Mes dix raisons de dire non

Laurent Fabius

Point de vue signé par Laurent Fabius, député de Seine-Maritime, paru dans Le Parisien daté du 15 novembre 2004.
 
Avec ses 448 articles, 36 protocoles, 2 annexes et 50 déclarations jointes, le projet de Constitution européenne est d'une lecture très difficile. L'enjeu du vote sur cette Constitution n'est pas, comme on l'entend dire afin, sans doute, de faire peur, d'être pour ou contre l'Europe, ni pour ou contre la paix : je suis européen, partisan de la paix, et depuis toujours j'ai agi pour l'Europe au côté notamment de François Mitterrand. L'enjeu est de savoir si cette Constitution va permettre demain une Europe puissante et solidaire.

La réponse est malheureusement négative. Ce texte risque de déboucher non pas sur une Europe puissance, mais sur une Europe faiblesse. Avant d'en examiner les dangers, quelques mots, car je veux être objectif, sur certains aspects positifs. Le projet actuel comporte un renforcement des pouvoirs du Parlement européen... même si, en matière budgétaire, fiscale et sociale, il n'est que consulté et n'a pas le dernier mot pour le budget. Un ministre des Affaires étrangères est un plus... même s'il risque d'être paralysé comme porte-parole de l'unanimité des Etats. L'intégration de la Charte des droits fondamentaux consacre les droits existants... mais n'étend pas le champ d'application du droit de l'Union, ne crée aucune compétence, ni aucune tâche nouvelle pour l'Union. La notion de service économique d'intérêt général est reconnue, mais les services publics restent soumis à la concurrence toute puissante, ce qui les menace à terme. Pour moi, les raisons de dire non l'emportent nettement.

    1) Un fourre-tout libéral

    Les parties I sur les institutions, II sur la charte des droits fondamentaux et IV sur la révision ont leur place dans une Constitution, pas la partie III (plus de 300 articles !) qui définit les politiques de l'Union : agriculture, pêche, tourisme, transports, monnaie... Dans aucune Constitution au monde (sauf... la soviétique), les politiques ne sont ainsi cadenassées. L'actuel projet est un fourre-tout, d'inspiration surtout libérale : il faut écarter la partie III.

    2) Une vision anglo-saxonne

    Le texte est un hymne vers toujours plus de marché (article I-3-2 et III-178), qui devient même une valeur constitutionnelle. Le mot marché est cité 78 fois, 27 fois le mot concurrence , une seule fois le plein-emploi ! Ce n'est pas une anecdote, mais la vision anglo-saxonne d'une Europe zone de libre-échange, et non d'une Europe puissance de solidarité.

    3) Prime aux délocalisations

    Toujours plus de concurrence fiscale (article III-170 à 176) est prévue, et aucune harmonisation fiscale. Toutes les décisions continueront à se prendre à l'unanimité, alors que les nouveaux pays ont un impôt sur les entreprises en moyenne deux fois inférieur au nôtre. En légalisant le dumping fiscal, on encourage les délocalisations, avec leurs conséquences sur l'emploi.

    4) Une banque sans contrôle

    L'objectif principal du système européen des banques centrales est de maintenir la stabilité des prix (articles I-30-1 à 3). La Banque centrale européenne, selon ce texte, ne rend pas compte au pouvoir politique, à la différence de la Réserve fédérale américaine, plus efficace. Et on juge secondaire l'objectif de croissance et d'emploi !

    5) Le moins-disant social

    Pour la protection sociale, le texte entérine l'Europe du moins-disant (articles III-210-2a, II-111-2 et II-112-6). L'harmonisation des politiques sociales est expressément exclue, elle sera bloquée à cause de la règle de l'unanimité. La Charte des droits fondamentaux ne crée aucune compétence nouvelle pour l'Union et ne prévaut pas sur les dispositions nationales plus restrictives.

    6) Des services publics affaiblis

    Les services publics continueront d'être dominés par le principe de concurrence (articles III-122 et III-166 et 167), ce qui menacera leur présence en zone rurale et en zone urbaine difficile.

    7) La laïcité en danger

    La laïcité, elle-même, court des risques (article II-70). Est ainsi proclamé le droit de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé. Dans le contexte actuel de l'affaire Buttiglione-Barroso et au moment où Nicolas Sarkozy veut changer la loi de 1905 sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat, il ne faut pas fragiliser la laïcité.

    8) Un budget verrouillé

    Le budget de l'Union est verrouillé. La règle de l'unanimité et l'impossibilité d'emprunter (articles I-54 et 55) limiteront le recours aux fonds européens, pourtant nécessaires pour préparer l'avenir et financer la solidarité. Où trouvera-t-on les sommes pour la formation, les infrastructures, la recherche scientifique, la solidarité, l'environnement ? Les collectivités locales, le social et l'innovation en seront les premières victimes.

    9) Une dérive atlantiste

    La défense européenne est placée expressément dans le giron de l'Otan (article I-41-7), qui, selon ce texte, est pour les Etats qui en sont membres le fondement de leur défense collective et l'instance de sa mise en œuvre. La perspective d'une défense européenne autonome, indépendante des Etats-Unis, s'éloigne.

    10) Un texte irrévisable

    Le texte prévoit plusieurs procédures de révision (partie IV), mais une règle unique : l'unanimité. Il sera donc quasiment irréversible. Certains répliquent : Mais c'était déjà ainsi avant ! . Non, car d'une part il s'agit d'une Constitution, beaucoup plus solennelle que les traités précédents. D'autre part, nous sommes vingt-cinq, bientôt trente, beaucoup plus hétérogènes qu'avant : toute modification deviendra de plus en plus difficile, il faut donc plus de souplesse dans les mécanismes. Le PS a toujours dit qu'on ne pouvait pas accepter pour des décennies un texte irrévisable et critiquable : or c'est précisément ce qu'on nous propose.
Au total, le risque est que le projet actuel de Constitution ne permette ni une réelle efficacité des décisions à trente, ni une Europe puissance face aux Etats-Unis ou à la Chine, ni une Europe solidaire. Et cela d'autant plus que l'adhésion de la Turquie, sur laquelle on veut jeter le brouillard mais qui est en route, achèverait de diluer l'Union dans une zone de libre-échange. Comme européen et comme socialiste, je dis non à cette Constitution.

Concrètement, après le non (celui de la France ou d'un autre pays), il faudra améliorer le texte (qui ne prendra de toute façon pas effet avant novembre 2009) au moins sur trois aspects : se concentrer sur les institutions et sur la Charte, en écartant la partie III consacrée aux politiques ; rendre les coopérations renforcées plus faciles (à partir de six Etats) ; permettre une révision à la majorité qualifiée. Et ouvrir davantage les possibilités sociales. Ces trois modifications (recentrage, différenciation, révision) n'ont rien de maximaliste et doivent permettre de relancer l'avancée européenne. Elles n'ont rien de maximaliste et sont conformes aux positions des socialistes français depuis longtemps. En résumé, ou bien on fait semblant de ne pas voir les problèmes, on dit oui au texte, et l'Europe court le risque, face aux Etats-Unis notamment, d'être à la fois libérale, atlantiste, communautariste, en tout cas faible et diluée. Ou bien, après le non, on se remet calmement autour d'une table pour améliorer le texte : la belle aventure européenne retrouve alors l'espoir
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