Le premier ministre-candidat

Laurent Fabius

par Laurent Fabius
Point de vue paru dans le quotidien Le Monde daté du 6 janvier 1994


 
Et si, en ce début d'année, on commençait à lever le voile ?

Je parle ici du voile qui enveloppe la popularité de l'actuel premier ministre. Au cours des dernières semaines, j'ai lu beaucoup d'analyses à ce sujet : l'extrême habileté de la tactique balladurienne est décrite avec minutie, les raisons du rejet socialiste sont passées au scanner, ces éléments pèsent évidemment leur poids. Mais cette popularité, étonnante en effet si on la compare avec la réalité du bilan économique et social, s'explique aussi par deux données moins soulignées.

D'abord, ce que j'appellerai la cohabitation-confusion. La période 1993-1995 est vécue comme l'inverse de 1986-1988 : les deux principaux responsables de l'Etat évitant - et ils ont raison - les conflits apparents, on a vite fait d'y voir une concordance générale de leurs vues ; la politique au sommet apparaît dépolitisée au point que l'opinion ne sait plus, sauf circonstances exceptionnelles, qui pense quoi, qui propose quoi, qui décide quoi. Pour un pays aussi présidentialiste que la France et lorsqu'au surplus beaucoup des responsables de l'opposition se font remarquer surtout par leur silence, comment l'électorat de gauche n'en serait-il pas troublé ? Quant à l'électorat de droite, il soutient naturellement son champion qui le fera échapper, espère-t-il, à vingt ans de guerre des chefs. Donc popularité forte à droite, neutralité déboussolée pour le moment à gauche, à quoi s'ajoute un soutien appréciable de l'extrême droite envers laquelle ce gouvernement ne se montre pas trop ingrat : on reçoit son leader à Matignon, on fait vibrer périodiquement la corde anti-immigration et le discours tout-répression... Additionnez, vous tenez une des clés de cette popularité flatteuse.

Une autre clé est le bouclage tranquille qui se met en place. Dans un premier temps, des proches du premier ministre sont nommés aux postes de haute responsabilité administrative. L'opération, certes, a des précédents, mais elle est cette fois-ci silencieuse et exhaustive : fin 1993, c'est fait. Le deuxième temps est plus nouveau : par l'effet combiné des nominations et des privatisations, s'installe une véritable oligarchie qui, de proche en proche, va - en tout cas veut - dominer la société française. Par la grâce du premier ministre une demi-douzaine d'hommes, ses obligés, sont désignés ou confirmés à la tête des groupes économiques les plus influents. Quelques places sont laissées à des profils différents, mais l'essentiel est sauvegardé, je veux dire verrouillé : ils se soutiennent et ils se tiennent.

Le cadre est alors planté pour le troisième temps, qui concerne plus directement l'opinion. L'oligarchie française s'intéresse en effet de près aux médias : journaux, radios, elle achète tout ce qui se présente, confortant sa majorité à la télévision et, dans la presse, créant ici et là, bon gré mal gré et finances à l'appui, un climat accueillant envers la parole officielle. Résultat : un complexe médiatico-industriel s'installe, sans exemple dans les autres démocraties, pour la plus grande gloire du premier ministre-candidat.

Car l'objectif de ce gouvernement, chacun commence à le comprendre, l'objectif qui importe réellement, c'est celui-là. Dans un système où désormais les sondages constituent le vrai premier tour de l'élection présidentielle, est exploitée à fond la dialectique sondages-médias. Les médias prévenants font les bons sondages, les bons sondages viennent justifier la prévenance des médias. Les ministres sont officiellement requis de ne point aborder le sujet, officieusement ils sont félicités d'y faire écho. Au bout du chemin, ce sera donc l'Elysée, et, si l'ami de trente ans ne dégage pas assez vite, la menace ou l'organisation des primaires _ encore la République sondagière _ viendra emporter l'affaire. Assurément, voilà une démarche rondement menée.

L'ennui, c'est d'abord qu'on nous prend pour des benêts. Je pense au jugement de Tocqueville : " fatiguée de longs débats, l'opinion consent volontiers qu'on la dupe pourvu qu'on la repose ". Soyons clairs : que l'actuel premier ministre souhaite être candidat à l'élection présidentielle, cela ne me choque pas, c'est même dans la nature des choses. Que cette candidature contredise tout ce qu'il a théorisé, tout ce sur quoi il s'est engagé avant d'être nommé à ce poste, cela fait sourire mais enfin... Non, ce qui heurte, c'est d'une part l'évidence niée de cette candidature, alors que cette dernière détermine largement la politique de clientèle qui est suivie ; d'autre part, et surtout, je constate qu'à travers la gestion du premier ministre on peut nourrir bien des doutes sur ce que serait son action présidentielle.

Car enfin, quels sont les faits, quel est le premier bilan économique et social de cette nouvelle majorité ? Retournons-nous un instant, revenons neuf mois en arrière, au moment des élections législatives : le pays attendait du nouveau chef du gouvernement qu'il s'occupât avant tout d'économie, qu'il agît pour aider la croissance et l'emploi. Lui-même dans son discours d'investiture ne se fixait-il pas cet objectif : " Il s'agit de faire en sorte que le chômage soit stabilisé à la fin de 1993 et qu'une décrue puisse ensuite être amorcée " ? Nous voici début 1994, rien n'est venu sur ce plan, sinon une augmentation du chômage de près de 300 000 personnes et les prévisions pour cette année indiquent que la détérioration va se poursuivre encore.

La stratégie économique choisie a consisté à comprimer la demande par de lourdes ponctions sur les ménages alors qu'il aurait fallu au contraire la soutenir. Le gouvernement a cru bon de multiplier les allègements en direction des entreprises, sans résultat pour l'emploi puisque la consommation restait trop faible, en dépit de la baisse bien venue des taux. Et pendant ce temps la dette publique augmente de 25 %, le système monétaire européen flotte, les comptes sociaux sont en déficit accru et les dialogues sociaux en jachère, on vend le patrimoine de la nation au-dessous de sa valeur, la Bourse flambe, la répartition des revenus et des efforts a rarement été aussi injuste, il n'y a jamais eu aussi peu de logements construits, ni autant de pauvres ni de sans-domicile fixe. Je suis trop sévère ? Le voilà pourtant, l'essentiel du premier bilan : habileté médiatique, échec économique, carence sociale.

Il n'est pas jusqu'aux accords du GATT, pourtant célébrés par une louange impressionnante, qui ne justifient un certain scepticisme. Je prends date à l'égard de leur application : l'organisation prétendument nouvelle du commerce mondial, la sauvegarde de notre agriculture et de notre culture, les débouchés assurés pour nos services financiers, la clause de paix..., bref tout ce qu'on nous promet d'avoir obtenu, je suggère qu'on attende l'épreuve du temps et des faits pour en juger. Les échéances repoussées ? Oui. Les problèmes de fond résolus ? Non.

Face à cela, j'estime qu'il est grand temps de réagir et de tracer notre feuille de route pour les deux années qui viennent. Oui, il est temps que, délaissant les tentations alternatives du consensualisme, du crypto-gauchisme et du mea-culpisme, l'opposition mène bataille contre ce qui mérite bataille, et qu'elle dessine un autre chemin.

Ce chemin, j'en tracerai ici les contours à propos de deux enjeux prioritaires. En matière d'emploi, nous devons carrément tirer les leçons de l'expérience et refuser la résignation actuelle. Cela signifie plusieurs décisions à prendre, que ce gouvernement refuse. Donner corps - je veux dire concrètement corps - à une initiative française (et européenne) de croissance s'appuyant sur un soutien massif à la construction et à la réhabilitation des logements et des quartiers.

Accepter, encourager, organiser la diminution et l'aménagement du temps de travail, bref vider le débat au lieu de chercher comme aujourd'hui à le noyer. Exonérer totalement de cotisations sociales les emplois non qualifiés, ce qui suppose de choisir entre un transfert sur la taxation des revenus et sur celle des énergies polluantes : j'écarte pour ma part toute augmentation de TVA appelée " TVA sociale " pour la circonstance. Développer systématiquement les emplois de proximité en insistant beaucoup plus qu'aujourd'hui sur le financement de l'activité plutôt que sur celui du chômage. Le contrat social pour l'emploi dont a parlé le président de la République pourrait porter utilement sur ces quatre points.

Concernant l'autre grand enjeu, le déficit des comptes sociaux, je n'accepte pas non plus la démarche gouvernementale faite d'expédients financiers et de grignotage de la protection collective. Nous voulons une société solidaire, c'est-à-dire d'autres choix que ceux qui sont faits. Comment ? En responsabilisant vraiment les assurés et les praticiens, alors que les économies opérées l'ont été jusqu'ici à sens unique, au détriment de la couverture sociale des assurés. En plaçant sous condition de ressources plusieurs prestations, notamment les prestations familiales : arrêtons l'hypocrisie qui, au nom d'un égalitarisme de façade, assure des prises en charge identiques pour chacun mais réduit la protection sociale des foyers modestes et des classes moyennes. En modifiant l'assiette des cotisations sociales, afin de privilégier l'emploi au lieu de le pénaliser. Enfin en donnant une nouvelle vigueur au paritarisme, qui confiera aux partenaires sociaux la gestion effective de certains risques, mais qui rendra l'Etat totalement responsable des missions de solidarité.

Ce faisant, on contribuera à redonner sens, moyens, fierté au service public et à l'Etat. J'écoute ce gouvernement discourir avec éloquence au sujet de l'Etat. Mais dans la réalité et pour le moment, quoi ? Des tournées, nombreuses et bien organisées en vue de promouvoir l'aménagement du territoire et son ministre, sans aucun rééquilibrage effectif des moyens du développement ! Le paisible retour, profitant d'un week-end de réveillon, de deux criminels présumés vers l'Etat qui les a commandités ! Est-ce cela le fameux " nouvel exemple français " ? En matière d'Etat, je constate surtout que le gouvernement privatise pour boucher des trous et tenir jusqu'à l'échéance présidentielle. Il veut dans les prochains jours vendre Elf alors que les cours du pétrole sont au plus bas. Il va céder l'UAP parce que cette privatisation est un maillon décisif du bouclage. Il s'apprête à redécouper la Caisse des dépôts pour quelques milliards de plus. Il garde l'oeil bien ouvert sur France Telecom pour après 1995, car les spécialistes savent que se trouvent là les perspectives et les profits les plus juteux.

Et pendant ce temps - au nom sans doute de la défense du service public ? - il fait voter à la hussarde l'aggravation de la loi Falloux, sous le faux prétexte de la sécurité, de sorte qu'on financera demain les établissements privés avec les fonds qui devaient servir à l'école publique. Là aussi prenons date ou, plutôt, rassemblons. Si la nouvelle législation s'applique, on constatera bientôt que, faute de moyens suffisants, l'école publique régresse cependant que, alimentées par un double financement et libres d'obligations, les écoles privées l'emportent. Quelque temps encore et vous verrez que les partis de droite en proposeront la gratuité. La boucle sera alors bouclée : au public les contraintes, au confessionnel les succès, l'égalité républicaine par l'école laïque aura vécu.

Devant cette accumulation de vrais reculs et de faux-semblants, l'opposition doit développer une vision exigeante de l'Etat. Il y a belle lurette que la gauche ne prône heureusement plus l'égalitarisme niveleur, qu'elle ne demande plus l'appropriation collective des moyens de production et d'échange. Demeure, entre autres valeurs, la revendication d'un rôle majeur assumé par l'Etat afin de remplir les missions d'intérêt général, de corriger les injustices, de préparer l'avenir d'une façon volontariste. Toutes tâches dont notre pays continue d'avoir besoin qu'elles soient remplies.

Si nous suivons ces chemins, si nous ne perdons pas notre temps dans des querelles d'hommes ou d'appareils, si nous appelons à l'union tous ceux pour qui la France doit avoir autre chose à proposer qu'un néolibéralisme inégalitaire et courtois, je ne dis pas que tout deviendra facile, mais l'alternance au moins pourra renaître. La droite n'est pas une fatalité, l'Espagne et l'Italie nous le prouvent ; demain peut-être l'Allemagne et la Grande-Bretagne. C'est plutôt le camp progressiste, la gauche, qui ont le vent en poupe sur notre continent ; et qui doivent en cette année d'échéances européennes montrer la voie. Alors, proposons ! Des initiatives coordonnées pour l'emploi et l'environnement. Une stratégie offensive pour un audiovisuel européen. Des actions concrètes pour la paix et le développement à l'Est et au Sud. Une lutte sans merci contre la violence urbaine et contre la drogue. C'est là-dessus que nous rassemblerons - et d'abord la jeunesse -, bien plus que sur les détours abscons de la réforme des institutions ou des procédures européennes.

Dans son superbe essai sur Churchill d'Angleterre, Albert Cohen décrit sa lassitude d'entendre parler avec vénération de tel ou tel. " J'aime l'angélique crème vanille, écrit-il. Je n'ai aucune animosité contre les pieds de porc. Mais des pieds de porc à la crème vanille, c'est trop. " Eh bien, dans un tout autre contexte, j'éprouve le même sentiment, le même besoin de réagir aujourd'hui face à l'entreprise du premier ministre-candidat. Ce gouvernement a un calendrier, il n'a pas de vision. A nous, sans arrogance, de mieux mettre en valeur la nôtre. Des pieds de porc à la crème vanille pendant deux ans, c'est beaucoup. Pendant deux ans, puis sept, ce serait trop.

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