Le 1er Mai du sursaut

Laurent Fabius

par Laurent Fabius, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie
Point de vue paru dans les pages " Horizons " du quotidien Le Monde daté du 29 avril 2002


 
Dans de nombreuses communes de France, beaucoup de femmes et d'hommes ont décidé de se rassembler mercredi 1er mai pour dire non.

Autour des organisations syndicales, ils formeront cortège, en des manifestations certainement plus vastes que les années précédentes. Je souhaite, j’adjure qu'elles se déroulent dans le calme, évitant les affrontements et déjouant les provocations.

Certains élus - dont je suis - ont décidé d'appeler également la population à se réunir autour de leur mairie, devant le monument aux morts, sur une place de leur ville ou de leur village, pour dire avec des mots simples, ceux qu'on utilise chaque jour, aux associations, aux citoyens ainsi rassemblés, quels que soient leur âge, leur confession, de gauche, de droite ou sans parti : « Attention, il y a danger, nous devons protéger notre démocratie ; c'est le 1er Mai du sursaut. »

Pourquoi des centaines de milliers de jeunes, magnifiques de générosité et de lucidité, sont-ils descendus dans les rues ces derniers jours ? Pourquoi cette unité, cette fraternité impressionnante ? Parce qu'ils éprouvent un sentiment de honte. Parce que l'improbable est arrivé dimanche 21 avril au premier tour de l'élection présidentielle. Parce que l'impensable peut arriver le 5 mai, dans cet étrange duel de second tour qui ne ressemble pas vraiment à la France. Non, il ne ressemble pas à la France, ce démagogue qui fait l'apologie de l'inégalité entre les races, ce spécialiste roué du « détail », cet habitué du coup de poing. Un parti qui veut abolir le droit du sol, exclure la France de l'Europe en prétendant mensongèrement y puiser une source d'emplois, supprimer l'impôt progressif sur le revenu et démanteler la sécurité sociale, ce parti-là, mélange de régression sociale et d'extinction des libertés, ne peut pas ressembler à l'avenir.

Par cynisme, l'extrême droite exploite la détresse et les peurs. Par stratégie et par tempérament, elle prétend répondre en semant la haine aux difficultés, au malaise - qu'il faut au contraire traiter sur le fond. Elle se dit le parti de l'ordre mais elle installe, partout où elle passe, la violence et le chaos. Notre devoir de citoyens, de républicains, consiste à lui barrer la route, en élevant par notre détermination et, grâce à nos votes, un mur qu'elle ne pourra pas franchir.

Beaucoup prétendent - j'ai entendu ce refrain ces jours-ci - que le score de Le Pen va certainement baisser, au moins être contenu, en tout cas qu'il ne peut absolument pas être élu. Ils le répètent sur le ton de l'évidence. Mais la même évidence avait précédemment été installée : celui-ci ne pouvait pas être présent au second tour !

En réalité, le choix que chacun d'entre nous devra faire dimanche renvoie à un impératif de nature éthique et même philosophique : dans toute société, on n'a pas le droit de s'en remettre aux autres pour espérer qu'ils agiront autrement que soi. Comment justifier, quand on condamne sincèrement Le Pen et qu'il existe un risque, de ne pas voter contre lui, sauf à s'appuyer sur d'autres pour faire le travail à sa place ?

Qu'on soit en accord ou - comme c'est mon cas - en désaccord politique profond avec Jacques Chirac, ce dernier ne menace pas la République. Le Pen, si. Aucun raisonnement, aucun engagement ne peut annuler cette réalité. Le bulletin de vote Chirac doit être utilisé comme un mur anti-Front national. Après cela - et même pendant cela - les différences, les oppositions légitimes dans une démocratie continueront. Mais précisément, pour que les différences puissent durablement s'exprimer, il faut que la République, notre bien commun, l'emporte nettement au soir du 5 mai. La République ne tient pas debout par magie, c'est à chaque citoyen de la faire vivre en exerçant son droit qui est aussi son devoir.

Dans une collectivité, les symboles comptent. Ils rappellent un chemin. Ils disent nos valeurs. Le 1er Mai est notre fête du Travail, une fête des conquêtes populaires, qui dessine l'histoire et la géographie du mouvement social et singulièrement de la gauche : 1891 et les morts ouvriers de Fourmies, 1919 et la journée de travail de huit heures, 1936 et le Front populaire, 1947 où, sur proposition du socialiste Daniel Mayer, le 1er Mai devint jour chômé et payé. On ne peut pas séparer les conquêtes économiques ou sociales et la vitalité de la démocratie. Si la démocratie se réduit, l'économique et le social régresseront aussi.

La République est une. Son Panthéon, c'est Hugo et c'est Clemenceau, c'est Jaurès et c'est de Gaulle. C'est un 1er Mai allié au 8 Mai pour dire ce qui nous rassemble le plus : la liberté, l'égalité, la fraternité.

A propos des résultats du premier tour de l'élection présidentielle, on a parlé de « séisme politique ». Il est exact que le score de l'extrême droite, qui place notre pays - provisoirement, espérons-le - au ban de l'Europe, traduit un grave glissement de terrain, révèle des failles, peut ouvrir des gouffres.

Il est évident qu'il faudra s'interroger sur les responsabilités, sur les causes, tirer les leçons et agir en conséquence. Mais, dans l'immédiat, n'oublions pas que tout séisme est suivi de « répliques », c'est-à-dire d'autres secousses. Ne nous rassurons pas à bon compte en nous répétant : c'était seulement un avertissement. Chacun sait ce qu'il est parfois advenu des « avertissements » à travers l'histoire : le mal grossit, de nouvelles digues sautent, la démocratie, d'abord atteinte, est ensuite blessée. Il arrive même qu'au bout du compte, elle soit emportée.

Ce 1er Mai doit être une journée civique. Pour que chacun réfléchisse. Et pour que le 5 mai, dans son immense majorité, la France se retrouve et dise non. Tel est bien le sursaut que chaque Français doit à lui-même et au monde.

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