes, mais en restant fidèles à ce qui le fonde. C'est ignorer aussi que, si le marché est une forme supérieurement efficace de coordination des actions individuelles, une économie ou une société ne peut s'autoorganiser par la seule vertu des marchés. C'est verser dans une illusion qui précisément caractérise ces époques de désarroi: celle d'une société qui n'aurait pas besoin de penser son devenir, ni d'instituer ses régulations. L'autre projet, celui de la gauche, peut faire fond sur une conception plus riche du progrès. Mais à condition de ne pas rester prisonnier des thèses, des institutions et des compromis sociaux auxquels il a été associé dans les années d'après guerre. Dans ces années où la croissance semblait acquise, la gauche européenne a, en effet, peu à peu oublié les liens historiques qui l'unissaient à la production pour se concentrer de plus en plus sur la répartition du revenu créé par la croissance.

La gauche doit aujourd'hui accorder à la production la place qu'elle mérite, parce qu'elle est une condition du progrès social mais aussi parce qu'elle est un enjeu des rapports sociaux. Et redonner toute sa place à la production comporte de nombreuses conséquences que j'illustrerai par trois exemples.

D'abord, la réforme de la fiscalité. Elle ne devra plus privilégier le capitalisme de rente par rapport au capitalisme de risque. C'est à cette aune-là qu'il faut interpréter aujourd'hui la réforme de l'assurance vie et les mesures en faveur de la création d'entreprise, et penser les réformes fiscales de demain.

Ensuite, le soutien à l'innovation. Une partie de l'avenir de la France et de l'Europe se joue dans notre capacité à rattraper le retard que nous avons par rapport aux Etats-Unis. Nous n'interviendrons plus sous forme de commandes publiques massives. Mais il nous faut multiplier, en France, les incitations fiscales et les fonds publics de capital-risque et, en Europe, poursuivre le soutien accordé par la BEI aux projets des PME-PMI innovantes.

Enfin, et, j'en ai bien conscience, sur un tout autre plan, l'organisation des structures gouvernementales. Un grand ministère regroupant l'économie, les finances et l'industrie a été constitué par le Premier ministre. J'ai la volonté de le réformer, en engageant d'abord une réflexion sur les missions, puis sur les structures. Il s'agit de construire un véritable ministère de la production, régulateur de la nouvelle politique économique et industrielle.

Ces quelques exemples illustrent une conviction: parce que la gauche est justement attachée à la redistribution et à la réduction des inégalités, elle doit profiter de la croissance qui s'affirme pour retrouver le socialisme de la production.


Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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