Comment la gauche peut relancer la construction européenne

Dominique Strauss-Kahn
Point de vue signé par Dominique Strauss-Kahn, député du Val-d'Oise, fondateur d'A Gauche en Europe, Massimo d'Alema, ancien Premier ministre d'Italie, coprésident d'Italiani Europei, Anna Diamantopoulou, députée en Grèce, ancienne commissaire européenne, Kinga Göncz, ministre de la Jeunesse, de la Famille, des Affaires sociales et de l'Egalité des chances en Hongrie, Bruno Liebhaberg, président de Gauche réformiste européenne en Belgique et Diego Lopez Garrido, porte-parole du groupe socialiste au Parlement en Espagne, paru dans le quotidien Les Échos daté du 13 janvier 2006


 
Depuis les « non » français et néerlandais, l'Europe est en panne. Il appartient aux politiques que la crise ne soit pas délétère, mais salutaire. La relance ne sera pas assurée par des gouvernements qui, dans leur majorité, se satisfont de l'échec du Traité constitutionnel. Elle ne peut venir que de la gauche progressiste, celle qui place l'Europe au cœur de son projet politique. C'est notre responsabilité historique.

Tout en tenant compte de l'approbation du Traité par de nombreux Etats membres, nous avons la volonté de tirer les leçons des « non » populaires et, plus largement, du malaise grandissant face à l'Europe telle qu'elle se construit. Les citoyens européens expriment trois critiques - qui nécessitent autant de réponses.

Première critique : l'Europe est inefficace.
Les citoyens ont le sentiment que l'Europe a échoué sur son domaine de compétences - l'économie. Ils ont raison. Depuis le milieu des années 1990, l'Union est une des zones du monde où la croissance est la plus faible. Nous sommes rattrapés par les pays émergents, décrochés par les Etats-Unis. Tant que l'Europe existante sera défaillante, les citoyens refuseront de poursuivre la construction européenne. Il y a pourtant un agenda européen pour la croissance, qui fait l'objet d'un large consensus. Il comprend un volet structurel, « le programme de Lisbonne » : assurer la transition de l'économie industrielle d'hier vers l'économie de la connaissance de demain, en investissant massivement dans l'avenir - recherche, enseignement supérieur, innovation, infrastructures. Et un volet macroéconomique : piloter la zone euro. Nous avons créé une zone économique intégrée, mais nous ne la gérons pas et, partant, nous ne valorisons pas ses potentialités.

L'agenda est là, mais il n'est pas appliqué, faute d'instruments. L'Europe économique est un projet inachevé. Elle est au milieu du gué et elle prend l'eau. Pour l'en sortir, nous devons la doter des compétences - législatives, budgétaires, institutionnelles - nécessaires à la mise en œuvre de son agenda de croissance. Cela implique notamment la mise en place d'un « Conseil des ministres pour la croissance » chargé d'adopter à la majorité les lois nécessaires, une augmentation et une réorientation massives du budget de l'Union vers les priorités d'avenir, et l'institutionnalisation de l'Eurogroupe (la réunion des ministres des Finances de la zone euro) afin qu'il puisse coordonner efficacement la politique économique, notamment budgétaire et fiscale.

Deuxième critique : l'Europe est insuffisamment protectrice.
Les citoyens sont demandeurs de protections européennes. Parce que cela correspond à leurs valeurs communes. Et parce qu'ils ont besoin des soutiens nécessaires pour réussir dans un monde globalisé, plus mouvant, plus exposé. Or ils ont le sentiment que l'Europe n'est pas un rempart face à la mondialisation - pis, qu'elle en est parfois le cheval de Troie. Cette situation n'est pas soutenable. L'Europe doit répondre aux attentes des Européens. Elle seule a la masse critique pour assurer la couverture des nouveaux risques nés de la mondialisation. C'est pourquoi le projet européen doit s'étendre à la protection des citoyens sur le plan social, environnemental et sécuritaire. Nous devons bâtir l'Europe-providence du XXIe siècle, qui émancipe et qui protège.

Nous formulons trois propositions prioritaires en matière sociale : un revenu minimum européen, traduisant le droit fondamental du citoyen européen à un niveau de vie minimal ; la sécurité sociale professionnelle comme premier droit social européen, garantissant les salariés contre les ruptures professionnelles provoquées par le nouveau capitalisme globalisé ; et un fonds de soutien pour la petite enfance, pour équiper tous les citoyens du « capital cognitif » nécessaire dans l'économie de la connaissance. Dans le domaine de la justice et des affaires intérieures, il n'est plus concevable de prétendre lutter de manière optimale contre la criminalité organisée et la menace terroriste ou encore de gérer efficacement nos frontières extérieures, pour ne prendre que ces exemples, sans approfondissement institutionnel permettant de dépasser le cadre étriqué des prérogatives nationales. La liberté, la sécurité et les droits de nos citoyens, le concept même de citoyenneté européenne en dépendent.

Troisième critique : l'Europe n'a pas de légitimité démocratique.
Les citoyens ont le sentiment de ne pas avoir de prise sur les décisions européennes. Ils veulent que l'Europe se fasse avec eux, pas sans eux, encore moins contre eux. L'écart entre une Union à fort contenu politique et à faible légitimité démocratique est insoutenable. Faire émerger l'Europe démocratique est un impératif catégorique. Il implique une réforme institutionnelle. Un des principaux enjeux est la transformation de la Commission en un véritable exécutif démocratique de l'Union, élu par le Parlement, issu de la majorité politique sortie des urnes et, ainsi, responsable devant les citoyens.

Mais les institutions ne constituent qu'un aspect. Elles s'expriment, mais les citoyens ne les entendent pas - et inversement. Il manque à l'Europe un espace démocratique animant la vie publique européenne, connectant citoyens et institutions. Quelques réformes clefs contribueraient à sa création. D'abord, placer le choix du président de la Commission au cœur des élections européennes. Celles-ci en seraient renforcées : désigner le chef du gouvernement est l'enjeu politique principal de tout scrutin législatif. Ensuite, choisir les commissaires parmi les députés européens : l'attractivité des élections européennes sur les responsables politiques en serait rehaussée. Autre réforme, réserver une fraction des sièges du Parlement européen (par exemple 20 %) à des parlementaires élus sur des listes paneuropéennes : cela stimulerait le débat européen en déconnectant l'élection de la scène nationale. Enfin, procéder à la proclamation unifiée des résultats des élections européennes - ce qui induirait une lecture européenne, et non plus nationale, du scrutin.

Restent les citoyens. C'est l'un des enseignements politiques majeurs de l'expérience du Traité constitutionnel : nous voulons faire l'Europe, mais il nous faut faire des Européens. L'émergence de la conscience européenne peut être facilitée par une multitude d'initiatives. Nous proposons notamment la généralisation du programme Erasmus, l'enseignement de l'histoire, des cultures et des institutions européennes dans les lycées, l'enseignement obligatoire d'une deuxième langue européenne dès l'école primaire, un soutien financier accru à la production d'œuvres culturelles européennes, la création d'un grand média audiovisuel public à vocation européenne ou encore la mise sur pied d'un forum permanent de débat sur l'Europe dans chaque Etat membre.

Faire de l'Europe économique un succès. Bâtir l'Europe-providence qui émancipe et qui protège. Faire émerger l'Europe démocratique. Tels sont les axes de l'initiative pour une relance de la construction européenne que nous avons élaborée dans le cadre de nos « think tanks ». Il revient maintenant au parti des socialistes européens et, au-delà, à tous les progressistes d'en faire leur priorité politique.
© Copyright Les Échos


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