Dialoguons davantage avec les Américains



Entretien avec Laurent Fabius, député de la Seine-Maritime, paru dans L'Express daté du 3 juillet 2003
Propos recueillis par Christophe Barbier et Alain Louyot


 

Vous avez effectué deux séjours, pour enseigner, aux Etats-Unis: l'un pendant la guerre d'Irak, l'autre récemment. Reste-t-il des cicatrices du désaccord franco-américain ?
Ce sont non seulement des cicatrices, mais malheureusement aussi des plaies. Au moment exact où la statue de Saddam est tombée, j'ai entendu le commentateur d'une grande chaîne de télévision américaine s'exclamer en direct : « Voilà qui donne une bonne leçon à M. de Villepin et à son maître, M. Chirac ! » Sans être un chiraquien primaire, cela frappe ! Quelques semaines plus tard, les jugements étaient heureusement plus nuancés. Il demeure une vraie hostilité dans certains milieux dirigeants. D'autres, plus modérés, comprennent la position française sans la partager et disent: « Vous nous avez fait aborder ce dossier à l'ONU, nous croyions que c'était pour finalement nous soutenir, vous nous avez piégés. » D'autres enfin, minoritaires, nous approuvent. La seconde conséquence, fondamentale, c'est que l'administration américaine, assez bienveillante depuis 1945 avec la construction européenne, risque désormais de la freiner. Ce sera une difficulté supplémentaire.

Ces voyages vous ont-ils conduit à réviser votre position personnelle sur la guerre d'Irak ?
Sur le fond, non: du point de vue du droit international, de la priorité aux inspections, de l'analyse réelle des menaces, la position française était juste. Mais trois réflexions. D'une part, tout cela milite fortement pour une défense européenne, parce que, affirmer des positions fondées en droit sans posséder les moyens de la force, c'est purement théorique. D'autre part, nous avons besoin de dialoguer davantage avec les Américains; nous ne pouvons pas nous contenter de nous regarder en chiens de faïence, comme à Evian, ce non-événement du G 8. Enfin, le comportement de Jacques Chirac envers les pays d'Europe de l'Est a constitué une faute. On ne peut pas leur dire : « Vous aspirez à entrer dans l'Union, alors taisez-vous. » Ce ne sont pas des caniches. Ces pays ont été, durant des décennies, privés de leur souveraineté par l'URSS, on leur demande maintenant de la partager avec l'Europe. Ce n'est pas si facile ! Pour eux, la sécurité, ce sont les Etats-Unis, tant que l'Europe n'a pas de défense.

Les dissensions européennes sur la guerre d'Irak rendent-elles illusoire cette politique étrangère et militaire commune ?
Il y a quelques décennies, qui aurait cru possible ce qu'ont réalisé ensuite, ensemble, la France et l'Allemagne ? Je suis un fervent partisan d'un ministre européen des Affaires étrangères: au début, il marchera sur des œufs, puis la fonction contribuera à une politique étrangère commune. Quant à la défense, évitons de confondre, en Europe, volonté pacifique et impuissance militaire. Nous avons clairement besoin d'une défense européenne, avec les Allemands, les Espagnols, les Italiens, les Belges... et les Britanniques.

La guerre d'Irak laissera néanmoins des traces entre les pays de l'Union...
Certes, mais si elle a souligné les divergences des gouvernements, elle a aussi montré la convergence des réactions populaires. Or les gouvernements, en général, tiennent compte des opinions...

Soutenez-vous la thèse chiraquienne du monde multipolaire ?
Je préfère parler de monde multilatéral. « Multipolaire » implique qu'à l'intérieur de chaque zone existe une hégémonie. « Multilatéral » évoque des ensembles où l'on parle à égalité. Le fond de la question est celui-ci: la plupart des problèmes sont désormais de taille planétaire, les solutions doivent donc l'être aussi, c'est cela la politique au XXIe siècle. Mais pour établir des règles mondiales, il faut d'abord des règles régionales, et les nations continuent de faire sens. D'où le multilatéralisme. C'est notre divergence avec l'administration actuelle des Etats-Unis: nous pensons, nous, que les problèmes sont si complexes et imbriqués que pas une puissance, même la plus grande, ne peut les résoudre seule. Beaucoup d'Américains, souvent démocrates, partagent cet avis.

Quel rôle peut jouer la France contre l'unilatéralisme ?
Proposer et agir de façon à faire avancer la construction européenne, la francophonie, la règle de droit international, la paix et le développement, la gouvernance mondiale. Je regrette que Jacques Chirac se contente souvent de postures, là où il faudrait une stratégie. Nous administrons des leçons à tout le monde, mais notre influence réelle ne suit pas. Les résultats sont décevants.

Préférez-vous le pragmatisme américain ?
Avant la guerre d'Irak, j'avais rencontré par hasard des officiels américains, qui m'avaient déroulé leur plan. Je ne pouvais pas y croire, tant il était à la fois contraire au droit et mécaniste: ce sera l'Irak, disaient-ils, puis l'Arabie saoudite, puis sans doute la Syrie, l'Iran... En Irak, la pax americana risque de ne pas être si pacifique que cela et de comporter des difficultés croissantes pour les Américains. Mais la clef de tout, c'est le conflit israélo-palestinien. Si les Etats-Unis parviennent, ce que je souhaite, à faire avancer la paix, toute la donne sera changée. L'Europe ne doit pas être absente.

L'élection présidentielle américaine de 2004 peut-elle servir de catalyseur ?
En principe, oui. George Bush voudra être crédité d'avoir fait le maximum en faveur de la paix. Au moment où nous parlons, des progrès se dessinent. Le risque, ce serait de rester à mi-chemin, avec un déchaînement des extrémistes de chaque bord. La France semble hors jeu...
Comme l'Europe. Or il faut agir européen.

Justement, que pensez-vous de la Convention pour l'avenir de l'Europe ?
D'abord, je veux saluer le travail de Valéry Giscard d'Estaing : le défi était « casse-gueule » - ce n'est pas un terme très giscardien - pourtant, il l'a relevé. Sur les résultats provisoires, je suis partagé. Une Constitution, une présidence plus stable du Conseil européen, un ministre commun des Affaires étrangères, l'élection du président de la Commission par le Parlement, les progrès de la majorité qualifiée: ce sont des avancées utiles par rapport au calamiteux traité de Nice. Mais rien sur l'Europe sociale, rien sur la gouvernance économique et sur l'harmonisation fiscale, rien sur notre identité culturelle, presque rien sur les services d'intérêt général et sur la défense... Autant de sujets majeurs, qui concernent les populations et qui manquent. J'attends de Jacques Chirac et du gouvernement qu'ils soient fermes pour combler ces lacunes. Il faudra ensuite un référendum, si possible le même jour dans tous les pays qui choisiront cette procédure.

La France doit-elle privilégier son binôme avec l'Allemagne ?
L'idéal serait un cadre qui vaille pour l'Europe à 25, voire à 33. C'était d'ailleurs le bon schéma: approfondissement puis élargissement. Mais avec un élargissement massif précédant un approfondissement insuffisant, on devra s'appuyer sur un noyau. Le noyau du noyau, c'est le franco-allemand. Nos deux gouvernements devraient prendre des initiatives. Par exemple, mêler nos représentations économiques au FMI et à la Banque mondiale (ce qui ferait de nous les premiers, en poids, après les Etats-Unis). Avancer ensemble pour l'aide au tiers-monde et dans le champ culturel. Rapprocher puis fusionner nos défenses: après tout, ce n'est pas plus complexe que de réaliser l'euro. Hâtons-nous !

Faut-il garder l'idée d'une Europe puissance ?
Oui, car l'autre voie s'appellerait l'Europe faiblesse. Et il n'y aura pas de France prospère dans une Europe faible. L'Europe, le plus souvent, ce n'est pas le problème, mais la solution.

Pourquoi vous dressez-vous contre Castro et la dictature cubaine ?
Parce que je suis opposé à toutes les dictatures. Or, pour certaines d'entre elles, étrangement, semble exister une sorte de mansuétude. Certes, le castrisme s'est bâti contre une dictature, mais il en est devenu une. Disons-le et tirons-en les leçons.

Quel est le plus grand risque mondial: le terrorisme, la fracture Nord-Sud, le choc islam-Occident ?
C'est l'addition de tous ces éléments, ou plutôt leur combinaison. A la source, il y a la pauvreté, qui engendre la violence, mais aussi les trafics, la corruption, les intégrismes. Vous m'interrogiez sur les Etats-Unis. Puis-je rappeler les paroles du général Marshall à Harvard après la guerre : « Les principes démocratiques ne fleurissent pas dans les estomacs vides » ? Beaucoup a changé depuis cinquante ans, pas cela !

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