La nouvelle chance

Laurent Fabius

par Laurent Fabius
Point de vue paru dans le quotidien Le Monde daté du 1er février 1987


 
Est-ce mon éloignement du pouvoir et le regard différent que je pose sur les choses ? Est-ce la succession frappante des événements ces derniers temps ? En tout cas, je ressens avec force le besoin de préciser aujourd'hui certains enjeux.

La vie politique ne peut pas se réduire à la confrontation des sondages et au ping-pong des petites phrases. Le monde palpite autour de nous. Gorbatchev téléphone à Sakharov. Un million de jeunes se mobilisent pour le printemps de décembre. Beaucoup de Français sont mécontents de leur vie quotidienne, ils se sentent piégés dans leur case, ils voudraient en sortir, ils souhaitent savoir à quoi ressemblera demain. On ne peut laisser en jachère des vies, des énergies, des rêves. L'homme politique aujourd'hui doit d'abord être un poseur d'enjeux.

Je commencerai par ce qui, au sens propre, saute aux yeux : nous sommes dans une société hyper-médiatique et nous n'en avons pas pris la mesure. Mûrie peu à peu par l'histoire, nous constatons que la démocratie représentative s'étiole ; que le Parlement est dans la main du gouvernement ; que les syndicats rencontrent de sérieuses difficultés ; que les partis sont parfois repliés sur eux-mêmes, accessibles surtout à qui connait les détours du sérail et sait utiliser les mots de la tribu. Et nous cherchons - d'ailleurs avec raison - à redonner vigueur à ces structures parce qu'elles sont des piliers de la démocratie.

Mais nous oublions peut-être l'essentiel. Une séance à l'Assemblée nationale qui n'est pas radio-télévisée n'existe pratiquement plus. Les syndicats ne peuvent plus avoir le même rôle quand se multiplient les " collectifs " et qu'on apprend désormais le contenu des négociations, non par les délégués syndicaux, mais par la télévision le soir. Une organisation politique ne peut plus fonctionner comme autre-fois, quand les décisions, les dirigeants, les stratégies, les campagnes se font et se défont sur les écrans. Je ne mythifie pas les médias, je constate un fait. Ils sont devenus aujourd'hui le premier vecteur politique, le premier réseau commercial, le premier diffuseur de culture, la seconde et peut-être même la première source d'éducation du pays. D'où l'importance de leur indépendance, de leur pluralisme et de leur capacité créatrice.

Les conséquences sont considérables. Elles concernent tous les secteurs de la vie. En particulier, évidemment, les pratiques de la démocratie. Il me parait impossible que, à plus ou moins long terme, notre système représentatif n'évolue pas quand monte de multiples côtés une demande de démocratie directe. La question de l'extension du référendum sera inévitablement posée. Cela ne doit pas empêcher de redonner force au Parlement.

Car valorise le Parlement, c'est rendre corps à la démocratie, renforcer la voix du peuple qui a élu les députés.

C'est cette voix qui, sauf à se manifester dans la rue, ne doit pas devenir inaudible. Quelques mesures précises, modestes, permettraient rapidement ce renforcement: la transparence des débats en commission, la possibilité pour une minorité de créer une commission d'enquête, un temps quotidien de questions-réponses d'actualité entre le gouvernement et les députés. On n'évitera l'exclusion du Parlement que si la vie politique se déroule vraiment en son sein.

A propos de la télévision, j'ai effleuré le problème de l'éducation. C'est un enjeu colossal. Nous avons eu tort de nous concentrer sur la question du statut de l'enseignement. Mais nous avons eu raison, de 1981 à 1986, de faire avancer considérablement les moyens de l'éducation et de la formation.

Car là se trouvent vraiment la clé de l'égalité des chances et la base de ce que j'appelle la nouvelle chance. C'est-à-dire la capacité pour chacun de débuter correctement sa vie et de rebondir ensuite dans l'existence par une formation appropriée. Quand les lycéens et les étudiants défilaient en décembre, ils protestaient contre un projet gouvernemental précis. Mais leurs questions allaient bien au-delà. Il nous faut répondre. Surtout à la question de fond : comment allons-nous assurer un véritable enseignement de masse et de qualité ? Nous sommes sur ce point en retard par rapport à nos grands concurrents. En domaine, je constate que, pour éviter les mécanisme actuels d'exclusion, il faudra mettre en œuvre des changements profonds, notamment dans l'orientation et dans le suivi des élèves, dans le choix des formations et dans les financements. Il y faudra de l'argent. Ce serait néanmoins une faute de poser ce choix financier - comme j'en pressens la tentation ici ou là - en termes d'alternative : ou bien la défense nationale ou bien l'éducation nationale. Nous avons besoin pour le futur à la fois d'une bonne sécurité et d'une bonne formation.

Ces progrès dans la formation nous aideront à desserrer peu à peu le corset de fer du chômage. Mais attention à la démagogie ! Nous aurons besoin de temps. Nous devrons avoir une économie plus compétitive (donc faire des efforts), une action plus européenne, un aménagement et une réduction du temps de travail pour lesquels il serait bon que soient passés des contrats de modernisation entre les entreprises et l'Etat.

Plus généralement, nous aurons besoin d'une vision vraiment solidaire et nouvelle du développement international et national. Car, dans quelques années, les cloisonnements étanches entre le travail et l'activité, entre l'activité et le loisir, entre le temps de formation et le temps de travail, ces cloisonnements auront sauté. D'ici là, la transition sera difficile. Il sera indispensable de mettre en place pour les OS un effort de formation spécifique massif.

Au-delà, c'est tout le visage de l'entreprise de demain qui se dessine. Je suis convaincu que l'entreprise du futur sera de plus en plus celle du zéro-défaut et du zéro-papier. Et de moins en moins celle du zéro-dialogue. A terme, la question posée est celle du mode de civilisation vers lequel nous souhaitons aller : morale du travail à la japonaise centrée sur la société, ou construction progressive d'un mode européen de développement économique et culturel centré davantage sur l'homme? Ce grand débat a commencé.

Il y a eu la chute du modèle marxiste-léniniste, puis du modèle maoiste, le déclin du modèle américain dont on voit les conséquences en termes de pauvreté. Nous n'avons plus de modèle de société. Nous ne pouvons plus nous comparer et dire : c'est comme cela que nous voulons être. Il nous faut inventer. Dans quinze ans, il y aura de nouveaux métiers que nous ne pouvons pas concevoir, dont nous ne connaissons ni la fonction ni le nom. Cette nouvelle société que nous pouvons seulement pressentir, il faut pourtant l'anticiper et y préparer la France. Nous savons certaines choses, que la nature du travail et sa durée auront changé, que les loisirs et la formation devront être réaménagés. La formation, certes, tout le monde est d'accord sur son importance : mais quand, comment, où, par qui sera-t-elle payée? C'est à ces questions qu'il nous faudra répondre. Et répondre aussi au problème de l'espace, c'est-à-dire de l'environnement immédiat dans lequel nous vivons. Nous devons concevoir un type d'urbanisme adapté à ces nouvelles contraintes et à ces nouvelles libertés. Une ville, un quartier mettent vingt ans, souvent plus, à se construire. Ce n'est pas demain, mais aujourd'hui, hier même que nous aurions dû prendre en compte ces bouleversements. Que de défis à relever !

La tradition socialiste est européenne. Ou plutôt elle est internationaliste. Nous avons toujours vu dans l'internationalisme la seule démarche moralement et économiquement capable, en comblant le fossé entre pays riches et pauvres, d'aider au développement de ceux-ci et aux débouchés de ceux-là.

Demain la question va se poser d'une façon plus précise encore. Défendrions-nous bien la France si nous ne construisions pas l'Europe ? Ma réponse est clairement non. Seuls, nous n'aurons ni les moyens, ni la dimension, ni l'influence. Seuls, nous nous retrouverons exclus.

Je connais toutes les difficultés de la construction européenne. Je mesure notamment le fait que, là où l'Europe existe, elle a souvent déçu, comme elle est en train de le faire dans sa négociation commerciale avec les Etats-Unis.

Il reste que toute politique est pour une part géopolitique. La pollution ne respecte pas les frontières. La crise du travail ne s'arrête pas aux postes de douane. La télévision non plus. Nous sommes en Europe, nous devons faire l'Europe pour continuer d'exister. Arrière donc les égoismes, les pessimismes, les états d'âme. D'ici cinq ans, nous allons avoir un marché intérieur commun. D'ici la fin du siècle au plus tard, il nous faut une monnaie commune, un espace social commun, un président européen élu au suffrage universel, et une perspective de défense européenne. L'Europe est la nouvelle chance de la France.

Reste un autre et décisif enjeu, celui de la technologie et de la science. Pendant longtemps, il fut à l'écart du débat politique, à l'exception de ses aspects militaires. Les responsables politiques ignoraient les scientifiques, et ceux-ci préféraient souvent que la politique n'intervint pas.

Or voici que les avancées technologiques, en même temps qu'elles constituent de merveilleux progrès, conduisent à des interrogations et à des risques majeurs. Sous le choc des changements techniques, la nature et l'organisation du travail, je l'ai dit, vont subir une révolution. Pour la première fois dans l'histoire, l'homme peut, hors du champ militaire, menacer l'existence même de l'espèce humaine par les conséquences de son savoir. Santé, environnement, communication, biologie, tout va bouger. La tâche des responsables politiques devient alors, non seulement de soutenir - c'est l'essentiel - l'effort de recherche scientifique, mais de tracer des cadres et des limites, d'établir une sorte d'éthique de la technologie. Il y va, en un sens nouveau, des droits de l'homme.

Nous n'avons pas à nous substituer à la mission des experts. Mais nous avons à nous assurer que, face aux pouvoirs de la science et de la technologie, existeront de suffisants contre-pouvoirs. Le Comité national d'éthique, créé par le président Mitterrand, joue un rôle extrêmement utile. En France, tirant les conséquences de Tchernobyl, j'ai proposé que soit mise en place pour l'avenir une Haute Autorité de la sécurité nucléaire, indépendante du CEA et d'EDF, qui donnerait un avis préalable à la mise en marche de toute centrale nucléaire et qui coordonnerait l'information du public. Faute de ces contre-pouvoirs, notre société risquerait de devenir un sac de grenades dans la main crispée d'un fou.

Au cours des prochaines années, nous allons connaitre des bouleversements de toutes sortes. Aucune nation ne sera à l'abri. Les pays qui feront le mieux face seront ceux qui auront clairement identifié les enjeux et nourri un projet de société, appuyé sur une cohésion puissante. Dans un monde de plus en plus complexe, les méthodes de gouvernement elles-mêmes changeront. Le compromis, le dialogue, le contrat, la décentralisation dans tous les domaines prendront de plus en plus de place.

Je souhaite pour notre pays qu'on donne une nouvelle chance à la démocratie, au partage du savoir et du travail, à l'Europe et à la patrie, à l'humanisme de la science. Il existe aujourd'hui en France deux grandes visions du futur. Contre la société d'exclusion, je plaide pour la société de la nouvelle chance.

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