Pour la semaine de quatre jours

Laurent Fabius

par Laurent Fabius
Point de vue paru dans le quotidien Le Monde daté du 13 février 1993


 
Le chômage est la plaie de centaines de milliers de Français. Le chômage est aussi notre responsabilité, à nous, décideurs politiques, économiques, sociaux, à nous tous, citoyens. Nous avons cru faire de notre mieux, mais nous n'avons pas compris assez vite et nous n'avons pas réagi assez fort. Nous n'avons pas admis à temps qu'il fallait réviser ou remiser les thérapies classiques. Et inventer. La montée du chômage constitue une rupture économique majeure dans l'histoire de nos pays industriels. Elle doit entraîner une rupture aussi profonde dans la manière que nous avons de penser et de conduire nos actions.

Commençons pas ne pas laisser sans réponse des arguments démagogiques ou simplement erronés qui fleurissent en ce moment. A qui fera-t-on croire - la période électorale n'autorise pas tout ! - que le chômage est né en 1981 ? On sait qu'il a commencé à se développer en France en 1973 et n'a quasiment jamais cessé depuis. Faut-il rappeler que, de 1974 à 1981, on est passé de 500 000 à 1 700 000 chômeurs ?

Le chômage, un mal surtout français ? Evidemment, non ! Le cap des trois millions est atteint ou dépassé en Allemagne et en Grande-Bretagne. Quant aux apôtres de l'inflation et de la dévaluation, il faut sans cesse leur indiquer que non seulement ces fausses solutions n'amélioreraient pas notre situation, mais qu'elles l'aggraveraient. Le Royaume-Uni et l'Espagne ont dévalué : leur taux de chômage est supérieur au nôtre.

J'ajoute qu'il serait illusoire de vouloir, comme le proposent certains, obtenir plus d'emplois grâce à moins de droit du travail ou de protection sociale. Les partis de droite l'avaient promis entre 1986 et 1988 avec la suppression de l'autorisation administrative de licenciement. Le CNPF avait même chiffré le bilan par avance : 420 000 emplois seraient sauvés ou créés ! Résultats : le volume des licenciements a battu, en 1987 et 1988, les records de la décennie. L'exemple des politiques de Ronald Reagan ou de Margaret Thatcher démontre d'ailleurs la vanité de ces thèses : après une période factice d'embellie, la croissance du chômage a repris. Mais la " révolution conservatrice " a laissé derrière elle des dispositifs sociaux en lambeaux.

Des freins majeurs

Pourquoi, en réalité, pas plus que ses principaux partenaires, la France ne parvient-elle pas à résorber le chômage ? Ce n'est pas qu'elle soit faible économiquement ou trop protectrice socialement. Tant qu'on n'aura pas compris les raisons vraies, les raisons durables, on ne percevra pas non plus la nécessité de solutions nouvelles.

De 1981 à 1992, notre richesse nationale a augmenté plus vite que celle de nos partenaires. Au cours de cette période, nous nous sommes placés, pour la croissance, au deuxième rang des pays industriels, après le Japon, alors que nous figurions au cinquième rang entre 1974 et 1981. Mais cela dans un contexte de croissance ralentie qui a limité notre expansion. Voilà le premier frein, qui frappe toutes les économies. Et l'effrondement de l'Europe de l'Est, l'enlisement des pays du Sud, les désordres monétaires internationaux laissent mal augurer de la capacité de l'économie mondiale à connaître avant longtemps une croissance forte, une croissance capable à elle seule de résorber le chômage.

Autre frein majeur : nous produisons toujours davantage de richesses avec toujours moins d'emplois. C'est le drame des pays industriels confrontés à la nouvelle révolution technologique. C'est le cas de la France, qui a dû consentir un effort de modernisation trop longtemps différé. Se produit un véritable exode industriel, comme nos parents ont vu l'exode rural. Mais avec une différence de taille : alors que l'industrie avait su accueillir hier les exclus de l'agriculture, les services n'offrent aujourd'hui pas assez d'emplois pour accueillir les exclus de l'industrie. A quoi s'ajoute la tendance aux " délocalisations ". Comme l'économie, le marché du travail est devenu mondial, et nos salariés subissent la concurrence sauvage du Sud et de l'Est.

Telle est la réalité nouvelle : moins de croissance globale, une activité qui ne crée pas assez d'emplois pour absorber l'afflux de population active. D'où la question, l'angoisse qui monte de partout : après les " trente glorieuses ", devrons-nous subir fatalement les " trente chômeuses " ?

Ma réponse est : non. Non, si nous comprenons qu'il faut changer profondément la perspective. A configuration inédite, politique également inédite.

Bien sûr, nous devons _ ensemble et par de multiples initiatives _ rechercher la croissance la plus forte possible, à commencer par l'Europe, tout en la rendant désormais compatible avec le respect de l'environnement. J'appelle cette perspective l'écodéveloppement. Nous devons aussi renforcer la formation et développer en particulier l'alternance formation/entreprise. Tout en sachant que la politique de croissance, l'initiative européenne de croissance, l'amélioration de la formation, ces pistes, si salutaires soient-elles, ne suffiront pas.

Pour une politique de l'emploi

Nous devons parallèlement " activer " la politique de l'emploi. Les sommes énormes que notre pays y consacre doivent, chaque fois que possible, financer l'activité plutôt qu'assurer des allocations. Passer du welfare au workfare. Cette mutation était en germe dans le volet " insertion " du revenu minimum d'insertion. Elle doit être amplifiée. En poursuivant notamment le développement d'un tiers secteur d'intérêt général : les associations d'insertion, les entreprises intermédiaires, les contrats emploi-solidarité. De même, nous devons développer l'aide à l'embauche des jeunes sans qualification ou des chômeurs de longue durée et réduire le poids des charges sociales sur les emplois non qualifiés, les plus touchés par le chômage. Non, par une baisse générale des charges, comme le demande la droite : l'effet sur l'emploi serait faible, pour un coût massif, la seule conséquence étant le démantèlement insidieux de la protection sociale. En revanche, un allègement centré sur les bas salaires, c'est-à-dire sur les emplois non qualifiés, en particulier dans les petites et moyennes entreprises, avec une franchise de cotisations sociales sur les premiers 1 000 F de salaire : oui, cette mesure-là peut être efficace.

Nous devons aussi soutenir puissamment le développement des services. La situation du secteur tertiaire lié à l'industrie est comparable en France à ce qu'elle est dans les autres pays industrialisés. Mais nous sommes particulièrement faible pour les services aux personnes, fortement créateurs d'emplois. Les besoins ne manquent pourtant pas : depuis les personnes âgées jusqu'à la garde des enfants, depuis la sécurité à la sortie des écoles ou dans les transports jusqu'à la protection de l'environnement, depuis les pompistes jusqu'à l'accueil dans les commerces, les gisements possibles d'emplois supplémentaires commencent à être bien connus. A cet égard, l'une des pistes les plus intéressantes serait la création d'un chèque-service (sur le principe du chèque-restaurant), qui simplifierait l'aide publique, par exemple pour l'accompagnement des personnes âgées ou pour la garde d'enfants, et permettrait à la fois de faire apparaître une demande solvable et de structurer l'offre de services.

Il faut surtout réduire la durée du travail. C'est un impératif économique et social. C'est aussi un élément fort d'un projet de société.

En un siècle, la durée du travail a diminué de moitié. Depuis une décennie, l'avancement de l'âge de la retraite, la semaine supplémentaire de congés payés, le passage aux trente-neuf heures ont contribué à réduire encore cette durée. Pourquoi ce mouvement d'ensemble devrait-il s'arrêter en 1993 ? Absurde ! Cela doit continuer, cela va continuer. Il n'est pas utopique mais nécessaire de se fixer un objectif ambitieux. Je propose cet objectif : la semaine de quatre jours. C'est-à-dire trente-deux heures, à l'horizon de dix ans, un peu après le tournant du siècle.

Je dis " semaine de quatre jours " d'abord parce que nous savons bien que ce sont les services qui créeront de l'emploi. Or, dans les services, la réduction du temps de travail sur une durée quotidienne n'a pas grand sens : entre la durée légale et la durée réelle, il existe souvent un écart important. On sait aussi qu'il existe un temps incompressible de transport, qui ne se réduira pas, même si la journée de travail est plus courte. J'ajoute qu'en termes d'organisation du travail, pour les entreprises, il s'agit d'une solution beaucoup plus pratique, et qu'en termes d'organisation du temps libre, pour les salariés, c'est une voie beaucoup plus avantageuse.

Comment parvenir à cette réduction ? D'une manière progressive, certainement, à raison par exemple de 2 % par an et sans diminution - au contraire - de la durée d'utilisation des équipements. Avec la loi pour cadre et la négociation sociale pour instrument. En encourageant la même démarche au niveau européen. Personnellement, je ne crois pas à un gigantesque Grenelle du partage du travail. Si les discussions nationales permettent de définir un accord global, elles ne dispensent pas d'une négociation entreprise par entreprise. Sans implication directe des salariés, nous n'avancerons pas.

Cette réduction de la durée du travail ne peut pas signifier réduction des bas salaires. Certes, il n'existe pas de modèle unique, et la plus grande souplesse doit être la règle. Mais inspirons-nous de ce qui réussit, par exemple en Allemagne. La pratique y est celle du partage des gains de productivité. La discussion salariale s'effectue en liaison avec les gains de productivité. Agir ainsi, ce n'est pas remettre l'objectif aux calendes grecques, au contraire. Sur les cinq dernières années, par exemple, le pouvoir d'achat du revenu disponible des ménages a progressé en France au rythme moyen de 3 % par an. Cela voudrait dire qu'à situation constante une diminution de 2 % de la durée du travail se traduirait non par une diminution du pouvoir d'achat, mais par une augmentation voisine de 1 %. Avec la possibilité de centaines de milliers de créations d'emplois à la clé.

La diminution de la durée du travail - que refusent d'envisager les partis conservateurs - est un élément d'une stratégie anti-chômage, mais elle n'est pas que cela. Il n'est évidemment pas sérieux de maudire le progrès ou de pester contre le machinisme. Mais il n'est pas légitime non plus de se prosterner devant le " toujours plus " productiviste. La croissance - il faut rappeler cette évidence - n'est qu'un moyen, au service de l'homme. Quelle serait sa justification si cette croissance n'était plus qu'une machine à créer de l'exclusion, au terme d'un partage sauvage du travail, condamnant les uns à l'hyperproduction et jetant les autres dans l'angoisse du chômage ?

La diminution du temps du travail porte aussi en elle un projet de société, avec une fraction croissante de la vie arrachée au temps contraint pour être consacrée au temps de l'épanouissement individuel, de la formation, au temps de l'activité civique, culturelle, sportive, en un mot, non marchande. Avec des conséquences majeures sur la ville, sur la convivialité, sur la famille, sur la personne, sur la vie. Idéal permanent de la gauche ? Oui, mais aussi anticipation de ce que pourrait être le visage d'une histoire moderne à construire, ce dessein nouveau d'une société à réussir.

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