De la crise de l'assurance à l'irresponsabilité du médecin ?

Claude Evin



par Claude Evin, député de Loire-Atlantique, paru dans le quotidien Le Figaro daté du 28 octobre 2003
 
La crise de l'assurance en responsabilité civile des médecins, déclenchée l'été dernier par le retrait de deux compagnies d'assurances spécialisées, devait être résolue par une loi votée en hâte à l'automne dernier et publiée le 30 décembre dernier. Ce texte, très favorable aux intérêts des assureurs, devait permettre le retour de ces derniers sur le marché. Il n'en a rien été. Les professionnels de santé sont toujours aussi inquiets et l'ont fait récemment savoir au président de la République. Ce dernier a répondu qu'il fallait une loi visant à « freiner la judiciarisation croissante qui touche les professionnels de santé ».

Une telle solution serait, selon les arguments les plus couramment entendus, justifiée par une dérive à l'américaine qui menacerait notre système de soins. C'est-à-dire une augmentation exponentielle de la conflictualité, et donc des contentieux, ainsi qu'une augmentation des montants versés dans chaque affaire d'accident médical. En un mot, une dérive qui mettrait en danger même la pratique médicale, la rendant plus défensive face au risque, au point d'être inefficace.

L'augmentation du montant de certaines indemnisations, augmentation parfois spectaculaire comme dans le cas des enfants présentant des séquelles d'un accident médical à la naissance, est indiscutable. Cela tient à plusieurs facteurs, dont l'augmentation de la durée de survie de ces enfants, pour lesquels, par conséquent, les prises en charge sont plus lourdes et donc plus coûteuses. Cette évolution se concentre par ailleurs, on le sait, sur quelques spécialités (obstétrique notamment) et sur les établissements de santé.

On ne peut non plus ignorer les évolutions de la jurisprudence qui ont étendu le champ de la responsabilité jusqu'à des limites sur lesquelles il n'est pas illégitime de s'interroger.

Il est par contre quasi impossible d'obtenir des données fiables sur la conflictualité. S'il est couramment admis que le nombre de déclarations de sinistres par les professionnels est en augmentation - il aurait ainsi doublé au cours des dix dernières années -, il est plus difficile d'obtenir des chiffres consolidés sur l'augmentation des contentieux. En effet, il n'y a pas de lien direct entre les déclarations de sinistres, dont beaucoup recouvrent des faits mineurs qui ne donneront jamais lieu à indemnisation, et les contentieux et règlements amiables donnant lieu à indemnisation. A ce jour, il n'y a pas de preuves évidentes que l'augmentation des contentieux soit très supérieure à celle du nombre des actes médicaux réalisés.

En fait, l'impression de dérive est très directement liée à l'augmentation du montant des primes d'assurance versées par les professionnels. Cette logique serait imparable si, et seulement si, l'augmentation des primes tenait à la seule augmentation de la sinistralité. Il n'en est rien, loin de là.

La Fédération française des sociétés d'assurances a récemment publié une étude très intéressante sur la situation économique de l'assurance en responsabilité civile médicale en France fin 2002.

Il en ressort que les raisons de la détérioration de la situation tiennent sans doute pour partie à l'augmentation des sinistres ces dix dernières années. Mais d'autres facteurs, beaucoup plus significatifs, sont en cause. Le premier d'entre eux est l'impossibilité de compenser les pertes techniques (différence entre primes et coûts des sinistres) par les produits financiers en raison d'un contexte qui, selon les auteurs de l'étude, « allie à la débâcle des marchés actions, la faiblesse des taux d'intérêt ». Cette situation, récente - elle date de l'année 2000 - a profondément changé l'équilibre financier des compagnies intervenant sur les risques longs que sont les risques médicaux. Ces entreprises disposent en effet de stocks de provisions importants, provisions qui sont placées et dont le rendement est très sensible à l'évolution des marchés financiers. En pleine crise boursière, il ne reste plus aux compagnies qu'à compter sur les seules ressources techniques, c'est-à-dire sur les primes d'assurances versées par les médecins, qui sont par conséquent inévitablement augmentées.

Un deuxième facteur important tient au durcissement des conditions de transfert des risques aux réassureurs. La réassurance, autrement dit l'assurance de l'assureur, permet à ce dernier de transférer une partie du risque à une autre compagnie spécialisée dans ces opérations et à la surface financière plus importante. Le réassureur joue un rôle d'amortisseur indispensable au fonctionnement des assureurs de première ligne qui ne disposent par en propre des capacités financières nécessaires. Mais les réassureurs, des compagnies mondiales pour l'essentiel, ont subi de plein fouet la crise financière internationale. Il en résulte un durcissement de leurs conditions financières, durcissement qui se répercute directement sur les comptes des assureurs et, in fine, sur le montant des primes. Une part importante de l'augmentation récente des primes n'aurait fait, selon les spécialistes, que transiter sur les comptes des assureurs pour aller directement sur ceux des réassureurs.

On voit là que les raisons de l'augmentation des primes tiennent pour l'essentiel à la dégradation de l'équilibre financier interne des assurances. On ajoutera que le retard pris à la prise de conscience par les assureurs de cette situation ne peut aujourd'hui qu'aggraver la situation en raison du nécessaire rattrapage pour arriver à l'équilibre. Autrement dit, les compagnies sont aujourd'hui condamnées à faire des bénéfices pour compenser les pertes de ces dernières années.

La mise en cause de l'obligation d'assurance introduite par la loi du 4 mars 2002 ne tient pas plus à l'examen. Cette obligation n'a qu'un objectif : protéger les professionnels de santé face au marché de l'assurance. C'est bien pour cette raison-là que les assureurs l'ont si vertement critiquée. Elle les empêche tout simplement d'utiliser le désengagement comme variable d'ajustement. Si l'on peut comprendre leur réaction immédiate, on voit bien qu'une telle position est intenable du point de vue de la santé publique.

S'opposer à l'obligation d'assurance, c'est clairement, pour les assureurs, se donner la possibilité de ne pas assurer un praticien estimé non rentable au mépris complet des intérêts de la santé publique. Car cela revient tout simplement à lui interdire d'exercer. En fait, chacun le sait aujourd'hui, les assureurs ont instrumentalisé la loi sur les droits des malades pour faire passer leurs choix stratégiques : recentrage de l'activité sur des secteurs moins difficiles, accélération de l'augmentation des primes, pression des réassureurs, etc. Autant de soucis qui dépassent d'ailleurs largement le seul secteur de la médecine pour toucher d'autres secteurs dits à risques (collectivités territoriales notamment).

Mais revenons à la dénonciation de la judiciarisation croissante. On voit bien qu'au-delà de la seule question financière se profile la mise en cause des règles même de la responsabilité médicale. Une telle « dérive à la française » serait inacceptable et injustifiable. Injustifiable parce que basée sur une analyse erronée de la réalité comme je viens de le montrer. Inacceptable car préjudiciable à l'exercice de la responsabilité par des professionnels de haut niveau que sont les médecins. Inacceptable car préjudiciable à la protection des victimes.

La loi du 4 mars 2002 répond d'ailleurs très largement à la préoccupation exprimée. Elle met en place un dispositif de règlement amiable, c'est-à-dire un dispositif extra judiciaire, des accidents médicaux quelle qu'en soit l'origine. C'est une commission composée d'usagers et de professionnels de santé notamment qui émet un avis sur la nature et l'importance d'un accident médical, sans intervention du juge, sans obligation d'avocat et sur la base d'une expertise rénovée et prise en charge financièrement par la solidarité nationale et non plus par la victime.

Alors, si dans l'esprit du président de la République, «déjudiciairiser» veut dire développer le règlement amiable plutôt que les procédures contentieuses, la loi du 4 mars répond parfaitement à son attente. C'est la finalité même de ce texte qui, de plus, en indemnisant les victimes d'aléa permet de stopper l'évolution jurisprudentielle récente qui, pour des raisons d'équité, avait tendance à tirer vers la faute ce qui n'en était pas. Les principes de la responsabilité sont ainsi fermement rappelés par la loi : tout ne peut pas être qualifié de faute. Ce rappel par la loi ne peut que rassurer les professionnels tout en protégeant les victimes.

Par contre, si « déjudiciariser » veut dire revenir sur les règles de la responsabilité, règles communes à l'ensemble de notre droit, cela me paraîtrait constituer une erreur politique et une atteinte à la protection de la santé publique. Notre système de soins ne peut pas être en dehors des règles qui nous régissent tous. C'est l'honneur de nos professionnels de santé que d'exercer un métier à responsabilité.

Cela étant dit, la question économique, posée par la crise de l'assurance en responsabilité civile médicale, doit trouver une solution équitable. Aucun professionnel ne peut accepter une telle explosion de ses charges. Il faut cependant rappeler ici que seule une toute petite fraction des professionnels de santé est concernée par cette problématique (quelques milliers tout au plus sur près de 200 000 praticiens). La difficulté est donc circonscrite, elle doit trouver une solution technique dans le cadre d'un travail de concertation incluant les usagers.

Les responsables politiques doivent prendre garde à ces mauvaises solutions qui se profilent et qui mettraient en cause ce que le droit apporte à la cohésion sociale. Une telle démarche de déresponsabilisation ferait inéluctablement peser un lourd soupçon sur notre système de santé. Ce serait la plus mauvaise réponse à un vrai problème.

© Copyright Le Figaro


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