Pour l'égalité réelle

Dominique Strauss-Kahn
Intervention de Dominique Strauss-Kahn, député du Val-d'Oise, lors de la Journée d'étude sur d'étude sur les nouvelles inégalités, organisée à la Mutualité (Paris), le 20 juin 2004.


 
Mes Amis, Mes Camarades,

Il y a maintenant douze semaines que les élections régionales se sont terminées. Il y a maintenant sept jours que les élections européennes se sont déroulées. Rien ne s'est passé. Rien ne se passe. Et, malheureusement, je le crois, rien ne se passera.

Monsieur Chirac,

Lors de vos vœux, à la fin de l'année dernière, vous avez dit que la France avait besoin d'une politique plus sociale. Paroles en l'air ! Paroles vides ! Paroles creuses ! Comme d'habitude, paroles sans effet : rien n'a suivi.
Au lendemain des régionales, vous avez prétendu avoir entendu et avoir compris les Français. Vous les avez trompés : vous avez gardé le même Gouvernement, vous avez poursuivi la même politique.
Après les européennes, vous n'avez plus rien dit du tout.
Trois tours d'élections, trois cris stridents, trois avertissements cinglants, trois messages limpides : comment faut-il que le peuple s'exprime pour que vous daigniez l'écouter ?

Monsieur Raffarin,

A la suite des régionales, devant le désaveu des Français, devant ces vingt régions qui basculent, on pouvait s'attendre à ce que vous proposiez votre démission, vous ne l'avez pas fait. On pouvait s'attendre à ce que vous changiez de politique, vous ne l'avez pas fait.
Quant aux résultats des européennes, vous ne les avez même pas commentés, préférant vous limiter aux résultats sportifs - il est vrai plus favorable ! - en espérant que la victoire de l'équipe de France masquerait la déroute de l'UMP dans les urnes. Et maintenant, vous vous aveuglez au point de déclarer : " ma politique, ça marche ! ".
Quand comprendrez-vous que le vrai courage en politique, ce n'est pas de s'entêter, c'est d'écouter le peuple ?

Monsieur Sarkozy,

La droite n'a d'yeux que pour vous. Vous incarnez son présent. Vous rêvez d'être son avenir. Vous avez voulu, au ministère de l'intérieur, être le symbole de la droite ; vous en êtes, aux finances, sa réalité. A peine avez-vous quitté le costume d'un Fouché que vous voilà transformé en Fouquet provoquant votre suzerain. Vous vous avancez entre un Président absent et un Premier ministre évanescent.
Au-delà de certaines apparences, vous êtes, par votre action comme par vos convictions, le parangon du libéralisme total.

Messieurs, vous avez et vous aurez la responsabilité de l'état dans lequel se trouve notre pays et, d'abord, de l'emballement des inégalités auquel nous assistons.


Car ce que vous propose la droite pour les trois ans à venir, c'est l'adaptation sans fin à la logique glacée d'un système capitaliste mondialisé. Ce capitalisme moderne porte en lui les inégalités comme la nuée porte l'orage. Ce capitalisme change et les inégalités n'en prospèrent que mieux.

Comment change-t-il et pourquoi est-il encore plus inégalitaire que par le passé ?

Le capitalisme était industriel, il est devenu financier.
Dès l'origine et jusqu'il y a peu, le capitalisme était fondé sur la production, la logique était l'expansion. Il avait deux visages celui du patron et celui de l'ingénieur. Ce capitalisme a disparu, la concurrence s'est déplacée vers les marchés financiers. Ceux-ci demandent une rentabilité toujours plus élevée, doit on être surpris de voir la part salariale baisser comme jamais dans l'Histoire. Et comme le profit passe plus par la destruction d'emploi que la création d'activités, les inégalités sont au rendez vous.

Le capitalisme était devenue une affaire de gestionnaire, il est redevenu une affaire d'actionnaire.
Il fait naître une sorte d' " hyper classe " enrichie par les explosions boursières et dont les liens avec le reste de la société salariale sont totalement rompus.

Le capitalisme était standardisé, il est devenu éclaté.
L'organisation de la société autour du contrat de travail et du statut salarial est maintenant derrière nous. Le marché du travail s'est individualisé faisant éclater l'ancienne classe ouvrière. L'appréciation du travail du salarié devient plus individuelle, à mesure que le développement d'une économie plus tertiaire s'accompagne d'une multiplication des statuts précaires. Ici encore, le résultat c'est la croissance des inégalités.

Le capitalisme était principalement national, il est devenu fondamentalement global.
Avec un capital plus mobile, qui ne permet à personne de savoir si son entreprise sera encore là demain et à nouveau des salariés en situation très différente. Ceux, en petit nombre, qui bénéficient de ces ruptures comme autant d'étapes dans une carrière ascensionnelle, et ceux, les plus nombreux, pour lesquels la rupture est synonyme d'angoisse et de détresse.

Ces mutations du capitalisme produisent une société plus inégalitaire ! Le risque est réel d'un emballement des inégalités. Les ascenseurs sociaux sont délabrés ; ce nouveau capitalisme voudrait nous condamner à une société où les inégalités de destin seraient devenues la règle. Notre société ne serait plus alors qu'une juxtaposition d'inégalités, donnant sur le tard raison à Margaret Thatcher qui professait que loin d'être un animal politique, l'homme n'était qu'un individu esseulé si bien la société des hommes ne pouvait pas avoir d'existence.

Voilà ce que je refuse. Je veux une société juste. Voilà notre horizon.

Comment ? En inventant un nouveau socialisme, celui qui fixe au réformisme radical l'objectif de réduire réellement les inégalités. Jusqu'à présent, armés de notre seule volonté de réparer les désordres d'un monde d'injustices, nous avons écopé l'océan des inégalités capitalistes avec les seules mains de l'Etat providence. Il faut aller plus loin. Voilà pourquoi, je vous propose une nouvelle méthode, un nouvel objectif, pour des propositions nouvelles.

Notre nouveau socialisme sera à la fois celui de la redistribution, de la production et de l'émancipation. Un socialisme global pour un réformisme radical.

Oui, devant vous ce soir, et devant la gauche de demain, j'en appelle d'abord au renforcement de ce socialisme fondé sur la redistribution !

Le programme historique de la social-démocratie, c'est la redistribution. Alors continuons ce combat. Mais, il faut rendre le système plus redistributif. A l'heure où l'éventail des revenus avant redistribution s'écarte de nouveau, il faut redistribuer mieux et nous avons des marges de manœuvre pour cela !

Nous avons créé une machine qui redistribue déjà la moitié de la richesse nationale. Mais elle la redistribue mal : en dépit d'un volume global élevé, notre système contribue peu à la correction des inégalités. Les prélèvements sur les personnes physiques, impôts nationaux et locaux, cotisations sociales sont relativement stables quel que soit le niveau de revenus : ils restent compris entre 50 % et 60 % des revenus, que l'on soit cadre ou employé.

Pourquoi ? Parce que l'Etat-providence en France affiche une prétention redistributive, et qu'en réalité il n'a pas été construit pour cela. Son objectif premier était de protéger les français contre les risques de l'existence, pas de réduire les inégalités. Et même du coté des prélèvements, nous sommes loin du compte, prenons l'exemple de l'impôt sur le revenu : il est présenté par les libéraux comme l'exemple même de l'horreur en raison de son taux marginal de 50 %, en réalité l'ensemble des abattements et autres niches diverses font que le taux effectif est de 25 %, soit un des plus bas du monde occidental.

Pour mieux redistribuer, il faut sortir des sentiers battus. Prenons la protection des citoyens les plus en difficulté : les exclus, les populations des quartiers défavorisés. Une société qui engendre massivement des exclus, qui en fait des " étrangers " sur leur propre sol, perd tout son sens. Elle est pour moi inacceptable. Le moment est donc venu de proposer une convergence historique avec le mouvement associatif pour mener un combat commun. Comment ? Il y a beaucoup de moyens dédiés à la lutte contre l'exclusion mais ils sont utilisés de façon peu efficace. Ils sont confiés à des administrations qui, malgré leurs efforts, sont peu aptes à aller chercher les gens dans la rue et à assurer le suivi psychologique et personnalisé nécessaire. A l'inverse, il y a des associations très compétentes pour ce travail mais qui n'ont pas d'argent, et qui voient dès lors leur rôle trop souvent limité à celui d'une sonnette d'alarme. La solution consiste à concentrer directement les financements sur les associations : ce sont elles qui doivent être en charge d'aller chercher les SDF, de l'hébergement d'urgence, de la première resocialisation, d'aider aux actes d'état-civil, etc.

Donner un deuxième souffle de la redistribution passe par une co-production avec le monde associatif. Mais on ne peut pas en rester là.

Les classes moyennes et populaires sont inquiètes de l'avenir, déstabilisées par le monde actuel, frustrées par la promesse non tenue d'ascension sociale et inquiète du risque toujours présent de relégation. Ce fut le seul reproche qui a été fait à l'action menée pendant la période 1997-2002 : nous être trop occupés des Rmistes, pas assez des Smicards. Ce qui était la fierté de la gauche est devenu un handicap populaire. Pendant cette période, le pouvoir d'achat des 10% les plus pauvres a augmenté plus vite (+10 %) que celui des classes moyennes et populaires (+6 %).

Lionel Jospin a créé un instrument nouveau : la prime pour l'emploi. Elle a redistribué un pouvoir d'achat important : jusqu'à deux mois de salaire par an pour les salariés modestes. C'est ce dispositif qu'il nous faut revoir pour en corriger les défauts et construire un pont entre ceux qui travaillent dur et ceux qui ne travaillent plus. Comme il nous faudra revoir la fiscalité locale dont le principal impôt, la taxe d'habitation, est aujourd'hui l'impôt le plus injuste de France.

Mais il nous faudra aller au delà de la redistribution. Mes amis, devant vous ce soir et devant la gauche demain, j'en appelle à attaquer les inégalités là où elles se créent, c'est-à-dire au sein même du système de production. J'en appelle au retour à un socialisme qui se préoccupe de la production.

Nous ne pouvons plus nous contenter de regarder passivement le marché créer des inégalités pour tenter de les corriger après coup.
Les inégalités de revenus issus du marché s'accroissent. Et c'est pourquoi nous devons refuser de laisser le marché en engendrer autant. Il nous faut nous retourner vers le système productif et attaquer les inégalités là où elles se créent.

J'évoque dans la note que j'ai préparée pour notre journée d'étude, quatre grands chantiers : la démocratie sociale, la sécurisation des parcours professionnels, la lutte contre les accidents du travail et la régulation des licenciements économiques. C'est sur ce dernier point que je voudrais insister devant vous.

Partout, à l'occasion des dizaines de réunions publiques que j'ai pu tenir au cours des deux périodes électorales de ce début d'année, j'ai été interrogé par nos camarades, par des sympathisants sur ce que la gauche pouvait apporter comme réponse à la lancinante question des délocalisations ; à l'angoisse de ceux qui voient leur emploi disparaître et avec lui leur vie se défaire. Une partie de la réponse repose sur la politique économique et la croissance, ce n'est pas mon sujet aujourd'hui. Mais une autre partie a trait à ce que nous devons faire directement dans les bassins d'emploi qui dépérissent.

D'abord, combattre les fermetures abusives. C'est un problème largement interne à l'Europe et à la concurrence déloyale qui s'y exerce. Ensuite, définir l'intervention nouvelle de l'Etat pour trouver repreneur quand un site ferme ou même pour recapitaliser les entreprises quand elles sont viables à long terme. Non, la puissance publique ne peut pas baisser les bras. Il faut imaginer les formes nouvelles de l'intervention publique. C'est la puissance publique qui a régulé le capitalisme au cours des deux derniers siècles. C'est encore sa mission aujourd'hui.

Quand nous aurons fait tout cela, nous n'en aurons pas encore fini.

Mes amis,

Devant vous ce soir, devant la gauche demain, j'en appelle à l'invention collective du socialisme de l'émancipation. J'ai la conviction que nous devons, que nous pouvons intervenir en amont du marché pour garantir aux Français un exercice effectif de leurs droits individuels, une réelle égalité des chances.

Intervenir au sein du système de production permet de limiter le développement des inégalités ; cela ne permet pas de les réduire suffisamment. Il faut s'attaquer à leurs causes, à la racine : leurs causes, c'est la très inégale répartition des " chances de départ " dans la vie - les origines personnelles et leurs symboles visibles, le milieu familial, l'environnement social… Elles surdéterminent l'accomplissement personnel. Ce sont ces inégalités de départ qui créent les inégalités de destin, ce sont elles qu'il faut combattre pour remettre en mouvement la mobilité sociale.

Ce " socialisme de l'émancipation " repose sur un principe, s'articule autour d'une méthode et dispose d'un instrument privilégié.

Le principe : la correction en amont des inégalités. La méthode : la concentration des moyens publics, là où ces inégalités se forment. L'instrument, c'est le service public

Un exemple : l'école. Il faut donner un sens concret à la revendication d'égalité. C'est, je le dis au passage, la différence essentielle avec la 3ème voie du blairisme. Ce dernier proclame : " vous avez les mêmes droits, la compétition est ouverte, que meilleur gagne ! ". Notre socialisme de l'émancipation doit rechercher une égalité réelle dans une logique de cohésion sociale or l'égalité formelle peut au bout du compte être l'ennemi de l'égalité réelle. Ce qu nous voulons c'est que " la République donne plus à ceux qui ont le moins ".

Après l'école, prenons un autre exemple : la question du logement. Aujourd'hui, la barrière des prix de l'immobilier protège les quartiers riches et empêche les enfants des classes moyennes et populaires d'accéder aux écoles et aux réseaux sociaux des familles privilégiées. Pour attaquer les inégalités à la racine, il nous faut donc une politique de HLM orientée en priorité vers les quartiers aisés pour atteindre vraiment le quota de 20 % prévus par la loi. Mais aussi, pour faire participer le secteur privé à l'effort de mixité sociale, imposer dans les plans locaux d'urbanisme l'obligation d'un quota de logements sociaux dans toute promotion ou réhabilitation immobilière. Bertrand Delanoë y songe pour Paris. Il faut le généraliser.

L'école, le logement, un autre exemple encore : les cités qui sont le lieu des plus grandes injustices. Ce sont les territoires qui concentrent la population la plus pauvre, or ce sont ceux qui reçoivent le moins d'argent public.

On ne peut reconquérir, les couches populaires en ayant seulement l'augmentation des salaires en bandoulières ! Il faut une politique autrement audacieuse. C'est pourquoi toutes les politiques doivent cumuler leurs effets pour réintégrer les cités dans la République : la fiscalité, la politique de la ville, celles du logement, de l'éducation, de la santé.

Je m'arrête sur l'éducation : revalorisons les ZEP en accordant aux enseignants qui resteraient suffisamment longtemps dans ces dernières un avantage pour la suite de leur carrière et concentrons dans ces zones des moyens décuplés. 

Après l'éducation, c'est pire encore pour la santé. Les inégalités face à la maladie et à la mort sont massives. Elles sont avant tout sociales : l'espérance de vie à 60 ans d'un ouvrier est de cinq ans inférieure à celle d'un cadre. Est-il plus grande inégalité que celle qui donne aux uns plus de vie qu'elle n'en accorde aux autres.

L'accès au service public de a santé est certes en principe égal pour tous. " En principe " car la réalité peut être différente : les inégalités d'accès sont nombreuses entre ceux qui ont la bonne information, sur le bon établissement, et ceux qui ne l'ont pas. Quoi qu'il en soit, à lui seul le principe de l'égal accès au système de santé est insuffisant : il reproduit les inégalités sociales face à la santé. Restaurer l'égalité réelle des citoyens devant la santé, suppose de faire évoluer le modèle de santé français. Celui-ci ne peut plus être uniquement fondé sur une logique curative. Il doit prendre aussi en compte une logique préventive, agissant en amont en concentrant les moyens publics sur ceux dont le capital santé est le plus faible.

Rien de tout cela dans le projet de réforme de l'assurance-maladie qui nous est soumis. Non seulement il ne propose pas de solutions au problème financier, mais en plus il ne dit rien de la qualité du système de soins et de son fonctionnement inégalitaire.

Mes amis,

Vous le voyez, lorsque nous travaillons ensemble les propositions ne manquent pas !

Je ne propose pas le grand soir mais de meilleurs matins. Pour cela il nous faut des réformes et non des mots. Les phrases aussi radicales soient elles n'endiguent pas le capitalisme radical.

Le socialisme nouveau, c'est celui qui se bat pied à pied avec le capitalisme nouveau. Si nous voulons que pour nous, pour nos enfants, la gauche ait un sens. Il nous faut proposer le chemin pratique vers une société juste !

Mes amis,

Je crois qu'un vent nouveau souffle aujourd'hui en Europe. Comme vous, je ne suis pas satisfait du taux d'abstention aux dernières élections mais cela me renforce dans l'idée qu'il faut une Europe politique.

Comme vous, je suis plutôt triste du score de nos amis Anglais et Allemands mais cela me renforce dans l'idée que l'adaptation n'est pas la solution. Non, la gauche moderne doit garder au cœur ce qui est sa trace historique : la construction d'une société dominée par l'esprit de justice.

Nous, socialistes français, sommes maintenant dans une position particulière, cela nous donne des responsabilités. En Europe, évidemment, pour construire ensemble un chemin commun qui doit être capable d'accepter tous les progrès mêmes mineurs mais refuser tous les renoncements. En France, assurément, pour construire avec d'autres l'alternative de demain.

Vous avez compris que pour moi construire l'alternative ce n'est pas attendre que le temps passe, misant sur les échecs et les contradictions de nos adversaires. Construire l'alternative, ce n'est pas non plus rechercher toujours le plus petit dénominateur commun, évitant les faux pas et les pièges.

L'alternative, c'est l'ambition de la raison au service de la justice. L'alternative, c'est inventer un nouveau socialisme. L'alternative, c'est créer les conditions pour gouverner longtemps au sein d'une coalition durable.

Pour cela il faut un programme partagé, François Hollande a raison et les travaux de cette journée sont d'ores et déjà versé à notre réflexion collective, mais plus encore qu'un programme partagé il nous faut un projet engagé.

Lutter contre les inégalités est notre principale identité.
Cette lutte de tous les jours doit être au centre de notre projet.
C'est notre nouvelle frontière.
C'est la raison de notre socialisme.



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