Un budget inquiétant, déficient et imprévoyant

Dominique Strauss-Kahn
Présentation, le 21 octobre 2004, à la tribune de l'Assemblée nationale par Dominique Strauss-Kahn, député du Val-d'Oise, d'une motion de renvoi en commission du Projet de Loi de Finances pour 2005.


 
Monsieur le Président, monsieur le ministre, mes chers collègues,

Pourquoi plaider aujourd'hui pour un renvoi ?
Parce que votre budget est économiquement inopérant, socialement inquiétant, budgétairement déficient et politiquement imprévoyant.

Commençons par la politique

Il y a eu deux ans de politique économique erratique, camouflée derrière l'argument éculé de la facture laissée par vos prédécesseurs.

Je voudrais d'un mot faire litière de cet argument. Il est certes très classique et je dois à la justice de dire que tout le monde l'a employé. Qui ne se souvient d'Alain Juppé rappelant en 1995 que ses prédécesseurs lui avaient laissé les finances publiques dans un état calamiteux. Je cherche d'ailleurs sans le retrouver le nom du ministre du Budget qui était ainsi cloué au pilori !

Mais même si ce plat est classique, il ne peut pas être servi en étant trop réchauffé. Quand le président de la République a dissous en 1997, c'est - disait-il - parce que le budget était impossible à faire et qu'il lui fallait pour tenir, une majorité renouvelée. Reconnaissez que l'importance de l'héritage qui nous a été laissé était estimé par un expert ! Nous nous sommes bien sûr servi de cet argument pour justifier les mesures à prendre. Mais ces mesures ont été prises. Six mois plus tard, la France se qualifiait pour l'euro. Et j'annonçais que la période de l'héritage était révolue, j'annonçais que j'assumais la suite.

M. Sarkozy qui ne manque pas une occasion de souligner combien les socialistes sont médiocres, reconnaîtra que la majorité à laquelle il appartient a du être bien indigente pour resservir encore cet argument et que lui même au bout de six mois d'exercice, a eu le temps qu'il fallait. Si bien qu'aujourd'hui c'est la politique du ministre des Finances qui s'applique et ses fautes lui incombent.

Le gouvernement voulait le temps, il l'a eu, il l'a encore. Vous vouliez agir sans blocage. Vous avez toujours tous les pouvoirs. Vous vouliez la stabilité, le peuple qui vous a pourtant sanctionné est tenu en lisière de vos indécisions. Le ministre des Finances voulait être libre, il est sans entrave, l'Elysée suit les sondages. A l'UDF on le ménage, le MEDEF l'encourage.

C'est donc le budget de Nicolas Sarkozy et ce budget n'est pas anodin.

Il était la référence de la première partie du quinquennat. Son rôle titre fut la sécurité, il eut un succès mitigé. Il est le phare de la seconde, son credo sera, nous l'avons compris, libéral. Je ne suis pas certain de son succès. Mais ce qui vient de lui engage votre camp.

Dans le budget, on cherche en vain les défis que vous voulez relever pour la France. On scrute en vain le dessein qu'il prétend avoir. Sans défis ni dessein, votre budget ne prépare pas l'avenir.

La France a sûrement besoin d'habileté, mais elle a surtout besoin d'une détermination au service d'un projet collectif : rendre la France plus juste, rendre la France plus sûre et les Français plus forts. Ceci a un autre nom, la cohésion économique et sociale. Mais il ne peut y avoir de cohésion sans cohérence et sans cohérence, il n'y a pas de confiance.

Point de défis, pas de dessein, vous avez semé l'incohérence et récolté la méfiance. Car, lorsque règne l'injustice, il ne peut y avoir de confiance.

Ne cherchez pas plus loin les raisons de vos hésitations, ordres et contre-ordres, reculades de toutes sortes. Ce gouvernement est inconstant, c'est sa logique car vous voulez appliquer un libéralisme qui ne passe pas.

Mes chers collègues,

Pendant deux ans et demi, ce gouvernement a appliqué, avec un succès désastreux, la politique que le président de la République attendait de lui. Cette politique, quatre fois sanctionnée par les urnes, quatre fois désavouée par le peuple. Fallait-il poursuivre ?

Le gouvernement a hésité une fois de plus, puis il s'est résigné. Faire la même chose tout en présentant cela autrement. La communication était là et on s'est rué sur les annonces du nouveau ministre des Finances. Chacun y a vu, ou a voulu y voir, une césure. Depuis, et la présentation de ce budget n'a pas fait exception, le discours s'est lesté de quelques références historiques rassurantes. La mémoire d'Antoine Pinay a été mobilisée avec " la gestion du bon père de famille prudent et avisé ". Poincaré y a apporté une touche de " sauveur, défenseur des propriétaires privés contre la dette publique ". Même Edgar Faure a été enrôlé avec l'image d'une " expansion dans la stabilité ". Quant à la " volonté de réforme ", elle fut tellement utilisée par tous qu'elle est à la portée rhétorique de chacun.

Ma conviction est que cette césure est trop artificielle pour ne pas être virtuelle. Et les choix qui sont faits pour l'année 2005 ne sont pas à la hauteur des défis de demain.

Il est un danger sur lequel je me permets d'appeler l'attention de la majorité actuelle, et plus généralement de l'opinion publique. Plus le ministre des finances est populaire, et plus on en attend des merveilles. Et souvent il se contente de reparcourir les itinéraires les plus rebattus.

La raison ? C'est que lorsqu'on est ministre des finances, que la situation est tendue, mais qu'on veut tout de même rester populaire, il n'y a qu'une politique, c'est " l'art de cacher aux hommes ce qui leur déplaît ". La formule est de Necker qui était un expert.

Hélas pour la France, ces politiques-là ne sont pas celles qui rompent avec un passé difficile. Elles ne sont pas de celles qui permettent d'échapper aux défis de l'avenir. Pour ma part, j'ai la conviction que, derrière les séductions du discours, le budget qui nous est présenté aujourd'hui s'inscrit dans la continuité exacte des budgets présentés par Francis Mer.

Avec pourtant deux nouveautés : l'année dernière, on n'avait pas de marges, aujourd'hui, on les sacrifie, l'année dernière, on disait la vérité, aujourd'hui, on la masque.

Ce gouvernement a fait de son propre discours un refuge face à une fuite en avant qui se poursuit. La politique que vous affichez n'est qu'un reflet trompeur qui dissimule mal une vision absente. Je souhaite donc, en revenant aux faits, de vous dire pourquoi je crois ce budget économiquement inopérant et socialement injuste.



Ce budget est d'abord un budget économiquement inopérant. Pourquoi ?

D'abord parce que c'est un budget sans présent

    Monsieur le Ministre, où est votre volontarisme ? J'allais dire mais où est donc passé Nicolas Sarkozy ?
    Au delà de l'affichage et du saupoudrage, il manque de vraies lignes de force, d'une stratégie économique qui guide et justifie vos choix budgétaires et fiscaux. C'est au fond un budget en trompe l'oeil. L'embellie conjoncturelle vous aide du côté des recettes. Vous espérez beaucoup de la croissance mondiale que la France cherche à accrocher avec retard. Vous attendez des résultats très positifs des entreprises qu'ils se transforment " mécaniquement " en investissement. En réalité, si l'on met à part quelques réminiscences en vogue aux Etats-Unis - les cadeaux fiscaux aux privilégiés, la priorité aux dépenses militaires - votre budget est celui de toutes les absences.

    Le pouvoir d'achat, d'abord. Il est une nouvelle fois le grand oublié de votre politique.
    A peine plus de 0,3 % en 2003 et une progression limitée à 1,5 % pour 2004. Sans rentrer dans la polémique qui vous oppose à Michel Edouard Leclerc, sans forcer le trait donc, le pouvoir d'achat fait du surplace.

    Cela vient d'abord d'une augmentation sans précédent des prélèvements sociaux. Plus de 6 milliards d'euros sont programmés pour 2005, dont 900 M€ au titre de l'élargissement de l'assiette de la CSG sur les salaires. Cette dernière pèsera directement sur la consommation des ménages les plus modestes.

    Au total, la progression de pouvoir d'achat, prévue à 2,2 % en 2005, ne pourra pas être tenue. Ce sera d'ailleurs déjà le cas dès 2004, notamment parce que l'inflation, proche de 2,2 %, sera supérieure au 1,8 % prévus initialement. On mesure la fragilité des affirmations du ministre selon lequel l'inflation serait de 1,8 % en 2005 " compte tenu de la baisse des prix dans la grande distribution… ".

    Quant à la politique de l'emploi, elle est sans boussole.
    La disparition programmée des emplois-jeunes et d'une grande partie des contrats aidés, ainsi que la remise en cause de la loi de modernisation sociale ont été une erreur. Les gouvernements de droite ont toujours été convaincus qu'une baisse des cotisations sociales alliée à une diminution de l'impôt était une condition nécessaire à la relance de notre économie. Vous revenez aujourd'hui sur ce choix, contraints d'opérer une pause dans le processus de réduction de l'impôt. Pour quelle politique ? Pour quelle ambition ?

    Rien pour le pouvoir d'achat, rien pour l'emploi, vous n'avez pas non plus de politique européenne.
     Votre budget témoigne de l'absence de toute stratégie pour l'Europe. Vous sacrifiez l'Europe en mettant à mal toute idée de coordination des politiques économiques puisque vous multipliez les annonces unilatérales sur le plan fiscal sans concertation avec nos partenaires.

    Sur tous ces points, ce budget s'inscrit dans la continuité des budgets précédents.

    Il y a pourtant des changements. Depuis deux ans, le gouvernement a multiplié les promesses sur les baisses d'impôts, c'était la stratégie. Elles ont été immédiatement annulées par des hausses de taxes. Plus de stratégie.

    Faute de choix clairs, ce gouvernement s'est employé à détricoter les politiques de la gauche. Défaire ce qu'on fait ses prédécesseurs fait peut être une obsession mais pas une politique encore moins une stratégie.

    Si bien qu'en 24 mois, ce gouvernement est passé d'un libéralisme débonnaire à un libéralisme sans repère. Dépourvu de cap économique et privé d'ambitions sur la politique européenne, votre politique n'a plus de visibilité. On peut comprendre dès lors le scepticisme des Français sur sa capacité à inverser la tendance sur le front de la croissance et de l'emploi.

    En réalité, je crains que vous n'ayez pas pris la mesure du principal enjeu économique du moment : surmonter le grave manque de confiance de l'ensemble des Français vis-à-vis de la politique économique de votre gouvernement. C'est là un signe grave parce qu'il engage notre avenir : malgré le redressement de leur situation financière, les entreprises hésitent à lancer de nouveaux projets, comme elles hésitent à embaucher.

    Dans ces conditions, un cercle vicieux s'engage : l'augmentation des prélèvements sociaux et la stabilité du chômage ne peuvent que continuer à peser sur la confiance et le pouvoir d'achat des plus faibles et à asphyxier la reprise.

Si vous ne pesez pas sur le présent, vous sacrifiez l'avenir

    Cherchant à lâcher du lest pour reprendre de l'altitude, ce que vous avez " passé par-dessus bord ", c'est l'avenir.

    Je prends deux exemples, deux chantiers où l'Etat devrait en principe investir et dessiner le futur du pays.

       La première déception concerne la recherche et l'enseignement supérieur.

    Décortiquons ! La création annoncée de 1000 postes pour la recherche n'est que la reprise des promesses non tenues de 2004.

    Le milliard d'euros de moyens supplémentaires pour la recherche se réduit à des crédits budgétaires supplémentaires de 386 millions dans la loi de finances.

    Quant à la décision largement médiatisée d'un prêt à taux réduit pour l'achat d'un ordinateur pour les étudiants, elle ne parvient pas à masquer le manque d'effort significatif. Les bourses augmentent moins que l'inflation. Les frais d'inscription progressent beaucoup plus : en moyenne de 4 %.

       La deuxième déception concerne l'éducation.

    Le chef de l'Etat avait longuement insisté, lors de son intervention du 14 juillet, sur la priorité dont elle ferait l'objet. Dans le texte qui nous est présenté, l'éducation n'est prioritaire que pour les suppressions de postes. Il ne s'agit pas d'une appréciation mais de faits : plus de 5 000 suppressions de poste dans les collèges et les lycées. Ils s'ajouteront au non-renouvellement de plus de 6 000 contrats d'aide éducateur et à la diminution du nombre de surveillants. Quant à la création de 700 postes dans le primaire, elle est dérisoire au regard des 55 000 élèves supplémentaires que les écoles devront accueillir l'année prochaine.

    Pourtant, changer vos priorités n'était pas impossible car contrairement aux budgets précédents, vous aviez des marges de manœuvre !

    Oui ! Le gouvernement bénéficie de marges d'action et d'investissement.

    C'est une première pour le gouvernement de M. Raffarin. Jusqu'à présent il avait préféré se priver de toute marge budgétaire en s'obstinant à baisser les impôts pour les plus riches, tout en creusant les déficits.

    Grâce à une conjoncture plus favorable qu'attendue, l'Etat va encaisser d'ici la fin de l'année 5 Milliards d'euros de recettes fiscales supplémentaires. Comment auriez-vous caractérisé cela dans l'opposition, la cagnotte cachée, je suppose ? Elle vous permettra au passage de respecter de justesse l'engagement que vous aviez pris vis-à-vis de nos partenaires européens d'atteindre un niveau de 3,6 % de déficit. Le gouvernement a proposé hier de mettre en place une commission pour débattre de ce qu'il fallait faire de l'excédent de recettes dû à la hausse du pétrole. Votre proposition, si vous êtes cohérent, doit valoir pour tout excédent de recettes. Alors il faut réunir cette commission très vite, avant que les comptes de 2004 ne soient clos.

    L'an prochain, votre gouvernement bénéficiera de plus de 20 milliards d'euros de supplément de recettes fiscales par rapport à la loi de finances initiale pour 2004.

    Qu'est-ce que vous allez en faire ?

    Affecter une part de ces recettes - 10 milliards d'euros - à la réduction des déficits, que votre gouvernement a imprudemment creusé ces trois dernières années. Je vous donne raison sur ce point –- assurez-vous - ce sera votre seul accessit.

    J'y reviendrai plus tard quand j'aborderai la réalité de la baisse du déficit.

    Mais au delà du déficit. Qu'en faites vous ?

       Troisième déception, pas d'inflexion sociale.

    L'investissement dans le social, c'est le poids des maux malgré le choc Borloo !

    Franchement ce plan se borne à réitérer l'objectif de 500 000 apprentis, déjà affiché par la loi Dutreil dite d'initiative économique. Sur ce point comme sur d'autres - je pense au logement -, ce gouvernement a inventé une forme de traitement rhétorique de la question sociale. Il affiche périodiquement des objectifs et des promesses ritualisés, dans des projets différents, présentés par des ministres différents, chacun apportant son effet d'annonce, avec un aplomb toujours plus désarmant.

    Au demeurant, ce plan n'est toujours pas financé. Malgré l'annonce la mobilisation de 13 milliards d'euros, la première année d'application (1,1 milliard d'euros) n'est dotée que grâce au redéploiement des autres crédits de la politique de l'emploi. A l'avenir, rien ne garantit que les 13 milliards d'euros promis seront effectivement affectés et engagés. Que l'on garde à l'esprit un chiffre peu rassurant : vous avez gelé 650 millions de crédits du budget de l'emploi en 2004.

    Si bien que sur le fond, je suis inquiet : le gouvernement ne compte-t-il pas sur la révision des 35 heures et la réduction des allègements de cotisations qui sont attachées à la réduction du temps de travail pour financer ce plan ? Si c'est le cas, il faut le dire.

    Ce plan est surtout original par le fait qu'il accompagne le recul de la politique de l'emploi. Les exemples en ce sens abondent. Les charges de l'insertion (RMI-RMA) sont transférées aux collectivités locales,avec un financement moins dynamique que la dépense. Les emplois jeunes disparaissent, à raison de 52000 en 2003 et de 47 000 en 2004. Leur suppression ne sera pas compensée par les contrats promis au titre du revenu minimum d'activité (RMA) et des contrats d'insertion dans la vie civile CIVIS. Et le gouvernement ampute, dans le même mouvement, 125 millions d'euros au dispositif d'insertion des publics en difficulté et 53 millions au mécanisme de reclassement des travailleurs handicapés. Difficile, dans ces conditions, de ne pas s'interroger sur ces promesses ministérielles.

    Quant à l'amputation d'une partie de l'enveloppe des allégements de cotisations patronales corrélée à celle du SMIC, elle alourdira le coût du travail pour les salariés non qualifiés de près de 1,2 milliards d'euros, en particulier sur les plus bas salaires, les plus vulnérables par rapport au risque de chômage.

    Le plan de M. Borloo a au moins le mérite de la clarté sur un point. Il remet en cause la quasi-totalité des réformes entreprises par François Fillon. L'exemple vaut particulièrement pour les contrats jeunes peu nombreux et confrontés, jusqu'ici, à l'absence chronique de plan de formation. 21,5 % des moins de 25 ans sont pourtant touchés par le chômage. Le ministre a d'ailleurs fini par convenir que les deux tiers des contrats jeunes signés en entreprise relevaient d'un simple effet d'aubaine.

    Finalement la seule mesure remarquable du budget de l'emploi pour 2005 est révélatrice de vos choix. Il s'agit de l'allègement de cotisations en faveur de l'hôtellerie-restauration pour plus 600 millions d'euros. Son ampleur à elle seule équivaudra à la hausse du budget de l'emploi pour 2005.

La réalité est simple, votre gouvernement ne croit pas à la politique de l'emploi.

    Il est le parent pauvre des budgets de votre gouvernement depuis 2002. De reniements en contradictions sur le bien fondé des exonérations de cotisations sociales ou du traitement social du chômage, le gouvernement a montré qu'il n'avait pas de politique en la matière.

    Pourtant, la politique de l'emploi, ça marche. Je lisais dans le rapport de M. Camdessus qui a été encensé par Nicolas Sarkozy, qu'il fallait avant tout augmenter le nombre d'heures travaillées. Ceci est juste. Des calculs que j'ai faits réaliser vous intéresseront peut être.

    On travaillera en France environ 37 milliards d'heures. Ce qui est important c'est que de 93 à 97 ce nombre total d'heures travaillées a baissé de 0,1 % par an. Depuis 2002, il baisse de 0,25% par an, la perte s'accélère. Et de 97 à 2002 demanderez-vous, sans doute. Eh bien le nombre total d'heures travaillées en France a progressé de 0,5 % par an. Sous Jospin la France a travaillé un milliard d'heures de plus, sous Raffarin 200 millions d'heures de moins. Cherchez l'erreur ! Et pourtant cette année, vous avez la croissance. Mais s'il faut de la croissance pour créer des emplois, cela ne suffit pas. Il faut transformer la croissance en emplois. Vous n'y parvenez pas.


Beaucoup l'ont dit avant moi,
ce budget est aussi socialement inquiétant

Dans ce déséquilibre entre annonces et réalisations, c'est toujours la solidarité que vous sacrifiez au profit d'une véritable " redistribution à l'envers " et de la satisfaction de vos clientèles électorales.

Votre politique de baisse des impôts est fondamentalement marquée du sceau de l'injustice : vous avez diminué de 10 % le barème de l'impôt sur le revenu, qui a bénéficié à 1 % des foyers fiscaux.

En 2005, vous changez de méthode. Finies les mesures générales de baisse de l'impôt sur le revenu. Place aux exonérations, aux réductions d'impôts ponctuelles... La méthode change mais les objectifs restent.

Vous avez commencé avec la loi Dutreil qui s'est attaquée, sans le dire, à l'assiette de l'impôt sur la fortune. Vous avez poursuivi avec la mesure incitant à faire des donations de son vivant à ses enfants et petits-enfants. Elle a fait le bonheur de 55 000 bénéficiaires. Vous nous proposez maintenant la quasi-suppression des droits de succession, qui ne profitera qu'aux plus aisés. Cette mesure est emblématique. Elle oublie qu'aujourd'hui, seul un petit quart des successions donne lieu à perception de droits et que près de 90 % des transmissions entre époux et 80 % en ligne directe échappent à cette imposition. Cette réforme concernera moins de 20 % des ménages. Par contre son coût est sans appel : 600 millions d'euros.

La même logique guide votre décision d'accroître de 50 % le plafond de la réduction d'impôt pour ceux qui emploient du personnel à domicile. Il ne suffit pas de dire que cette mesure est bonne parce qu'elle a été mise en place par les socialistes Il faut en respecter l'esprit. Or aujourd'hui, à peine 7 % des particuliers employeurs, en majorité des ménages aisés, atteignent le plafond de la déduction maximale. Cette mesure bénéficiera à moins de 70 000 ménages aisés. Son coût - plus 64 millions d'euros en 2006 - sera supporté par l'ensemble des contribuables.

Et que dire de la façon dont le gouvernement se défausse sur sa majorité pour ne pas assumer ses choix sur l'ISF !

Les " bonnes nouvelles fiscales " sont donc concentrées sur les revenus les plus élevés alors que les bénéficiaires de la prime pour l'emploi vont devoir se contenter d'une augmentation de 1,5 euro par mois de leur PPE !

Dans un monde de droite, il fait bon être riche !

A l'inverse, vous êtes modeste avec les plus modestes !

Les prélèvements augmentent.
L'équilibre du plan de réforme de l'assurance maladie est d'ores et déjà détruit, et des prélèvements supplémentaires sur les ménages seront bel et bien mis en œuvre dès l'année 2005. Aussi la fiscalité pesant sur tous les ménages s'accroîtra-t-elle en 2005. Cet alourdissement n'épargnera pas les non-imposables à l'impôt sur le revenu qui paient la CSG-CRDS et certains impôts locaux. Ils seront frappés également par les nouveaux prélèvements comme l' " euro Raffarin " à chaque consultation médicale. Au total, le taux des prélèvements obligatoires continuera de progresser en 2005.

Ce budget invertébré, cultive les inégalités,
mais il est aussi techniquement condamnable.

    J'y vois trois faux semblants.

       Premier faux semblant.

    Pour la première fois depuis que votre majorité est au pouvoir, vous prévoyez de satisfaire à nos obligations européennes avec un objectif de déficit public en " comptabilité européenne " ramené à 2,9 %. Il était de plus de 4 % en 2003. Il sera encore de 3,6 % en 2004 malgré l'embellie conjoncturelle. Vous échapperez pour une fois aux remarques et aux mises en cause de la Commission. Mais ce résultat est obtenu évidemment grâce à la soulte versée par EDF.

    Nicolas Sarkozy s'est livré hier à un petit exercice amusant. Jurant la main sur le cœur que cette soulte n'avait pas d'influence sur le déficit de l'Etat. Bien sûr ! Mais vous nous prenez pour des enfants. Et, ce qui est plus grave, les Français avec nous. La soulte n'a pas d'influence sur le déficit de l'Etat, puisqu'il n'est pas concerné. Mais elle a une influence déterminante sur le déficit public. Celui là même que vous présentez à nos partenaires européens. Au bout du compte, hors mesure exceptionnelle et en dépit des recettes supplémentaires nées d'une activité plus soutenue, votre déficit reste à 3,3 %, très proche des 3,6 % de 2004.

    Quant aux 10 milliards de baisse du déficit de l'Etat, ils sont présentés à tort comme s'il s'agissait d'un effort de 10 milliards. En réalité, en exécution le budget de 2004 enregistre 5 milliards de plus value et dans ces conditions la réalité de l'effort effectivement entrepris est aussi ramenée à 5 milliards.

    Permettez moi de vous rappeler, puisque vous raffolez des comparaisons avec le gouvernement de Lionel Jospin, qu'entre 1998 et 1999 hors toute mesure exceptionnelle, le déficit public avait baissé de 0,9 point de PIB (contre 0,3 cette année) et le déficit de l'Etat de 0,4 (contre 0,2 cette année) !



       Deuxième faux semblant : Vous affichez une maîtrise des dépenses de l'Etat mais vous remplacez certaines dépenses par des crédits d'impôts.

    Vous le faites sur le logement avec la suppression injuste du prêt à taux zéro. Vous récidivez pour l'apprentissage en diminuant les transferts dus aux régions. Cela a trois conséquences :

       un affichage en trompe l'œil. Les dépenses sont censées être stabilisées en volume. Mais il s'agit d'une fausse vertu : cette stabilisation apparente a pour contrepartie des moindres recettes. Le déficit n'est pas réduit.

       un gage sur l'avenir. En multipliant exonérations et niches, vous tirez des traites sur les recettes fiscales futures. Le montant de l'ensemble des allégements fiscaux consentis en 2005 est supérieur à 2 milliards d'euros. Il faut y ajouter l'effet de la prolongation de l'allégement de la taxe professionnelle annoncée par le Président de la République en janvier, qui devait s'interrompre au 30 juin. Là encore, vous prenez une option sur l'avenir puisque l'effet dans les finances publiques ne se fera sentir qu'en 2007. Au total, toutes ces mesures pèseront mécaniquement sur les budgets de vos successeurs. Et vous n'aurez pas su résister à la tentation du bricolage et du " micro management " fiscal là où notre pays attend une stratégie cohérente de refonte de l'ensemble de notre système.

       des effets redistributifs au détriment des classes moyennes et populaires. Remplacer des dépenses actives par des avantages fiscaux n'est pas neutre socialement. La réaction indignée des associations familiales à l'annonce de la suppression du prêt à taux zéro en témoignerait s'il en était besoin. Les familles les plus modestes seront privées de l'effet de levier d'un apport direct immédiat - qui ne sera pas compensé par un avantage fiscal à effet différé. Elles auront du mal à convaincre les banques d'intervenir à leurs côtés et devront souvent renoncer à acquérir leur logement.


       Troisième faux semblant.

    Côté cour, vous vous faites fort de maîtriser les déficits des finances de l'Etat, mais côté jardin vous laissez filer les autres déficits publics comme l'a montré à Jean Marie Le Guen à propos des déficits sociaux.

    Le déficit de la Sécurité Sociale avait été affiché à 0,5 point du PIB en loi de finances initiale pour 2004, sous réserve de mesures d'économie. Elles n'ont visiblement pas eu d'effet puisqu'il atteindrait fin 2004 plus de 0,8 point du PIB. L'aggravation du déficit du seul régime général de la Sécurité sociale devrait atteindre 11,5 milliards d'euros cette année par rapport à l'an dernier, plus du triple de celui de 2002. Comme l'a constaté la Cour des comptes, " il s'agit de la plus forte dégradation financière de l'histoire de la Sécurité sociale ". Le déficit de la branche maladie, qui a presque doublé entre 2002 (6,1 milliards d'euros) et 2003 (11,9 milliards d'euros), est notamment sans précédent, comme l'a reconnu cette même institution.

    Conséquence : l'augmentation des prélèvements sociaux atteindra l'an prochain le niveau record de 6,5 milliards d'euros en 2005, dont 900 millions au seul titre de l'élargissement de l'assiette de la CSG sur les salaires.

    Or, malgré ces augmentations sans précédents, rien ne garantit la résorption des déficits sociaux. C'est aujourd'hui une évidence: le gouvernement a échoué dans son effort de maîtrise des dépenses sociales. Et ce n'est pas le projet de réforme de l'assurance maladie qui nous rassurera. Les évaluations financières de celui-ci (retour à l'équilibre en 2007) ont attiré de fortes critiques. Même votre administration n'y croit pas. Et si vous vous contentez de laisser dire, c'est que vous n'êtes pas convaincu non plus. L'objectif de maîtrise des dépenses que vous annoncez repose pour une grande partie sur des changements de comportements. Ils prendront au mieux beaucoup de temps. Sur la partie recettes, ce projet dépend d'une diminution du chômage. Votre gouvernement ne s'en donne pas les moyens.

    Il y a aussi, peut être surtout, les collectivités locales. Elles vont devoir supporter les conséquences de la loi abusivement intitulée " loi sur la responsabilité et la liberté des collectivités locales ". Elle permet à l'Etat de se défausser dans le désordre de ses charges et de ses déficits sur les collectivités locales privées des moyens d'y faire face. L'expérience toute fraîche de la décentralisation du RMA ne laisse pas d'inquiéter, y compris vos amis politiques.

    Dans le monde feutré de la majorité gouvernementale, il est des signes qui valent en ce domaine réprobation. Lorsque le président du Sénat met en place un observatoire de la décentralisation, c'est parce qu'il a fait une grosse colère en constatant que, dès l'an prochain, les collectivités territoriales verront leur situation financière se dégrader de 0.2 point de PIB.

    On pourrait parler longtemps des contrats Etat-région qui sont vidés de leur contenu faute de ressources. Tous les projets d'équipements publics (routes, transport ferroviaire, aménagement du territoire) sont en panne. Les travaux s'arrêtent, les trains ralentissent parce que les travaux de sécurité n'ont pas été fait à temps.

    La meilleure démonstration du trompe l'œil de la maîtrise des finances publiques ne se trouverait-elle pas finalement dans la progression de la dette ? Elle n'est pas interrompue bien au contraire. La dette publique a dépassée 60 % du PIB en 2003. En 2004, elle atteindra 64,8 % de la richesse nationale, malgré 5 milliards d'euros de recettes exceptionnelles liées à la cession de 10 % de la participation de l'Etat dans France Télécom, le 6 septembre dernier. En dépit de vos engagements répétés dans ce domaine, le dette publique rapportée à la richesse nationale continuera à progresser en 2005 pour atteindre 65 % du PIB, soit un niveau près de 6 points supérieur à son niveau de 2002.

    Vous voyez, Monsieur le Ministre, il n'est pas un domaine où votre budget soit à la hauteur de la situation. Vous courrez d'un sujet à l'autre avec comme seule méthode l'artifice et comme seul viatique le libéralisme. Vous protégez la rente contre la production. Vous favorisez les riches, fragilisez les classes moyennes et ignorez les pauvres.

    Ce budget est celui d'une France en panne et d'un dessein en berne. S'il faut renvoyer votre budget, c'est qu'il existe une autre voie, une autre solution, une autre méthode.

    Cela procède d'abord d'un diagnostic sur les défis qui assaillent la France.

    Depuis deux ans et demi que ce gouvernement est aux " affaires ", le nombre de chômeurs a cru de plus de 200 000, vous aimez les images Monsieur le ministre, c'est l'équivalent d'une ville comme Caen rayée de la carte du travail.

    Cela, ce n'est pas le résultat d'une météorologie défavorable, d'une fatalité internationale, comme nous le ressassent tous ceux pour qui la croissance en France n'est plus que l'écho lointain et assourdi d'une mystérieuse et imprévisible conjoncture mondiale. C'est le résultat d'une politique.


D'abord le diagnostic

     Notre pays souffre de la faiblesse des revenus du travail.
Notre pays souffre d'une stagnation du pouvoir d'achat des salaires que vient encore ronger la hausse des prix de l'essence. En 2003, les salaires nets réels ont baissé pour la première fois depuis les années Juppé.

     Notre pays souffre des destructions d'emplois.
Votre gouvernement s'est révélé incapable de s'attaquer au chômage malgré la bonne conjoncture. A peine plus de 12 000 emplois salariés marchands ont été crées entre septembre 2003 et juin 2004. Et votre gouvernement se borne à promettre 115 000 emplois nets en 2004 et 190 000 sur l'année 2005, là où le gouvernement de Lionel Jospin - à conjoncture équivalente - créait en moyenne 360 000 emplois par an.

      Notre pays souffre enfin de la faiblesse de sa croissance.
Sur ce front, la France prend du retard. Le prolongement de la crise pendant deux années de boom économique mondial sans précédent l'avait déjà illustré. Aujourd'hui, la lenteur du retournement conjoncturel ne fait que le confirmer.

Certains dans cette Assemblée ont un tropisme américain qui leur fait tourner les yeux vers l'Ouest à chaque occasion. Eh bien, malgré les performances médiocres de George Bush, la France a depuis deux ans des performances plus mauvaises encore que l'Amérique, alors que la France de Lionel Jospin faisait jeu égal avec celle de Bill Clinton.

Soyons précis : de juin 1997 à mars 2002, le PIB de la France a cru de 15 % tout juste, quand celui des Etats-Unis augmentait de 15,3 %. La France a donc cru de 3 % en moyenne pendant cette période, au même rythme que les Etats-Unis. Vous aimez le football Monsieur le ministre ? Et bien cela ferait France 3 – Etats-Unis 3 : c'était l'époque ou la France était championne du monde. Depuis, la France prend du retard : les Etats-Unis ont cru depuis le printemps 2002 de plus de 7 %, la France de 2,5 %. Etats-Unis 3 - France 1. La France a été éliminé au 1er tour de la coupe du monde à l'été 2002.

Ce que je viens d'indiquer pour les Etats-Unis, j'aurais pu l'évoquer pour le Royaume-Uni. La France de Lionel Jospin allait plus vite que l'Angleterre de Tony Blair, celle de Jean-Pierre Raffarin regarde les autres prendre de l'avance.

Le constat est le même vis à vis de la zone euro. De juin 1997 à mars 2002, la France a dépassé, au total, la croissance de la zone euro de 3 points. Depuis, malgré la faiblesse de nos partenaires, notre croissance est, en moyenne, la même que la leur. Je sais que vous espérez qu'en 2004 nous serons devant. Je le souhaite, nous verrons.

Je n'en suis pas sûr parce que l'embellie du début de l'année risque fort de n'être qu'un leurre.

Il est vrai que depuis l'été 2003, l'économie mondiale connaît une très forte accélération tirée en particulier par la Chine, dont les importations croissent sur un rythme compris entre 30 et 40 %. Le FMI nous dit que la croissance mondiale atteindra presque 5 % cette année, soit la meilleure année depuis 30 ans.

Cette poussée, sans doute temporaire, a eu bien sûr un effet positif sur la France et l'Europe au début de cette année, malgré la baisse du dollar qui a pénalisé la zone euro. Mais depuis la croissance française ralentit : elle a été moins forte au 2ème trimestre qu'au 1er et elle sera moins forte au 3ème qu'au second. La croissance ? Un grand quotidien national n'hésitait pas à s'interroger, deux mois après l'entrée en fonction du nouveau ministre des finances, s'il n'y avait pas là déjà - je cite - un " effet Sarkozy ". Si tel est le cas, l'effet Sarkozy n'aura pas été durable.

Le ralentissement est particulièrement prononcé sur la consommation des ménages : selon l'INSEE, son rythme de croissance sera divisé par trois entre le 1er trimestre et le 3ème passant de 1 % à 0,3 %. La dynamique de la consommation s'est à nouveau grippée. En septembre, les grandes surfaces ont été désertées, et les consommateurs sont restés chez eux. Au cours de vos six mois, si on en croît l'INSEE, le taux d'épargne des ménages, pourtant historiquement élevé, a remonté.

Quant au pétrole, nous savons l'aléa qu'il fait peser. Mais personne ne peut raisonnablement croire qu'il coûtera en moyenne 36,5 $ le baril pendant l'année 2005. En restant sur cette hypothèse irréaliste, vous faites prendre à votre budget et donc à l'économie française un risque considérable. Je ne vous reproche pas d'être volontariste. Je l'ai moi-même été pour l'année 1999 où chacun annonçait une croissance molle alors que je la prévoyais forte - après un " trou d'air " -. Ce fut ce qui se passa. Je vous concède donc le droit de prendre ce risque. Mais puisque le ministre des Finances prend ce risque pour le pays, il doit aussi le prendre pour lui. Et dire dès maintenant, qu'il sera le seul responsable si d'aventure, le pétrole étant cher et la croissance ralentie, le budget se soldait par un gigantesque déficit.

Mes chers collègues,

La France hésite parce qu'elle n'a pas confiance.
Une France qui doute c'est une France qui régresse.

    Cette situation est inquiétante, parce que ce pays a un potentiel de croissance élevé qui ne demande qu'à être soutenu. Malgré les erreurs du gouvernement, la France reste un pays puissamment attractif pour les investissements étrangers : le mouvement déjà observé sous le gouvernement précédent se poursuit, même si c'est à rythme un peu ralenti.

    La productivité des travailleurs de ce pays est une des plus fortes au monde, alors même que les salaires y sont souvent modestes. Le niveau d'éducation, malgré un budget de l'Education sinistré, y est élevé. Les infrastructures y sont de qualité.

    Je ne suis pas un adepte de la thèse du déclin Français. Je veux être réaliste, pas pessimiste. Je refuse ce dénigrement jubilatoire qui est aussi faux qu'il est vain. La France a des atouts, les Français des qualités, le pays un destin.

    Ce qui manque à la France, c'est une autre politique économique que celle qui est actuellement menée, et qui consterne nos partenaires. En particulier, c'est l'absence d'une politique de demande qui aujourd'hui pénalise la France.

    L'absence de débouchés pour les entreprises explique que malgré des profits records, les grandes entreprises du CAC 40 préfèrent distribuer des dividendes qu'investir. En 1997, nous avions rencontré une situation un peu identique, et nous avions privilégié la consommation pour relancer la croissance, en ponctionnant la trésorerie des entreprises par une surtaxe temporaire d'IS.

    Qu'on me comprenne bien. Je ne suis pas partisan d'un alourdissement permanent des prélèvements sur les entreprises. Mais la politique fiscale doit être au service de la politique économique. Aujourd'hui l'urgence, c'est l'augmentation des revenus du travail pour soutenir la consommation.

Dans le même temps où vous ne soutenez pas assez la croissance, vous constatez les bras ballants : le retour de la machine inégalitaire

    La faiblesse de la croissance a aujourd'hui un autre effet, plus durable mais aussi plus inquiétant. Elle a mis en lumière un phénomène nouveau, de grande envergure, une évolution inaperçue, qui progresse souterrainement depuis vingt ans mais qui apparaît aujourd'hui au grand jour : je veux parler du retour des inégalités. C'est le premier des enjeux qu'il nous faut affronter.

    Pour la première fois depuis 1945, les écarts de revenus avant impôt ont recommencé à se creuser, alors même qu'ils avaient été combattus et maintenus à des niveaux historiquement bas depuis la fin des années 60. Au-delà, les deux dernières années ont aggravé dangereusement une hausse plus ancienne des inégalités dans les dynamiques salariales. Les derniers chiffres montrent que les perspectives de salaires sont devenues violemment divergentes. Ils révèlent une segmentation de plus en plus poussée de notre société en trois groupes : celui des cadres et des salariés qualifiés qui bénéficient tout au long de leur carrière d'une hausse continue de leurs revenus, celui des salariés peu qualifiés qui restent à l'écart des augmentations de salaires et dont les revenus stagnent autour du SMIC jusqu'à la fin de leur carrière, et celui des exclus enfin, rejetés hors du marché du travail, dans le chômage et dans une précarité dont ils ne sortiront plus.

    Je vous concède que cette tendance est ressentie depuis 15 ans au moins. Il reste que notre société n'arrive plus à juguler les inégalités. Pour la première fois depuis la Libération, elle a cessé de les faire reculer.

    Il serait vain d'ignorer ces chiffres pour ne pas avoir à répondre aux questions qu'ils nous, qu'ils vous posent. Le retour des inégalités sonne l'heure du choix. Il s'agit de savoir si nous devons nous contenter d'accompagner le mouvement qui commence ou si nous voulons le combattre. Ce qui est en jeu à terme, au bout des évolutions qui s'engagent, c'est la survie même de notre modèle de société.

    Depuis 1945, le modèle français s'est construit généralement autour d'une hostilité aux inégalités. Il s'est construit autour de l'Etat-providence, de l'intervention redistributive de l'Etat, de son action volontariste en faveur des classes moyennes et populaires, en faveur de leur protection contre les risques de la vie. Ce modèle fut porté par le souvenir d'anciennes inégalités progressivement vaincues, d'injustices flagrantes progressivement conjurées.

    Or aujourd'hui, si ce modèle est menacé, si les inégalités ne sont plus combattues efficacement, ce n'est pas seulement l'effet de la conjoncture, ce n'est pas seulement l'effet de votre politique de démantèlement social.

    C'est parce que le capitalisme a muté. Il fut industriel, il est financier. Il a été matériel, il est immatériel. Il fut national, il est mondialisé. Le nouveau capitalisme secrète des inégalités beaucoup plus importantes que le capitalisme classique. Les marchés ont pris le pas sur les technostructures. Les actionnaires ont repris le pouvoir aux cadres dirigeants. Le développement interne de la firme compte moins que le rachat des concurrents. L'investissement à long terme compte moins que la rentabilité à court terme. La part du capital dans la répartition de la valeur ajoutée progresse aux dépens du travail. Dès lors, le risque économique, qui était, il y a vingt ans, assumé par les actionnaires, retombe désormais sur le salarié.

    La grande entreprise industrielle recule, et avec elle, les bastions ouvriers, la conscience de classe et la capacité d'action des syndicats. Les conventions collectives, négociées entre partenaires sociaux, ont donné au salarié un statut égalitaire et protecteur. Tout cela se dissout aujourd'hui au profit d'une négociation individuelle des conditions d'embauche entre l'employeur et le salarié. En bref, la force de travail se négocie à nouveau comme n'importe quelle marchandise. Comme dirait un philosophe que vous n'aimez pas.

    Il faudrait avoir le temps de parler des effets de la mondialisation : tout ce que je pourrais en dire irait dans le même sens. Le capitalisme a changé. Sa régulation traditionnelle, qui date des Trente Glorieuses, et de l'ère fordiste, a été bousculée par ces évolutions. La compétition se fait plus dure entre tous les acteurs, y compris entre des salariés inégalement qualifiés, c'est-à-dire inégalement armés.

    Nous vivons une phase très active de la mondialisation. Comme celle que nous avons connu au début du XXéme siècle. Jaurès, dans L'Armée Nouvelle, décrivait déjà en 1911, ces évolutions du capitalisme, ce qu'il appelait " la fougue révolutionnaire du profit, sa mobilité ardente et brutale ". Il y voyait un facteur sans cesse renouvelé d'inégalités entre les hommes, un défi sans cesse lancé à notre intelligence et à notre initiative. Aujourd'hui, cette mutation-là prend en défaut l'édifice d'un Etat-providence dont les fondations économiques et sociales ont été bousculées. C'est tout un modèle d'organisation de la société qui est menacé, un certain équilibre entre liberté et justice sociale, entre production et redistribution.

    Face à l'augmentation des inégalités de marché, l'Etat providence est plus fortement sollicité. Or, c'est au moment précis où ses marges de manœuvre se rétrécissent, au moment même où sa capacité redistributive s'émousse, qu'il doit, en plus, subir l'impact d'un triple choc : un choc idéologique d'abord. Un nouveau libéralisme est apparu qui nie jusque dans son fondement la légitimité du système. Un choc démographique d'autre part, avec les conséquences du vieillissement. Un choc économique enfin, parce que la redistribution a été portée pendant des années par la haute croissance et que la croissance molle dans laquelle notre pays s'englue pèse lourdement sur l'équilibre financier de nos comptes.

    Un emballement des inégalités est donc à l'oeuvre. L'Etat providence ébranlé dans sa légitimité, abandonné par la croissance et soumis à de fortes pressions démographiques, ne peut plus contenir la montée des inégalités avec la même efficacité qu'auparavant. Surtout quand ce désengagement survient au moment précis où les mutations du capitalisme redonnent un nouveau souffle à la machine inégalitaire. Sur ce terrain, les Etats-Unis ont pris les devants. L'Europe, elle, a mieux résisté, grâce au rôle d'amortisseur joué par l'Etat. Elle suit néanmoins le même chemin. En France par exemple, le système redistributif a été mis à contribution de plus en plus massivement, afin de compenser les inégalités croissantes en matière de revenus primaires. Ainsi, au cours de années 70, la redistribution a contribué pour moitié à la croissance du niveau de vie des ménages les plus modestes. Sa contribution s'élevait à 70 % en 1990, 90 % en 1996. En 2002, sans la redistribution, ces ménages auraient vu leurs revenus baisser.


Forte de la compréhension des défis,
l'action politique pourrait alors se fixer un cap

Car le troisième défi après la croissance et les inégalités c'est tout simplement la société.

La France n'est pas un marché. La République n'est pas une entreprise contrairement à ce que pense votre ami Monsieur Berlusconi. Vous faites marcher la machine France à l'envers, la redistribution à l'envers. Non seulement il n'y a plus d'ascenseur social mais il n'y a plus d'ascenseur tout court.

Une société c'est évidemment un vivre ensemble. Il lui faut des règles, des moyens et un espoir. Les règles, le libéralisme les remet en cause. Les moyens, vous les raréfiez au profit de quelques uns. Quant à l'espoir, on ne peut pas dire qu'il hante nos banlieues.

Pour reconstruire l'espoir national, pour reconstruire l'espoir social dans la durée, il faut une politique alternative. Elle existe.

    Elle repose sur une politique de croissance, qui fixe l'objectif d'un relèvement de notre rythme de croissance potentielle et définisse les priorités correspondantes ; une politique pour l'emploi, qui trace la voie d'un retour au plein emploi et en détermine les instruments ; une politique des finances publiques, qui fixe les arbitrages et arrête les moyens d'une maîtrise de l'endettement.

    Je ne sépare pas ces trois volets parce qu'ils sont intimement liés. Il n'y a pas de croissance durable dans une société minée par le chômage de masse. Il n'y a pas de croissance durable sans maîtrise des finances publiques. Mais il n'y a pas, non plus, d'emploi sans croissance, ni de maîtrise de l'endettement dans un contexte de stagnation. La première priorité de tout gouvernement doit être de définir comment il entend combiner les trois variables de cette équation. Celui dont vous faites partie est au pouvoir depuis bientôt trois ans, et il n'a donné à cette question que des réponses partielles et éphémères.

    Pour la croissance, je propose d'abord de faire de l'enseignement, de l'enseignement supérieur, de la recherche, une priorité nationale. Tout ce que nous comprenons de l'économie moderne est que la qualité de l'enseignement, de l'enseignement supérieur est devenue un déterminant direct de la croissance. La politique de croissance d'hier reposait sur les infrastructures et les grands projets. Aujourd'hui, c'est de sauver nos universités pendant qu'il est encore temps et de faire en sorte que dans dix ans, parmi la quinzaine d'universités qui domineront la recherche européenne et qui attireront les meilleurs étudiants et les meilleurs enseignants, il y en ait trois ou quatre en France. Cela n'est pas gagné. C'est même mal parti, faute de stratégie, de moyens et de courage.

    Pour l'emploi, il faut reprendre le chantier abandonné par le gouvernement et faire progressivement revenir vers l'emploi ceux qui en ont été exclus. Notre première réserve de croissance, la plus immédiatement disponible, c'est le sous-emploi massif dont souffrent nos concitoyens. C'est sur ce constat que Lionel Jospin avait fondé sa politique, c'est sur cette base qu'il avait fixé l'objectif du plein emploi. Dans les cinq prochaines années, une politique qui renouerait avec la priorité à l'emploi peut relever le taux de croissance d'un demi point à un point par an.

    Obtenir ce retour vers l'emploi suppose d'abord de cesser de s'en prendre aux politiques qui ont réussi. Si la majorité d'aujourd'hui avait consacré à une politique positive de l'emploi le quart de l'énergie qu'elle a mis à s'en prendre aux trente-cinq heures, peut-être aurait-elle obtenu quelques résultats.

    Cela suppose ensuite, j'en suis convaincu, de pérenniser le barème des cotisations sociales que le projet de budget fragilise dangereusement. Abaisser à 1,6 SMIC le seuil des allégements bas salaires, c'est sans doute gagner de quoi boucler votre budget, mais c'est surtout envoyer à tous les employeurs le signal qu'il ne faut plus compter sur la permanence de ces allégements et que chaque année, désormais, ils seront soumis au scalpel de la direction du Budget. Or ils ne sont efficaces que si les employeurs les considèrent comme durables. Initiés par Edouard Balladur, étendus par Alain Juppé, généralisés par Lionel Jospin, amplifiés par Jean Pierre Raffarin, ces allégements qui font largement consensus parmi les économistes étaient l'exemple d'une politique préservée des aléas politiques. C'était sans compter avec l'infatigable activisme de M. Sarkozy.

    Développer l'emploi suppose aussi de travailler sérieusement sur l'indemnisation, l'accompagnement, et la formation des demandeurs d'emploi. Le gouvernement n'est ici pas seul responsable. Mais il laisse faire. Côté indemnisation, la logique comptable l'emporte. Côté accompagnement, les intentions ne sont pas suivies d'effet. Côté formation, les promesses restent verbales. Or ce chantier est vital. Les Suédois l'ont bien compris, qui font de la mise en place d'une sécurité sociale adaptée à un monde de changement l'un des éléments-clef de leur politique.

    Maintenant, refaisons la liste des mesures qu'il faudrait prendre :
       réorienter les recettes fiscales vers le soutien à l'activité économique, pour transformer la croissance en emploi notamment en doublant la prime pour l'emploi ;
       mettre en place une véritable sécurisation des parcours professionnels ;
       renforcer la lutte contre la précarité et les droits au reclassement des salariés victimes de licenciement collectifs ;
       construire une véritable deuxième chance en donnant corps aux propositions unanimement avancées par les partenaires sociaux en matière de formation professionnelle ;
       mettre en place un véritable contrat d'insertion, notamment en direction des chômeurs de longue durée, en opposition au RMA, fusionnant l'ensemble des contrats aidés existants ;
       créer 100 000 emplois d'utilité sociale au niveau régional, sur le modèle des emplois-jeunes, qui répondront aux besoins non satisfaits de notre société (santé – environnement – dépendance – animation – sport...) ;
       favoriser la recherche, l'innovation et l'éducation, en y affectant les crédits nécessaires, par la mise en oeuvre d'un vaste plan de relance de l'investissement en direction de l'économie de la connaissance.

    Mais dans le même temps, il faut promouvoir, développer, étayer la solidarité pour rendre notre système vraiment redistributif.

    Nous avons créé une machine qui redistribue déjà la moitié de la richesse nationale. Et pourtant notre fiscalité contribue peu à la correction des inégalités. Les chiffres ne manquent pas, par exemple, qui indiquent que les prélèvements sur les personnes physiques (impôts nationaux et locaux, cotisations sociales) varient peu en fonction du niveau de revenus : que l'on soit cadre ou employé, ils restent compris entre 50% et 60 % des revenus.

    Pourquoi ? C'est que la fiscalité française affiche une prétention redistributive, et qu'en réalité elle ne l'est pas. Elle est encore trop souvent victime d'un empilement de dispositifs qui rend le système illisible, prolonge les archaïsmes et compromet l'objectif de justice sociale. Et la tendance actuelle est encore trop souvent à la multiplication de niches, de seuils, de dégrèvements particuliers dont la juxtaposition donne un échafaudage si complexe qu'on ne peut plus modifier une mesure sans prendre des dispositions compensatoires modifiant des dispositifs voisins ou la situation de certaines catégories de contribuables. Et à mesure que grossit l'épais nuage des textes réglementaires, c'est l'efficacité même de notre système qui est remise en cause, c'est la productivité de nos impôts qui diminue, et c'est surtout la justice sociale qui recule, parce que bénéficier des allégements les plus discrets est le privilège de quelques uns et que redéployer un patrimoine au bon moment est hors de portée du plus grand nombre.

    L'impôt sur le revenu en est le meilleur exemple de toutes ces dérives. En apparence, il est très redistributif, confiscatoire diraient les conservateurs puisque le taux marginal apparent supérieur s'élève jusqu'à près de 50 %. En réalité, c'est l'inverse. L'impôt sur le revenu ne s'applique qu'à une partie limitée du revenu : le revenu imposable n'intègre pas les charges sociales salariales  et bénéficie d'une série d'abattements généraux importants, sans compter les niches et exceptions diverses qui permettent une défiscalisation significative des hauts revenus. Au total, appliqué à un revenu imposable calculé aux standards internationaux, le taux marginal supérieur d'imposition effectif se situe à autour de 25 %, ce qui en fait le taux le plus bas du monde occidental. Cette réalité se retrouve dans les chiffres macro-économiques : l'impôt sur le revenu des personnes physiques représente 7 % du PIB, au dernier rang des pays de l'OCDE (11 % en moyenne), et notamment derrière les Etats-Unis et le Royaume Uni.

    Il faut donc revoir notre système fiscal. Ne dites pas : que ne l'avez vous fait ! Ce qui compte c'est qu'il faut le faire maintenant.

    Il ne s'agit pas seulement d'avoir un filet de sécurité pour les plus pauvres. La redistribution doit aussi bénéficier à bien d'autres pour assurer leur pouvoir d'achat, maintenir dans des limites acceptables les inégalités de revenus avec les contribuables les plus aisés et assurer le financement de l'avenir de leurs enfants. Il faut se concentrer sur cet aspect : les classes moyennes et populaires péri-urbanisées sont aujourd'hui les plus inquiètes de l'avenir, les plus déstabilisées par le monde actuel, les plus frustrées, en équilibre entre la promesse non tenue d'une éventuelle ascension sociale et le risque toujours présent de relégation.

    Relever des défis, fixer un cap, voilà qui donnerait la texture d'une réorientation, d'une alternative à votre politique. Voilà qui mérite votre renvoi. Mais je ne serais pas complet si je n'abordais pas ce que fut votre valeur ajoutée de la rentrée : les délocalisations.

Les fausses recettes anti-délocalisations

    Les délocalisations sont un sujet grave. Elles exposent les salariés qui en sont victimes au chômage, à la précarité, souvent à la déqualification lorsqu'ils retrouvent un travail. Plus largement, elles cristallisent les angoisses de nos concitoyens face aux mutations économiques et à la remise en cause du modèle social auquel ils sont attachés. Mais il est important de ne pas ajouter à la confusion et aux inquiétudes, surtout si l'on ne met en avant aucune solution crédible.

    Arrêtons nous un instant parce que le problème le mérite. Qu'est-ce qui produit les délocalisations, ces transferts d'activités hors de nos frontières pour des raisons tenant aux coûts de production ? Essentiellement la rencontre d'une aspiration légitime et d'une pression contestable.

    L'aspiration : c'est celle des pays en développement ou en transition qui veulent trouver une place plus juste et plus grande dans l'économie mondiale. Elle va dans le sens de nos intérêts. Mais elle doit trouver à se concrétiser dans un cadre loyal, sans provoquer une instabilité et des déséquilibres dont nous serions finalement tous victimes. Il y a une deuxième condition. Les salariés qui dans les pays industrialisés subissent les contrecoups de cette montée en puissance des pays émergents doivent être accompagnés et protégés. Le discours compassionnel est important mais il est insuffisant. C'est notre responsabilité de trouver des solutions.

    D'abord prenons la mesure du phénomène. La plus grande part des délocalisations va vers des pays de l'OCDE et non pas vers des pays à faible revenu. Une première action doit donc concerner les pratiques de concurrence déloyale notamment au sein de l'Union. Qu'il s'agisse des Docks de Dublin, du régime des plus values aux Pays Bas ou du régime des " impatriés " au Royaume Uni, l'harmonisation est nécessaire. Il est vrai qu'il est difficile de faire la leçon à nos partenaires quand on est le plus mauvais élève de la classe européenne !

    Pour ce qui est des délocalisations qui partent vers les pays lointains à bas salaires, il est illusoire de croire que l'on puisse lutter par la fiscalité. Ce qu'il faut c'est que notre territoire soit attractif. Cela renvoie à l'ensemble des sujets que j'évoque devant vous, et notamment ce qui concerne la recherche, mais aussi l'ensemble des services publics. Je me souviens de l'inauguration d'une usine représentant un investissement américain de plusieurs milliards de dollars. A ma question " pourquoi avez vous choisi d'investir en France ? " le président américain répondit " vos impôts sont plus élevés mais la qualités de services publics est supérieure, la main d'œuvre est mieux formée qu'ailleurs et, au total, nous y gagnons ". C'est donc bien grâce à la qualité de nos infrastructures, de nos services publics et de notre formation que nous résisterons. Pas en sacrifiant tout cela sur l'autel de la baisse des impôts.

    Reste la question des Etats nouvellement entrés dans l'Union. J'ai bien écouté la proposition qui a été faite hier proposant de lier arithmétiquement les fonds structurels au niveau de la fiscalité des pays bénéficiaires. Cette proposition repose sur le sophisme suivant : " puisqu'ils ont de l'argent pour baisser leur fiscalité, alors pourquoi leur en donner ? ". La réalité est un peu différente. Ici encore c'est la stratégie qui compte pas le " meccano " des mesurettes. Veut-on, oui ou non, favoriser le développement le plus rapide possible de ces pays ? La réponse est oui. Nous savons que c'est une condition de l'affermissement de la démocratie. Nous savons aussi que nous y avons économiquement intérêt comme l'a montré le développement de l'Espagne, du Portugal ou de la Grèce. Et pourtant que n'avait-on pas entendu à l'époque ; venant d'ailleurs souvent de vos rangs.

    Dans ces conditions, le problème n'est pas de " punir " ces pays en leur donnant moins de fonds structurels parce qu'ils essaient d'attirer les investissements avec une fiscalité plus faible. C'est un moyen comme un autre d'essayer de se développer (de mon point de vue assez peu efficace d'ailleurs). Le problème est de construire avec eux une stratégie de développement.

    On pourrait presque dire l'inverse. En baissant leur fiscalité, ils attirent les investissements et font une partie du chemin que nous n'aurons donc pas à financer par des fonds structurels. Ce qu'il faut, c'est négocier le bon équilibre entre leur fiscalité et les fonds qu'ils vont recevoir. Il faut discuter, réguler l'économie. C'est tout le contraire des menaces que j'entendais hier.

    Par ailleurs, nous devons mobiliser l'appareil public pour venir en aide aux sites qui voient une entreprise disparaître et aux salariés qui s'y trouvent. J'ai fait des propositions en ce sens, je n'y reviens pas en détail ici, la sécurisation des parcours professionnels que j'évoquais tout à l'heure trouve ici toute sa justification.

    Monsieur le ministre,

    Le budget que vous présentez n'est pas celui dont notre nation a besoin.

    Au mieux, il est celui de l'habileté. Je n'y trouve ni un diagnostic satisfaisant, ni une politique cohérente. Ce que vous nous proposez, c'est une politique qui navigue entre évitement et renoncement. Votre budget est un trompe l'œil : il parle de tout, il ne tranche sur rien.

    Vous avez bâti ce que Pierre Mendès France appelait des " budgets Potemkine ". Je vous rassure, il n'évoquait pas le cuirassé, ce qui somme toute vous aurait fait plaisir. Il faisait référence à ces villages Russes modèles où les occidentaux venaient admirer une vitrine agricole complètement factice.

    Le piège cependant joue autant pour ceux qui en sont les victimes que pour ceux qui en sont les auteurs. En dérobant à l'opinion la connaissance du véritable état des affaires, vous vous la dérobez aussi à vous-mêmes. C'est une responsabilité que vous prenez, et elle concerne votre avenir politique autant que celui du pays. Car la politique que vous menez aujourd'hui, vous la regretterez demain, lorsque après avoir reculé l'échéance des choix, après avoir raclé tous les fonds de tiroir, usé tous les expédients, vous vous retrouverez sans marge de manœuvre face à des revendications que vous aurez vous-mêmes inspirées, face à des attentes que vous serez obligés de décevoir après les avoir suscitées.

    Ce jour-là, face à une croissance incertaine, vous paierez le prix de vos escamotages et de l'optimisme factice dont vous témoignez aujourd'hui. Ce jour-là, vous découvrirez à vos dépens que pour n'avoir pas dit toute la vérité au pays, vous aurez vous-mêmes dissuadé les Français de croire à la nécessité d'un effort supplémentaire. Et ce jour-là, il y a fort à parier que certains parmi vous n'hésiteront pas à se retourner contre l'actuel ministre des Finances. Il ne vous restera plus qu'à l'accabler de la politique pour laquelle vous vous apprêtez à l'applaudir aujourd'hui.

    Cela, vous l'avez déjà fait en 1995, lorsque après avoir applaudi M. Sarkozy pendant deux ans, vous avez soudainement approuvé Alain Juppé qui vous annonçait que la politique financière d'Edouard Balladur avait été " plus que désinvolte ". Aujourd'hui, le budget que vous présente M. Sarkozy est le même que celui de 1994. Même espoir de retournement conjoncturel, même optimisme dans les prévisions de recettes, même dissimulation dans les prévisions de dépenses, même satisfaction dans les principes affichés. Le résultat, ce fut alors 6 % de déficit public, l'explosion de la dette et des divisions internes où chaque camp se défaussait sur l'autre de la responsabilité de la situation. Ce petit jeu, vous ne serez pas les premiers à l'avoir pratiqué. Il a traversé l'histoire de toutes nos difficultés financières. C'est depuis toujours, le prix de la complaisance et de la facilité. Il en a été ainsi à chaque fois jusqu'à aujourd'hui. Il en sera de même cette fois-ci encore.

    Seulement cette complaisance, nous aurons tous à en payer le prix !

    Le texte qui nous est présenté aujourd'hui refuse de faire des choix. Les seuls choix qu'il fait il les dissimule. Pour le reste, il ne fait pas de choix du tout. Face aux défis qui s'ouvrent devant nous, ceux de la croissance, ceux de l'emploi, ceux de la lutte contre le retour des inégalités, ce budget marque le retour à cette maxime de la Quatrième République qui veut qu' " il n'y ait pas de problème qu'une absence de décision ne puisse résoudre ". Et si aucun choix n'est fait c'est que les conditions de la responsabilité ne sont pas réunies. Le ministre qui présente ce texte n'aura pas à l'appliquer, ni à en assumer les conséquences. Les députés l'acceptent d'autant plus volontiers qu'ils n'en sont pas les auteurs et qu'ils pourront toujours se tenir quittes de ce qui arrivera par la suite. Voilà pourquoi, en plus d'être injuste et inefficace, ce budget est aussi irresponsable, et voilà pourquoi il faut le renvoyer. Il faut le rejeter et le renvoyer en commission. D'ici au remaniement qui s'annonce entre le parti majoritaire et le gouvernement, trois semaines suffiront à réunir à nouveau un ministre et un budget, un projet et un auteur, une promesse et celui qui aura à la tenir.

    Mes chers collègues, Monsieur le ministre, merci de votre attention.


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