Rêves d'un Européen

Olivier Duhamel


Tribune signée par Olivier Duhamel, professeur des universités à Sciences-Po, membre de la Convention pour les socialistes européens, parue dans le quotidien Le Figaro daté 14 mai 2005


 
Quatre rêves dessinent l'Europe que j'aime et l'Europe que j'attends. Quatre rêves nourris de souvenirs de famille, de rencontres d'amitié, de travail au Parlement européen et à la Convention, d'écritures éparses, d'actions individuelles et collectives.

Premier rêve, l'Europe pacifiée
(1940-1957 : de Fresnes à Rome)

    Je rêve d'abord de la paix. En 1945, mes parents avaient vingt et un ans. À l'époque, c'était l'âge de la majorité. Ils étaient pourtant majeurs depuis longtemps. Jacques l'était devenu en 1939, lors de la mort de son père, le 4 septembre 1939. Quelques mois auparavant, Jean Duhamel avait annoncé à sa femme, Hélène, et à ses deux jumeaux, Jacques et Monique, que la guerre arriverait forcément. Et qu'elle serait terrible. À quinze ans, Jacques se retrouve donc chef de famille.

    L'été suivant, l'été 1940, il se retrouve à La Baule, dans leur maison de vacances. Et là, il prend la direction de l'accueil des réfugiés. De retour à Paris, il poursuit ses études. En 1941, il entre dans un réseau de résistance. À la fin de l'été 1942, il est arrêté par la Gestapo. Le 24 septembre 1942, il fête donc ses dix-huit ans à la prison de Fresnes. Sa mère Hélène reçoit un appel téléphonique d'un vieil ami de la famille, devenu collabo frénétique, Jean Luchaire. Il lui dit : « Hélène, ce n'est pas possible, j'apprends que votre fils Jacques est en prison. J'appelle le Maréchal tout de suite. » Elle lui répond : « Je préfère le savoir emprisonné par les Allemands que libéré par vous. » Elle raccroche, et elle pleure.

    A la Libération, Jacques sera fait chevalier de la Légion d'honneur. À vingt et un ans, pour faits de résistance. De ce jour, deux convictions l'animeront sans faille : le refus du racisme, la volonté de construire l'Europe. Un refus et un rêve. Son premier rêve prendra forme une semaine après ma naissance, le 9 mai 1950, grâce à Jean Monnet, Robert Schuman et Konrad Adenauer, le 9 mai lorsque dans son discours fondateur Schuman annonce la naissance de la première Communauté européenne, celle du charbon et de l'acier, matrice de la deuxième, la Communauté économique européenne, née en 1957 à Rome.

    Il me faudra près de cinquante ans pour comprendre l'importance de ce qui commença ce 9 mai 1950. L'école ne me l'a jamais appris. L'Université pas davantage, Sciences po était encore hexagonale, et l'on pouvait devenir professeur de droit sans entendre parler d'Europe, ou alors d'une manière technique, sans âme, sans le moindre souffle. Impossible d'en saisir l'importance. Quant à mon père, il n'eut pas le temps de me l'expliquer, happé qu'il fut par la politique, pour l'Europe, toujours pour l'Europe, puis par la maladie prématurée et la mort.

Deuxième rêve, l'Europe unifiée
(1962-2004, de Berlin à Strasbourg)

    Je rêve ensuite de la liberté. En 1962, le mur de Berlin coupe depuis peu la ville en deux. Le rideau de fer coupe depuis quinze ans notre continent en deux. Je passe mes premières vacances en Allemagne, y découvre mon premier amour, et mes premiers élans politiques. Aider un Berlinois de l'Est à s'échapper en lui donnant mon passeport - mon amoureuse, d'une maturité plus assurée, m'en dissuade. Qu'importe, pour la première fois, grâce à ces émotions mêlées, je me sens Européen. Je n'avais que douze ans. Ce sentiment ne me quittera plus.

    L'Europe revient ensuite par la fenêtre, celle du mouvement étudiant. Les révoltes berlinoises contre le groupe de presse Springer précèdent d'un mois Mai 68. « Rome-Berlin-Varsovie-Paris », martèle-t-on sur le macadam. La conscience européenne franchit une nouvelle étape, fût-ce derrière l'icône d'un internationalisme guévariste aussi romantique qu'illusoire.

    Les hasards et les drames de la vie m'entraînent de plus en plus vers cet autre continent, le latino-américain. La petite fleur européenne s'en trouve délaissée. Personne ne l'arrose, ni nos politiques, ni nos médias, ni l'Europe elle-même, concentrée sur ses quotas laitiers et ses montants compensatoires, auxquels je n'entends rien. Je ne la respire que brièvement durement la deuxième présidentielle, lorsque Jacques Duhamel n'apporte à Pompidou son soutien décisif qu'à la condition qu'il lève le veto gaulliste contre l'entrée du Royaume-Uni. Mais la maladie englue Pompidou dans le conservatisme, et contraint mon père à l'isolement. Les cieux latinos lèvent d'autres espoirs, avec l'expérience d'Allende au Chili, d'autres combats, avec la dictature féroce de Pinochet. Face à elle, des hommes firent preuve d'un grand courage, les ambassadeurs français et suédois en tête, mais l'Europe elle-même était, comme toujours, inexistante.

    Il en alla de même face au soulèvement des ouvriers polonais, qui ramenait pourtant nos élans solidaires sur notre terre européenne. Claude Cheysson proclama crûment que l'on ne ferait rien. C'était insupportable. C'était vrai. Que les rangs étaient parsemés sous la neige parisienne au lendemain du coup d'État de Jaruzelski. Nos frères, de l'autre côté du rideau de fer, se libérèrent donc par eux-mêmes. Et le peu d'aide qu'ils reçurent leur vint de Reagan, qui malmena l'Ours soviétique, et de Gorbatchev, qui l'empêcha de dévorer les oursons révoltés. Pas d'Europe.

    L'Union se rattrapa un peu en ne fermant pas sa porte. Les pays de l'Est nous firent l'honneur d'y frapper, à peine leur liberté recouvrée. Nous acceptâmes la demande en mariage, non sans regarder la dote de très près, négocier des transitions avant d'ouvrir nos frontières, et nous enflammer à l'idée qu'arrivent quelques plombiers polonais. De ma vie, je n'ai vu mariées plus mal accueillies.

    Songez, le jour du mariage, nous ne fîmes même pas la fête. Le deuxième rêve s'est donc accompli, mais aux sons d'un hymne sans joie.

Troisième rêve, l'Europe politique constituée
(1997-2005, de Bruxelles à Paris)

    Je rêve encore de politique. D'une Europe qui ne distribue pas seulement des subventions agricoles excessives mais indispensables ; des bourses Erasmus judicieuses mais trop rares ; des aides aux régions et quartiers en difficulté - salutaires, mais menacées. D'une Europe qui ose s'affirmer en tant que communauté politique, qui ne repose plus sur une dizaine de traités mais un seul texte, qui dispose enfin d'un président du Conseil européen à plein temps, d'un ministre des Affaires étrangères et d'un service diplomatique, d'un Parlement qui vote tout le budget et presque toutes les lois, d'une charte des droits fondamentaux, lisible et invocable en justice, d'une politique, un jour d'un parquet européen contre la criminalité transfrontière, d'un corps de volontaires européens pour les jeunes désireux de lutter contre la misère.

    Pour réaliser ce rêve, les hasards des amitiés et l'énergie de la volonté me permettent d'agir. L'aventure, pour ce qui me concerne, dure sept ans, au Parlement européen. Elle commence par le hasard d'une dissolution en juillet 1997 et s'achève en juin 2004, lorsque le PS me contraint de le quitter.
    En 1997, en arrivant, je crée SOS-Europe, avec le toujours bouillant Daniel Cohn-Bendit, le toujours brillant Jean-Louis Bourlanges, et la dame de cœur de la politique belge, Antoinette Spaak. Un Vert, un démocrate-chrétien, une libérale et votre serviteur, socialiste européen, alors non membre du PS, comme aujourd'hui. Nous nous amusons un peu, et travaillons beaucoup.
    En 1999, lors des européennes, nous réussissons à faire inscrire la perspective d'une Constitution européenne dans les programmes de trois partis français : UDF, Verts, PS.
    En 2000, l'un fait reprendre l'idée par Joschka Fischer, l'autre la fait voter par le Parlement européen, avec la procédure pour y parvenir, la convocation d'une convention.

    La suite de l'histoire est mieux connue : l'échec de Nice, le « non » irlandais, le début de prise de conscience des gouvernants, stimulés par la présidence belge de l'Union, la convocation d'une convention, la divine surprise que Chirac y envoie Giscard pour l'exiler, les deux ans de travail, le résultat qui apporte tous les éléments du rêve ci-dessus évoqués, le blocage d'Aznar, le conservateur nationaliste sur le départ, et Miller, le socialiste devenu nationaliste, pour sauver une majorité exsangue, l'attentat d'al-Qaida qui favorise l'alternance en Espagne, le déblocage inespéré, les menaces revenues par calcul fabiusien, le référendum socialiste néanmoins réussi, l'hésitation hollandaise à bloquer du coup les plus déchaînés de ses minoritaires, l'offensive de la gauche de la gauche pour reconstituer à cette occasion un pôle révolutionnaire, l'engluement du oui entre arrogance et silence, les sondages annonçant la victoire du non au premier set, tous les joueurs dopés pour le deuxième, gagné par le oui, le troisième et dernier set se terminant le 29 mai à 22 heures.

Quatrième rêve, l'amitié
(2006-2014, de Paris à Istanbul)

    Je rêve enfin d'amitié. Évoquons le plus brièvement, puisqu'il faut conclure. J'ai toujours pensé que construire l'Europe, c'est faire l'amitié. Entre Français et Allemands, d'abord. Entre Serbes et Bosniaques demain.

    Je rêve d'une Europe qui ait enfin fixé ses frontières. Par amitié pour ceux qui nous rejoindront, et pour ceux d'à côté avec lesquels nous nous associerons. Je rêve ces frontières tracées par l'océan Atlantique à l'ouest, la Méditerranée au sud, le pôle au nord, avec l'Ukraine et la Biélorussie à l'est, la Turquie au sud-est.

    Je rêve que, de ces deux dernières lignes contestées, on puisse un jour discuter, et de convaincre combien ces trois pays sont européens et « absorbables » sans indigestion, tandis que la Russie est trop grosse, et le Maghreb-Machrek, trop différents. Je rêve d'une Confédération euro-méditerranéenne avec nos amis marocains, algériens, tunisiens, égyptiens, israéliens, libanais et syriens.

    Je rêve que l'Europe, dotée de sa Constitution, constituée donc, œuvre pour rendre ce monde plus juste et moins barbare. Je rêve que ce que nos parents ont fait à l'échelle de la petite Europe, nos enfants, avec la grande Europe le fassent à l'échelle du monde.
© Copyright Le Figaro

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