La laïcité en actes

Laurent Fabius


par Laurent Fabius, député de Seine-Maritime
Point de vue paru dans le quotidien Le Monde daté du 25 novembre 2003

Ce texte est extrait d'une intervention prononcée au cours du colloque " la laïcité dans la république ", organisé par l'association démocraties, qui a eu lieu les 21 et 22 novembre 2003 à Paris.


 
Avec le Parti socialiste et beaucoup d'autres, je considère que le moment est venu pour les élus du peuple de prendre leurs responsabilités en veillant au respect de la laïcité. Répondre à l'intégrisme religieux en délimitant la place du religieux à l'école, ce n'est pas faire preuve d'intégrisme laïque. Face aux fondamentalistes, seul l'Etat peut apporter à chacun la protection et la liberté auxquelles il a droit. Parce qu'il s'agit d'une question qui engage la conception même de notre vivre-ensemble, parce qu'il convient de concilier deux principes de niveau constitutionnel - la laïcité et la liberté religieuse -, parce qu'enfin certaines interdictions doivent être prononcées, c'est bien à la loi qu'il revient de définir les règles.

A l'évidence, le principal volet de la loi devra être consacré à l'école. Depuis plusieurs années, le port apparent des signes religieux met à l'épreuve la communauté éducative. L'avis rendu par le Conseil d'Etat en 1989 n'a pas apporté de réponse stable et uniforme aux difficultés. Le politique donne le sentiment d'abdiquer ses responsabilités. On en est venu à élaborer une casuistique de plus en plus subtile qui perd de vue l'essentiel. L'essentiel, c'est de ne pas confondre la liberté religieuse, qui doit scrupuleusement être préservée, avec la manifestation d'une conviction religieuse dans l'espace spécifique qui est celui de l'école.

En instrumentalisant les élèves, transformés en porte-drapeau d'une religion, le port apparent des signes religieux communautarise en effet l'espace laïque de l'école et sape les fondements de la transmission pédagogique. D'autant plus lorsque ces signes comportent leur lot de revendication théocratique et de soumission de la femme. Pensons à ces femmes des quartiers qui se battent chaque jour pour leur dignité. Pensons à ces militantes de la liberté qui, de l'autre côté de la Méditerranée, ont payé de leur vie leur refus du voile.

Il est sage qu'une loi interdise le port apparent des signes religieux à l'école. Elle devra réaffirmer qu'il n'y a pas non plus de place dans l'enceinte des établissements scolaires pour des signes apparents de nature politique ou philosophique.

L'école rencontre aujourd'hui des défis urgents à relever, en particulier celui de l'égalité des chances ; le travail des enseignants ne doit pas être entravé par des offensives fondamentalistes ou partisanes.

J'entends, bien sûr, les arguments de ceux qui répugnent à inscrire une telle règle dans la loi. Ils craignent, disent-ils, une mesure brutale. Attention ! Il faudra pousser aussi loin que possible la concertation sur le terrain : la loi devra prévoir l'impossibilité d'exclure quiconque sans une médiation préalable.

D'autres, hostiles au voile islamique, redoutent que son interdiction ne finisse par renforcer les intégristes : l'exemple de la loi de 1905 montre au contraire que, lorsque l'Etat définit clairement un cadre, les religions s'y conforment.

Naturellement, ce texte devra viser l'ensemble des signes religieux, politiques ou philosophiques apparents, sans référence à une religion en particulier. Il devra être accompagné de mesures de confiance en direction des musulmans de France.

D'autres enfin soulèvent des obstacles juridiques et pratiques. Que fera-t-on dans les établissements scolaires sous contrat ? Ces établissements étant majoritairement confessionnels, le législateur devra respecter leur caractère propre : aux représentants des confessions de définir les règles du vivre-ensemble dans ces établissements pour autant qu'aucune discrimination n'y soit autorisée, que tous les élèves y aient un égal accès et que le contenu des programmes soit respecté.

Au-delà de l'école, la question a été également posée de l'opportunité d'une loi sur la laïcité dans les services publics. Si le droit est aujourd'hui précis pour les agents des trois fonctions publiques, qui doivent respecter une stricte neutralité religieuse, il l'est moins pour les usagers des services publics ou pour l'usage que l'on peut faire de ces services. Au nom de leur religion, certains refusent la mixité à l'hôpital, d'autres réclament des horaires séparés dans les piscines.

Ces pratiques ne peuvent pas être encouragées. Après avoir dressé l'état du droit, il conviendra sur ce point d'opter entre la loi ou la rédaction d'une charte rappelant les principes laïques dans les services publics, comme l'a proposé François Hollande devant la commission Stasi.

Dans le même temps, la réaffirmation de la laïcité impose de mieux reconnaître la diversité religieuse de la France. Au moment où de graves agressions à l'encontre de biens cultuels et de personnes de confession juive sont perpétrées dans notre pays, je redis que l'antisémitisme est un crime contre la France et contre la République. Il faut rassurer les juifs de France, c'est-à-dire à la fois les protéger quand c'est nécessaire et leur manifester la solidarité sans faille de la nation. Réaffirmer notre identité laïque participe de ce combat.

Parce qu'il est d'implantation plus récente sur notre territoire, du chemin reste à faire en direction de l'islam. Aujourd'hui, ses fidèles manquent souvent de lieux de culte dignes de ce nom. Les carrés musulmans ne sont pas toujours autorisés dans les cimetières. La deuxième religion de notre pays doit pouvoir être pratiquée au grand jour.

Le ministre de l'intérieur a pris des initiatives relatives à l'organisation de l'islam en France. A partir d'une démarche souhaitable, on peut toutefois craindre qu'elles ne comportent des aspects contestables. Car elles ne s'accompagnent pas jusqu'ici d'une position claire sur le port du voile dans les écoles de la République. De plus, le choix semble avoir été fait de s'appuyer sur une certaine fraction de l'islam qui conteste les principes laïques de notre République. Désormais en position de force, cette tendance risque de faire peser une pression permanente sur les autres représentants du culte musulman. Discours laïque d'un côté et pratiques communautaristes de l'autre : le jeu serait dangereux, consistant non pas à mener un vrai dialogue mais à légitimer des personnes qui se réclament d'une interprétation maximaliste de la religion.

On peut même poser la question : la tentation n'existe-t-elle pas au sein d'une partie de la droite d'adopter un modèle de société qui emprunte plus à la tradition américaine qu'à celle de notre République ? C'est-à-dire le marché pour l'argent, l'Etat pour la sécurité, et les communautés religieuses pour la fraternité, voire la solidarité. Dans le même temps où certains ministres écrivent que seules les religions peuvent répondre au besoin d'espérance des individus, où ils multiplient les prises de parole politiques depuis des lieux de culte, le gouvernement ampute les crédits des associations - laïques - qui se mobilisent chaque jour dans les quartiers, et il accepte le recul de l'Etat solidaire.

Je mets en garde contre tout pacte, fût-il implicite, entre une partie de la droite et certaines mouvances religieuses : " Vous nous soutenez politiquement, nous vous légitimons symboliquement. " La République, ce ne peut pas être cela !

C'est aussi pour combattre ces dérives qu'il est nécessaire de lier l'affirmation de la laïcité avec le souci de l'égalité en actes. Je ne suis pas partisan des méthodes de discrimination positive à raison de l'appartenance religieuse ou de l'origine ethnique.

Ces politiques d'inspiration anglo-saxonne peuvent être lourdes d'effets pervers, mais il faut en revanche renforcer le " ciblage " territorial et social des politiques publiques : l'Etat, les collectivités locales et leurs partenaires doivent se montrer sensiblement plus efficaces qu'aujourd'hui pour les populations qui ont le plus besoin de leur présence et de leur action. Des mesures volontaristes doivent être prises pour que les Français issus de l'immigration accèdent à des postes de responsabilité, notamment politique. Leurs parcours auront valeur de modèles. Ils exerceront des effets d'entraînement dans d'autres lieux décisifs, par exemple les entreprises et les médias.

La gauche insiste avec raison sur l'égalité sociale. Nos compatriotes français qualifiés de " musulmans " présentent en réalité fréquemment trois caractéristiques : dans leur majorité, ils sont jeunes ; ils habitent des quartiers en difficulté ; ils sont souvent confrontés à des situations d'échec ou d'exclusion, à l'école, dans l'emploi, pour le logement ou les loisirs. C'est là qu'il faut d'abord agir avec une détermination sans faille !

Le gouvernement fait l'inverse : fin des emplois-jeunes, suppression des aides éducateurs dans les ZEP, budgets réduits en matière de logement social et de transports collectifs. On ne doit pas assister, comme aux Etats-Unis, à une superposition sur plusieurs générations entre l'origine ethnique ou religieuse et le destin social. Un plan Marshall pour les quartiers, dont beaucoup parlent, suppose une action très forte contre les discriminations, une présence accrue des services publics, une ambition puissante de reconquête urbaine et des efforts renouvelés pour l'égalité des chances à l'école. Or je ne vois pas cette volonté concrète à l'œuvre. L'action de l'Etat devra être beaucoup plus forte pour remettre en route l'ascenseur social.

Gambetta le disait avec ferveur au début de la IIIe : " Ce qui constitue la vraie démocratie, ce n'est pas de reconnaître des égaux, c'est d'en faire. " La laïcité en actes, c'est cela : définir les conditions d'un vivre-ensemble où la communauté de destin l'emporte sur les communautés d'origine, mettre en œuvre des politiques publiques qui donnent à tous leur place dans la République. L'égalité est la poursuite de la laïcité par d'autres moyens. Quand on recule sur le premier front, on renonce sur le second. Voilà pourquoi je suis à la fois favorable à une loi sur la laïcité à l'école, à la pleine reconnaissance de la diversité religieuse de la France et à la mise en œuvre d'une ambitieuse politique éducative et sociale.

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