La gauche, à quel prix le mètre carré ?



Point de vue d'Henri Emmanuelli, député des Landes, paru dans les pages " Débats " de Libération daté du mardi 27 mars 2001


 
Les élections locales ne sont pas des élections nationales. Mais lorsque plus de quarante millions de citoyens sont convoqués aux urnes, lorsque de surcroît l'abstention sélective s'exprime dans certains quartiers plutôt que dans d'autres et que l'on constate - en exagérant à peine - que désormais l'influence de la gauche plurielle aurait tendance à suivre le prix du mètre carré alors qu'elle lui était traditionnellement inversement proportionnelle, un certain nombre de questions surgissent. Ou plus exactement ressurgissent, car elles n'étaient pas absentes du congrès socialiste de Grenoble, même si la problématique impromptue "du calendrier" a balayé ces considérations jugées inintéressantes par les maîtres de l'information.

Vouloir rassembler, stratégiquement, les couches populaires et les classes moyennes pour constituer le socle sociologique de la gauche est un objectif souhaitable. De même, accepter " l'économie de marché " tout en refusant " la société de marché " est a priori séduisant, bien que l'exercice soit à l'évidence d'application difficile et exigera, pour être crédible, un certain nombre de modes d'emplois bien précis. Et vouloir prolonger les revendications de la "gauche sociale" par les exigences de " la gauche sociétale " n'est pas contestable en soi.

Encore faut-il que ces ajouts successifs - dont certains sont d'ailleurs plus optiques que réels - se traduisent par un enrichissement du projet global et un élargissement cohérent de ses bases électorales et non par des abandons inavoués ou des substitutions regrettables.

Ainsi, ces fameuses " classes moyennes ", dont personne ne connaît les contours avec précision, ne doivent pas devenir, au mépris des réalités sociologiques et économiques, une sorte d'alibi politique qui ferait d'un corps central pléthorique le support d'un centrisme politique inavoué. Ou, pire encore, être grossièrement confondues avec la catégorie des cadres supérieurs, pour laquelle elles constitueraient, outre un recyclage sociologique politiquement " acceptable ", la base politique virtuelle d'une oligarchie éclairée par les lumières du "cercle de la raison", à défaut d'être différenciée sur l'échelle gauche-droite. C'est au nom de ce genre de confusion - ou de leurre - que l'on croit pouvoir sans doute enfermer dans une même équation politique les OS qui, bien qu'absents du discours politique, sont encore des millions silencieux aux salaires maîtrisés, et les SO (les stock-optionnistes) aux avantages débridés qui ne sont que quelques milliers mais qui parlent beaucoup - de la maîtrise des salaires des autres en particulier - et dont on parle énormément.

Sur le plan idéologique, vouloir moderniser la vie politique en évitant le cumul des mandats (qui mériterait aussi une véritable réflexion sur le rétrécissement croissant du cercle des véritables décideurs, ainsi qu'une réflexion sur le rapport existant entre la légitimité politique et l'élection évitant d'aboutir à des contresens regrettables), promouvoir la parité, faire évoluer les mœurs et ouvrir les esprits, participe d'une véritable démarche progressiste. Mais à la condition que cette mise en avant des thèmes de " la gauche sociétale " ne soit pas l'enterrement des espérances de "la gauche sociale", une sorte de programme de substitution qui séparerait désormais ceux qui ne contestent plus le partage de plus en plus déséquilibré de la valeur ajoutée entre travail et capital et ceux qui continuent à penser que cette remise en cause est la marque distinctive du socialisme. Une nouvelle frontière entre ceux qui préféreraient " l'éthique " compatible avec une société cruellement inégalitaire, à la " justice sociale " qui l'est beaucoup moins, " l'égalité des chances " à " l'égalité des conditions ", la "solidarité" aux nécessités de la "redistribution", la démocratie selon Montesquieu à la démocratie selon Rousseau... Bref, les " sociaux-libéraux " aux " sociaux-démocrates ".

Sans doute ce découpage paraîtra-t-il excessif ou caricatural dans un parti qui a pris l'habitude de mêler subtilement affirmations et dénégations. Mais du moins conviendra-t-on qu'un certain nombre de sujets, à défaut de concepts, auraient mérité ou mériteraient des éclaircissements rapides si l'on veut réinstaller la gauche sur ses deux jambes: les couches populaires et les classes moyennes.

Nous savons désormais que la baisse des impôts, fût-elle la plus importante depuis cinquante ans, n'est ni la clef ni le verrou électoral sur lesquels on a tant glosé et tant investi. Et qu'en consacrer la moitié à des missions de service public - la sécurité en est une - aurait sans doute été mieux reçu par l'ensemble des bénéficiaires. De même, la lutte contre la précarisation de l'emploi qui frappe durement les femmes et l'amélioration du montant de la feuille de paye restent sans doute plus lisibles que " l'impôt négatif " ou toutes autres formes de charité publique en forme d'usine à gaz héritée de la compassion libérale. Enfin et surtout, le silence et les ambiguïtés du gouvernement et du parti socialiste sur la "déconstruction sociale" conduite avec arrogance par le Medef restent incompréhensibles aux yeux de millions de salariés.

Sur tous ces sujets, le projet des socialistes doit retrouver un minimum de clarté. Car, contrairement aux prédictions de l'adage, il se pourrait qu'au point ou nous en sommes arrivés, sortir de l'ambiguïté devienne payant.

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