L'europe à échelle humaine



Tribune signée par Henri Emmanuelli, député des Landes, parue le vendredi 14 mai 2004 dans le quotidien Libération.


 
En accueillant dix nouveaux membres, l'Europe s'est rapprochée de sa dimension continentale, sans pour autant atteindre la promesse de ces « nouvelles frontières » que porte en elle, depuis toujours, l'espérance du processus d'unification européenne.

Outre le fait qu'il accentue la nécessité d'inclure les pays européens qui n'en font pas encore partie sous peine de verser dans une forme de discrimination injustifiable, l'élargissement tel qu'il a été mis en oeuvre n'apporte aucune avancée sur le plan qualitatif. Tout au contraire, il suscite la crainte et nourrit l'inquiétude. Crainte de voir le géant démographique dissoudre le nain politique déjà coupé en deux par les divergences sur la politique extérieure. Inquiétudes grandissantes face à la problématique budgétaire et aux risques de délocalisations et de corruption opportunément sous-estimés.

Tout se passe comme si, après la brillante initiative de l'euro conçue par le trio Kohl-Mitterrand-Delors en réponse au défi de la réunification allemande, les dirigeants actuels avaient voulu noyer leur incapacité à faire progresser l'unification dans une fuite éperdue vers l'élargissement. Qu'ils ne s'étonnent pas, dans ses conditions, du manque d'enthousiasme de l'opinion publique, moins sotte qu'ils ne le croient. On nous répondra qu'il existe, au magasin des accessoires, une Constitution en attente. Seuls ceux qui n'ont pas lu attentivement ce monument de «volapük» juridique et idéologique pourront les croire. En revanche, ceux qui l'ont étudié et ne partagent pas les options économiques et sociales du néolibéralisme condamneront cette tentative insensée d'inscrire dans le marbre d'une Constitution un modèle économique et social, avec interdiction d'y revenir. La Constitution Fukuyama, en quelque sorte, pour les croyants en « la fin de l'histoire ». Un traité tellement peu présentable que M. Chirac feint d'hésiter à le soumettre à la ratification du peuple ­ refus qui serait totalement inacceptable, comme l'est cette prétendue Constitution.

Dire cela, c'est s'exposer aux imprécations parfois peu aimables des eurobéats, au motif que refuser de se voir imposer sa fiancée et revendiquer le droit de la choisir, c'est évidemment être contre le mariage ! Qui n'est pas eurobéat est forcément eurosceptique, voire pire, dans le camp des infréquentables souverainistes. Comme si approuver ce texte, ce n'était pas se retrouver en compagnie de MM. Chirac, Giscard d'Estaing, Raffarin et Bayrou. Et tant pis si l'on a longtemps été minoritaire parce que fédéraliste : les zélateurs ne font jamais dans le détail.

Mais là n'est pas l'essentiel. Ce qui est primordial, c'est de savoir si l'irréparable a été commis, justifiant que l'on tourne définitivement le dos à l'Europe. Ou s'il faut au contraire se battre pour cette ambition sans précédent dans l'histoire de voir se constituer, par la seule adhésion des consciences, une puissance démocratique capable d'apporter à l'histoire du monde son modèle humaniste. La réponse est incontestablement oui.

En sachant toutefois que l'incurie de nos dirigeants actuels complique beaucoup une tâche déjà rude. Et qu'il faudra à la fois pallier les dégâts d'un élargissement bâclé sur le plan économique et social, et engager un véritable processus démocratique d'approfondissement politique.

Sur le plan économique, avoir décrété que l'élargissement se ferait à budget constant est une ineptie. Prétendre passer le budget européen à 1,15 % du PIB au lieu de 1 % actuellement en est une autre. Il faut au contraire engager une action résolue de développement chez les nouveaux adhérents, afin de les emmener le plus rapidement possible au niveau de la moyenne européenne. C'est le seul moyen de minimiser les risques de distorsions et de délocalisations, tout en dopant simultanément la croissance. Réviser la politique budgétaire, déjà caduque sans que l'euro ait eu à en souffrir, peut se faire dans trois directions : augmenter le prélèvement au-delà de 1 %, créer un véritable impôt européen, ou faire un grand emprunt. La première solution se heurtera à la situation des finances publiques des grands pays. La deuxième exige une avancée politique peu probable à court terme dans une Europe où l'harmonisation fiscale n'est pas réalisée. Reste la troisième option, qui aurait pour elle la logique de l'investissement productif dont l'amortissement se ferait par les retours budgétaires qu'elle générerait dans les pays concernés. Des bons du Trésor européen, émis au taux du marché à moyen et long terme, bénéficiant d'une prime indexée sur la moyenne de la croissance européenne, constitueraient un moyen de financement, un placement sûr et attractif en euros et une émission de monnaie nécessaire, sans se heurter au dogmatisme malthusien de la Banque centrale.

L'ennui, c'est que l'actuel projet de Constitution l'interdit, comme il s'oppose à toute forme de volontarisme. C'est pourtant ce que la France doit proposer, en réaffirmant la nécessité d'une politique industrielle et d'un effort coordonné pour la recherche. La situation l'impose, les opinions publiques y sont favorables : seule l'idéologie libérale s'y oppose.

Sur le plan social, il faut demander la définition de normes sous forme d'objectifs à moyen terme, en matière de rémunération minimum, de durée du travail, de protection sociale. Des normes ont été définies sur le plan budgétaire ou économique. Pourquoi ce qui est possible pour la rentabilité du capital ne le serait pas au service de l'être humain ? C'est ce que souhaitent les socialistes français, qui n'ont jamais eu l'analphabétisme économique de penser que l'on pouvait décréter du jour au lendemain un Smic européen !

Enfin, sur le plan politique, il faut mandater la nouvelle Assemblée élue ­ et non un aréopage savamment sélectionné ­ pour proposer au Conseil des ministres une Constitution énonçant des principes généraux et des règles de fonctionnement simples et démocratiques, modifiables par amendements ultérieurs par les représentants d'une majorité de la population. On doit ensuite exiger que, après son adoption par le Conseil, elle soit ratifiée par les peuples. On ne construit pas un édifice démocratique sans que le processus d'élaboration ne le soit. Seules la volonté, la clarté et la transparence des intentions des dirigeants font défaut. Si on les convoque au rendez-vous de leur propre histoire, les peuples y seront présents.

Encore faut-il que ceux qui savent que démocratie et modèle social sont indissociables n'y fassent pas obstacle par de tortueux atermoiements. Leur refus d'un référendum dans notre pays, assorti de propositions diverses et variées sur un vote parlementaire simultané dans toute l'Europe, est le dernier en date... alors même que certains pays ont annoncé leur intention de soumettre ce texte à référendum. Non, monsieur Chirac n'a pas le choix : tout le monde est désormais pour, à part lui qui hésite et monsieur Raffarin qui courbe l'échine.

Et si les partis politiques ne mentent pas, ils peuvent, par le biais de l'article 11 de la Constitution, acculer le président de la République à faire le choix d'une ratification véritablement démocratique.

Reste enfin, pour s'en tenir à l'actualité du débat, en ce début de campagne électorale, l'épineuse question de l'adhésion de la Turquie dont ses partisans semblent avoir opportunément oublié qu'elle fut, aux temps révolus de la guerre froide, une exigence de l'Otan. Prétendre que l'inclusion d'un pays de 100 millions d'habitants, qui serait de facto le plus important de tous, ne poserait pas de problèmes d'équilibre de toutes sortes à l'ensemble du système, c'est faire preuve d'une légèreté qui frise l'inconscience. Ne pas voir que cela mènerait les frontières de l'Europe jusqu'au coeur agité du Moyen-Orient, avec tous les risques que cela comporte, ne témoigne pas d'une lucidité plus grande. Car enfin, pourquoi s'arrêter là, et ne pas poursuivre, comme les anciens croisés, jusqu'en Terre sainte ? Ou jusqu'aux pyramides, avant de remonter le Nil jusqu'aux grands lacs africains ? Qui peut prétendre vouloir sérieusement une Europe politique, en perpétuant l'hypothèse de frontières mouvantes et la réalité d'un contenu inconsistant ? Qui donc, sinon ceux qui n'en veulent pas et se contenteraient d'une vaste zone de libre-échange. Que la Turquie soit associée à l'Europe, nul n'y verra d'inconvénients. Mais ouvrir des négociations qui impliqueraient forcément une adhésion ultérieure ­ l'opinion, déjà maintes fois leurrée par ce genre de manœuvre ne s'y trompe pas ­ n'est pas souhaitable.

En fait, ce dont l'Europe manque le plus, pour poursuivre son chemin et grandir, c'est de sincérité, de vérité, de clarté. Ce dont elle se meurt doucement, c'est d'ambiguïté, du mensonge de celles et ceux qui prétendent la mener vers de verts pâturages alors qu'ils la conduisent à l'abattoir.

Les peuples ne sont pas dupes et commencent à basculer dans la crainte et le scepticisme. Comme si la mer ne se reconnaissait plus dans le navire qu'elle est censée porter. Et que le navire lui-même ne savait plus où il va parce que le cap affiché serait en réalité un leurre. Que le débat ait lieu, que l'on donne la parole aux peuples, et le temps s'éclaircira, fût-ce au prix de quelques orages.
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