La République plurielle

Olivier Duhamel


Point de vue signé par Olivier Duhamel, député socialiste européen, professeur à l'Institut d'études politiques de Paris, paru dans le quotidien Le Monde daté du mercredi 9 août 2000


 
Pourquoi la Corse suscite-t-elle tant de malaises ? Pourquoi les innovations politiques et institutionnelles envisagées provoquent-elles, à droite comme à gauche, tant d'inquiétudes ? Parce qu'elles bousculent nos traditions les plus ancrées. Parce qu'elles imposent un effort de redéfinition de la République. Les élus corses, quels que soient leurs divisions et leurs travers, ont réussi, pour la première fois, à obtenir un très large consensus pour une évolution profonde du statut de l'île. En réplique, les premières réactions métropolitaines se figent d'emblée sur de vieilles divisions. Mieux vaudrait procéder à l'inverse, et tenter de produire un consensus national à la hauteur du problème posé.

A quelques rares exceptions près, nous pourrions nous accorder pour considérer que le centralisme monarchique puis le jacobinisme unitaire ont largement contribué à construire la France. Mais admettre aussi que ce mouvement pluriséculaire a atteint ses objectifs, qu'aucun séparatisme alsacien, basque, berrichon, breton, corse, franc-comtois, provençal ou savoyard ne le menace sérieusement. Qu'à l'inverse, comme le tenta de Gaulle et le réalisa Mitterrand, la question territoriale d'aujourd'hui est celle de la régionalisation, du redéploiement des pouvoirs entre le local et le national, de l'invention d'une démocratie de proximité au sein de la République nationale et de l'Europe supranationale. L'Allemagne, l'Italie, l'Espagne, la Grande-Bretagne ont réalisé - ou ont entamé - une redéfinition néofédérale du pouvoir au regard de laquelle la décentralisation française fait figure de réformette.

Dans ce cadre, la question corse nous dérange triplement. D'une part en ce qu'elle implique, comme n'importe quel autre régionalisme consistant, une remise en cause d'un jacobinisme ô combien sécurisant. D'autre part, en ce qu'elle ajoute une seconde rupture par rapport à nos réflexes unitaristes, pour admettre que la Corse puisse disposer d'un statut spécifique.

Enfin, parce qu'elle intervient après des décennies de violence, dont le point culminant fut rien moins que l'assassinat d'un préfet, aujourd'hui encore insidieusement mais scandaleusement revendiqué par des élus nationalistes associés au processus de réforme.

Commençons par ce dernier point. Personne ne saurait accepter que la République instaure des primes au meurtre, et lorsque Jean-Pierre Chevènement s'indigne de tel ou tel propos, il suscite l'adhésion, bien au-delà de ses soutiens habituels. Lorsque tel groupuscule breton veut l'interdire de vacances dans le Morbihan, il rendrait jacobin un régiment de girondins. Peut-on pour autant en rester à ce type de condamnations ? Ce serait entretenir un nationalisme corse de plus en plus dur par les rodomontades d'un Etat toujours plus intransigeant dans les mots et impuissant dans l'action - fût-elle, à l'occasion, incendiaire. Ce cercle vicieux a été caressé près de trente ans durant, avec les résultats que l'on sait. Pour sortir de l'impasse, il faut évidemment négocier avec ses adversaires : le mérite du gouvernement fut de le faire ouvertement. Il faut surtout changer la donne, au risque de bousculer nos idées les plus reçues et sans la certitude de réussir.

Si l'on admet alors que la République doit avoir l'audace de se réformer, le débat se portera légitimement sur le contenu de l' aggiornamento. Jusqu'où peut-on aller ? Les meilleurs esprits semblent à cet égard incroyablement timorés. La République espagnole n'est pas menacée par l'enseignement du catalan, mais la République française serait détruite par l'enseignement du corse, d'ailleurs même pas obligatoire. Des régions britanniques, espagnoles, italiennes, sans parler de l'Allemagne, disposent de compétences législatives et le principe d'égalité y est évidemment assuré par l'obligation de respecter, sous contrôle du juge, les droits fondamentaux de tous les citoyens. Mais la France, elle, serait détruite si une Assemblée corse pouvait adapter des dispositions législatives.

Le cauchemar ne s'arrête pas là. A l'horreur corse, on nous ajoute aussitôt la « contagion » bretonne, alsacienne, basque, etc. Nombre de médias, et pas seulement Le Figaro, de plus en plus droitier, ont repris cette terminologie épidémiologique, comme si un vrai surcroît de régionalisation devait, à l'évidence, être assimilé à une maladie dangereuse. La question mérite une discussion plus sérieuse. Faut-il réserver la mise en place d'une collectivité unique à la Corse, au nom de sa spécificité insulaire ? Faut-il l'accorder à qui le souhaiterait et permettre, par exemple, qu'une collectivité d'Alsace se substitue aux deux départements assez factices que sont le Bas-Rhin et le Haut-Rhin ? Républicains égalitaires et démocrates pluralistes devraient s'accorder sur la seconde solution et concéder à chaque région qui le souhaiterait ce que l'on accorde à la Corse. Ce débat n'est pourtant même pas engagé, les républicanistes préférant répéter inlassablement leur credo unitaire, et les régionalistes se taire. Il est grand temps, pour les uns et les autres, d'avoir enfin l'audace de poser ces questions nouvelles. Et d'y ajouter une autre.

L'autonomie régionale favorise-t-elle le séparatisme et, à terme, l'indépendance, ou y fait-elle au contraire obstacle ? A considérer les démocraties européennes, la seconde hypothèse l'emporte. La volonté indépendantiste a reculé avec la dévolution de pouvoirs en Ecosse et au pays de Galles. Elle reste très marginale dans les cinq régions italiennes à statut spécial (Sardaigne, Sicile, Val d'Aoste, Trentin-Haut-Adige, Frioul-Vénétie-Julienne). En Espagne, la reconnaissance d'emblée des nationalités catalane, basque, galicienne, au sein de la nation espagnole a conforté la démocratie post-franquiste bien plus qu'elle ne l'a affaiblie. La persistance du terrorisme de l'ETA n'invalide pas le modèle. Elle montre seulement que l'éradication d'un nationalisme ethniciste et fanatique ne découle pas automatiquement de l'autonomie régionale. Mais personne ne soutient que la situation eût été meilleure si l'Espagne était restée centralisée. Et d'ailleurs personne en Espagne ne suggère de répondre à la violence de l'ETA par une recentralisation madrilène.

Sachons raison garder, ou retrouver. Au XXIe siècle, la fragilité de l'État-nation ne se joue plus en bas, mais en haut. Aucun des grands États européens ne risque la décomposition interne, tous s'interrogent sur la préservation de leur puissance face à la mondialisation. Dans ce cadre radicalement nouveau, le rejet d'un nationalisme parfois terroriste, parfois mafieux, parfois l'un comme l'autre, ne doit pas fonder une crispation aussi injustifiée qu'inopérante sur l'uniformité républicaine. C'est au contraire au nom du refus absolu de tout ethnicisme que la République doit oser la diversité. Parce qu'intellectuellement, celle-ci se distingue radicalement de celui-là. Et parce que politiquement la République plurielle nous offre enfin une chance de triompher du communautarisme ethnique.

Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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