A nos amis polonais

Olivier Duhamel et Daniel Cohn-Bendit

par Olivier Duhamel, député socialiste européen, professeur à l'Institut d'études politiques de Paris et Daniel Cohn-Bendit, député européen vert

Point de vue paru dans le quotidien Le Monde daté du 9 octobre 2003
 
Entre amis, on se parle, on se dit la vérité, on tente de se convaincre. Vous êtes nos amis, et tout démocrate européen ressent un attachement particulier à l'égard de la Pologne. Ce lien provient de tout ce que vous avez subi. Même ceux qui ne sont pas très férus d'histoire savent que vous avez été meurtris par d'innombrables guerres et empêchés d'exister comme nation par de multiples partages. Vous figurez au tout premier rang des victimes du XXème siècle et de ses deux totalitarismes, le nazi et le soviétique. Solidarnosc restera à jamais pour nous un exemple extraordinaire de lutte contre la barbarie.

L'amour de la Pologne se nourrit aussi de tout ce que vous avez inventé. Dès l'aurore du XVIème siècle, vous pratiquiez la monarchie constitutionnelle, aussitôt suivie de la tolérance religieuse. Avant son crépuscule, vous vous dotiez d'une monarchie élective. Vous avez, sauf erreur, les premiers dans l'histoire de l'humanité, créé un ministère de l'instruction publique, en 1773. L'idée de Constitution, sa mise en œuvre, vous doit énormément, puisque vous en adoptiez une dès 1791. Les Français ignorent parfois que vous les avez même devancés, de quatre mois exactement.

A vous qui comptez historiquement parmi les tout premiers amis de la Constitution, nous adressons cette supplique pour que le projet de la Convention ne soit pas enterré par Varsovie.

N'oubliez pas combien il fut difficile de faire admettre la nécessité d'une Constitution pour l'Europe. Dès qu'ils en entendirent parler, les citoyens de l'Union ont affirmé leur attachement à cette idée. Il n'a cessé d'augmenter. Elle fut longue, la bataille pour ouvrir ce chemin ; grande, l'obstination du Parlement européen ; il fut rude, l'effort pour rallier les indispensables soutiens.

Mais nombre de gouvernements sont restés réticents, et d'aucuns veulent encore étouffer ce projet dans l'œuf, y compris chez vous.

Vous vous fixez sur deux ou trois points qui ne vous conviennent pas. Parlons-en.

La manière de calculer les voix pour obtenir une majorité au Conseil est votre préoccupation première, parce que vous avez obtenu dans le traité de Nice un privilège que vous voulez garder. Il faut pourtant que vous sachiez la vérité.

L'entrée en Europe ne se marchande pas. La Pologne est une grande nation, et cela ne se mesure pas au nombre de voix dont dispose un pays. Vous dites que vous seriez les seuls avec l'Espagne à perdre un avantage acquis. Ce n'est pas exact. La France s'est sottement battue à Nice pour conserver le même nombre de voix au Conseil que l'Allemagne. En acceptant aujourd'hui la double majorité, elle accepte de ne peser que de ses 60 millions d'habitants contre les 80 millions d'Allemands.

N'oublions pas enfin que, dans la double majorité, il y a une majorité des Etats membres, et là, chacun est bien à égalité. Nous suivons l'exemple de la Constitution américaine, qui fait qu'au Sénat tous les Etats, grands ou petits, ont le même nombre d'élus. En ce sens, nous sommes tous pro-américains. Vous précisez parfois qu'en votant pour l'adhésion, c'était sur la base de Nice. Mais la Convention était déjà au travail, elle préparait le projet de Constitution et la réforme des institutions ; vous y participiez comme nous.

Si l'on revenait aux calculs alambiqués de Nice, c'est le blocage de l'Europe que l'on renforcerait. Si l'on admet de passer à la règle de la double majorité, des Etats et de la population, c'est la décision européenne que l'on permet. Vous avez particulièrement intérêt à ce que l'Union soit en mesure de décider, sans quoi les politiques stagneront, les financements aussi. Les nouveaux Etats membres ont encore plus besoin d'Europe que les plus anciens, auxquels elle a déjà apporté nombre de ses avantages.

Nous nous battons au Parlement européen pour une augmentation du budget de l'Union afin de permettre que tous les Etats bénéficient de la cohésion européenne. Le Portugal, l'Irlande, la Grèce, l'Espagne ont considérablement réduit leurs retards de développement. C'est l'Europe centrale et orientale qui doit maintenant infléchir les politiques européennes. Elle n'a rien à gagner à l'inertie.

Votre deuxième exigence porte sur une mention de l'héritage chrétien dans la Constitution européenne. Nous connaissons l'importance de l'Eglise catholique en Pologne, le rôle éminent qu'elle a joué dans la résistance à l'oppression de l'empire soviétique. Mais nous savons aussi l'influence réactionnaire qu'elle aimerait exercer demain sur quelques grandes questions de société. Quoi que l'on pense de ces réalités, vous est-il vraiment impossible de distinguer ce qui importe pour la Pologne de ce qui vaut pour l'Europe ? Les Français tiennent énormément à la séparation entre l'Eglise et l'Etat. Pas les Danois, qui pratiquent l'inverse.

Nous ne cherchons pas à imposer notre conception de la laïcité aux autres. Pourquoi vouloir imposer votre ferveur chrétienne à ceux qui sont juifs, musulmans, agnostiques ou athées ?

Le projet de Constitution européenne rend notre Europe plus efficace et plus démocratique. Il permet d'accomplir la magnifique réunification de notre continent sans qu'elle implique la stagnation de l'Union. La Charte des droits fondamentaux consacre les valeurs que nous partageons et pèsera pour réorienter les politiques européennes vers les attentes populaires.

Le Parlement européen devient enfin le colégislateur de droit commun. La Commission et le Conseil seront renforcés en même temps que lui, car, avec 25 Etats, c'est chaque institution qui doit pouvoir agir. Un espace de liberté, de sécurité et de justice prendra forme grâce à des lois européennes ; nous en avons tous besoin pour lutter contre tous les trafics mafieux. Un ministre européen des affaires étrangères nous permettra de construire petit à petit la politique étrangère commune sans laquelle nous ne pourrons rien contre le désordre du monde. Tout cela ne pèse-t-il pas infiniment plus que le mode de calcul de la majorité au Conseil ?

Le projet de Constitution doit évidemment être complété et amélioré sur tel ou tel point. Chacun peut y contribuer utilement. La composition de la Commission devra être revue, puisque tant d'Etats le demandent. Mais ne vous rangez pas dans le camp des destructeurs. N'encouragez pas votre gouvernement dans l'obstruction. Le projet proposé par la Convention marque une étape importante. L'Europe se construit au fil de grands rendez-vous historiques, et nous aurons certainement le plaisir de lutter ensemble dans les années à venir pour permettre les avancées sociales, écologiques et politiques nécessaires.

Nous n'imaginons pas que votre premier acte d'Etat de l'Union soit d'empêcher son avènement. Parce que l'Europe a besoin de la Pologne, la Pologne a besoin de l'Europe, et nous avons besoin de la Constitution européenne. Ensemble, notre avenir nous appartient.
© Copyright Le Monde


Page précédente Haut de page

PSinfo.net : retourner à l'accueil

[Les documents] [Les élections] [Les dossiers] [Les entretiens] [Rechercher] [Contacter] [Liens]