Dire oui, c'est se soumettre



Entretien avec Henri Emmanuelli, député des Landes, paru dans Le Nouvel Observateur daté du 19 mai 2005
Propos recueillis par François Bazin


 

Quel est, selon vous, le principal acquis de la campagne référendaire qui touche désormais à son but ?
Cette campagne ouvre une brèche. Les opinions publiques ont fait irruption dans un processus de construction européenne dont elles étaient jusqu'ici systématiquement écartées. Face aux technostructures et aux lobbys qui plaident pour un oui de soumission, la voix du non, qui est celle des peuples, montre qu'il y a place pour l'action. Ce mouvement part de France grâce au référendum. Il va s'étendre à toute l'Europe, surtout si, le 29 mai, nous rejetons cette Constitution.

En quoi ce refus est-il créateur ?
Dans cette campagne, j'aurai tout entendu ! L'autre jour, c'était le président de la République qui expliquait que, dire non, c'était être anti-européen. Thèse indigne relayée malheureusement par une fraction de la gauche. Dois-je rappeler que je fais partie de ceux qui ont converti le PS au fédéralisme européen à une époque où Jacques Chirac dénonçait le « parti de l'étranger » ? Et voilà maintenant qu'on nous accuse de vouloir casser l'Europe sans avoir réfléchi aux conséquences de nos actes.

La question n'est pas secondaire !
Elle est d'abord révélatrice d'un état d'esprit. Peuple français, soumets-toi sinon tu seras marginalisé ! Ceux qui osent tenir ce genre de raisonnement ne sont pas dignes de diriger notre pays. On m'a traité de menteur. Comment faut-il que je qualifie ceux qui, pour faire peur, font semblant d'oublier que la France est un des pays fondateurs de l'Europe et un des plus gros contributeurs de son budget ? L'Europe ne peut pas se construire sans la France. Ceux qui glosent sur l'absence de plan B ne sont que des affoleurs publics: Jacques Delors vient enfin de le reconnaître, avant de se rétracter sous la pression de ses amis. Tout ça n'est pas sérieux !

Si le non l'emporte, que ferez-vous ?
Il faudra exiger deux choses qui dans mon esprit se rejoignent. D'abord, un plan de croissance prioritairement orienté vers les nouveaux entrants, assorti d'une politique monétaire et budgétaire plus réaliste, brisant le tabou du déficit budgétaire européen. Ensuite, une Constitution digne de ce nom, c'est-à-dire un texte court et lisible, expurgé des politiques contenues aujourd'hui dans la troisième partie. Une Constitution démocratique, qui donne au Parlement européen les pouvoirs sans lesquels il restera une assemblée croupion: droit d'amendement, droit de lever l'impôt, droit de voter le bugdet.

Et si nos partenaires européens ne nous suivent pas sur cette voie ?
Cette voie est celle de la démocratie. Au nom de quoi peut-on s'y opposer ?

Au nom du droit des Etats, par exemple !  
Moi, je crois à l'élan des peuples. Parce que je suis un vrai européen.

Certains, dans le camp du non, notamment Laurent Fabius, se disent prêts à voter une Constitution qui reprendrait les deux premières parties du texte actuel. Or elles contiennent, entre autres, l'article sur l'avortement qui vous inquiète tant... 
J'ai dit et je répète qu'en faisant référence au « droit à la vie » cette Constitution donne les bases juridiques à une remise en question éventuelle du droit à l'avortement par une Cour de Justice européenne devenue ultra-conservatrice.

Simone Veil, qui sur ce sujet n'est pas suspecte de la moindre complaisance, conteste cette interprétation ! 
Je ne crois pas beaucoup à la sincérité de Mme Veil qui vient d'enfreindre, en tant que membre du Conseil constitutionnel, les bases les plus élémentaires de la déontologie républicaine. Si Mme Veil peut me garantir la composition et l'orientation idéologique de la Cour de Justice dans dix ans ou plus, elle a raison. Sinon, elle a tort. L'honnêteté voudrait qu'on reconnaisse que ces garanties n'existent pas.

Comment expliquez-vous que la gauche européenne, dans son ensemble, puisse approuver un texte qui, à vous écouter, piétine ses valeurs et bride son action ?
Soyons précis. Les directions des partis sociaux-démocrates en Europe approuvent en effet cette Constitution. Ce faisant, elles commettent une erreur historique qui prolonge d'ailleurs une orientation ancienne. Au lendemain de la chute du mur de Berlin, elles n'ont pas voulu comprendre que leur mission essentielle était désormais d'assumer seules la défense des intérêts des salariés. Au lieu de ça, elles n'ont eu de cesse que de vouloir composer avec le libéralisme. Plutôt que d'organiser un rapport de force, elles ont capitulé.

Dans toute l'Europe ?
On nous a expliqué que l'Europe était le cadre pertinent de la résistance à la mondialisation libérale. Chacun voit bien aujourd'hui qu'elle est en fait l'instrument de la normalisation libérale. Je veux bien croire à la sincérité des dirigeants sociaux-démocrates mais je constate leur échec. Car la méthode choisie, la ligne politique privilégiée étaient et restent suicidaires. On nous parle d'un traité social qui viendrait compléter demain cette Constitution. Mais on l'avait déjà promis lors du référendum de Maastricht. J'ai encore dans l'oreille les engagements de Jacques Delors. Or qu'a-t-on vu venir depuis plus de dix ans ? Des directives en rafale qui toutes organisent la déréglementation, la flexibilité, la casse des services publics.

Qu'en concluez-vous ?
Le non de gauche est d'ores et déjà un coup d'arrêt à cette dérive de la social-démocratie, qui la coupe de ses bases sociales et ouvre la voie au populisme de la pire espèce. Le flambeau du progressisme en Europe a été abandonné. Il faut le reprendre avant qu'il soit trop tard. On me dit que c'est dur. Je le sais. On me dit que nous sommes seuls, en France. Je le conteste. On me dit que le temps presse. Je dis qu'avec un non victorieux le 29 mai c'est l'histoire qui s'accélère.

En France n'est-ce pas surtout la gauche qui se coupe en deux ? 
Dès le départ j'ai averti calmement la direction du PS. Seul le non était capable de rassembler toute la gauche. Ce sera encore vrai au lendemain du référendum. Il faudra d'ailleurs qu'on m'explique comment on peut construire un projet alternatif à la droite en approuvant une Constitution d'essence libérale, voulue par Chirac et approuvée par Sarkozy. Les partisans du oui le savent aussi bien que moi. Les plus cohérents d'entre eux - ou les plus cyniques - ont déjà prévu la suite. Quand on efface le clivage gauche-droite pour lui substituer un faux clivage européen, on débouche toujours sur les mêmes alliances entre centre-gauche et centre-droit. Le oui des deux rives débouche sur une dérive, sur l'échec.

La prochaine présidentielle se joue-t-elle pour vous le 29 mai ?
Si le oui l'emporte, je ne vois pas comment nous pourrons l'emporter en 2007. Sauf à imaginer un sursaut nécessairement douloureux. Les candidats autoproclamés - j'insiste: tous les candidats auto-proclamés - doivent savoir que l'irruption du non de gauche dans ce référendum n'est pas un feu de paille. Ni en France ni en Europe. Il rassemble une large majorité de notre électorat. Il dessine un projet à la fois progressiste et de rassemblement.

D'où votre appel à un nouveau congrès d'Epinay pour la gauche ?
Epinay en 1971, avec François Mitterrand, fut un congrès d'unité et de renouveau. L'histoire a passé, le contexte a changé. Restent la formule et l'espoir qu'elle suscite encore. C'est elle et elle seule que je veux retenir.

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