L’étrange mansuétude



par Laurent Fabius, député de Seine-Maritime.

Tribune parue dans Le Nouvel Observateur daté du 19 juin 2003


 
Cuba, l’île de nos rêves brisés est devenue celle de tous les cauchemars. Il y a moins de deux mois, 75 opposants pacifiques - intellectuels, journalistes et militants réclamant un référendum pour des réformes constitutionnelles - ont été condamnés à des peines allant jusqu’à vingt-huit ans de prison. Pour les plus âgés, c’est en réalité une condamnation à perpétuité, au terme de procès estimés sommaires par les autorités cubaines elles-mêmes. C’est même un arrêt de mort pour ceux qui, gravement malades comme l’économiste Oscar Espinosa Chepe, ont été jetés dans une geôle infecte et privés de soins.

Les « preuves » produites à l’appui des condamnations démontrent la nature totalitaire du régime. Détenir une machine à écrire ou posséder un exemplaire de la « Déclaration universelle des droits de l’homme » constitue désormais un crime d’Etat. Les accusateurs se réclament des témoignages de soi-disant voisins qui sont en fait des mouchards appointés. Pour embastiller, on s’appuie sur les récits d’agents de la sécurité d’Etat infiltrés dans les organisations dissidentes.

N’ont manqué jusqu’ici que la parodie des aveux et les autocritiques « spontanées ». C’est que le calendrier de la terreur était serré ! Il fallait frapper pendant que la guerre en Irak mobilisait encore les esprits sur d’autres fronts. Saddam Hussein s’effondrant plus rapidement que prévu, les actes d’accusation ont dû être accélérés, sans pouvoir recourir aux techniques sophistiquées apprises notamment de la police est-allemande. Et tout cela bien entendu aux couleurs de la révolution et du socialisme !

Devant cette vague massive de répression, je veux, avec beaucoup d’autres, dire d’abord mon indignation et ma colère. Il faut appeler les gens et les choses par leur nom: Fidel Castro, qui réclame la reconnaissance renouvelée de la communauté internationale, est tout simplement un dictateur.

Face à lui, l’Union européenne a su affirmer son soutien aux dissidents et au peuple cubains. Par sa fermeté, elle a incité Castro à renoncer aux bénéfices des accords de Cotonou : la dictature a préféré priver son pays de l’aide européenne plutôt que de devoir respecter les droits de l’homme.

En revanche, j’éprouve beaucoup de surprise et même une certaine stupéfaction à l’égard de ce qu’il faut malheureusement appeler l’atonie française. En décembre, le dissident Oswaldo Paya recevait à Strasbourg le prix Sakharov des droits de l’homme pour son action pacifique en faveur d’élections démocratiques à Cuba. A Paris, il espérait un soutien officiel mais ni le Premier ministre ni le ministre des Affaires étrangères n’ont voulu le recevoir, alors qu’à Madrid c’est le chef du gouvernement qui l’a accueilli et qu’en Tchéquie Vaclav Havel l’a proposé pour le prix Nobel de la paix 2003.

Les exactions récentes n’ont pas conduit le gouvernement français à davantage de fermeté. Rien n’est fait pour venir en aide aux prisonniers. Rien n’est dit officiellement contre Castro. Comment expliquer que la France, si sourcilleuse pour d’autres causes, persiste dans son mutisme à l’égard du durcissement du régime cubain ?

Une partie de la gauche française a réagi, certes. Mais une trop faible partie. Et d’une façon souvent timide. Face à la tyrannie, les vieux mythes ont la vie dure.

Le peuple cubain approuverait le régime de Castro ? Fadaises ! Celui-ci se garde bien de lui demander son avis. Il refuse le référendum pour des réformes démocratiques réclamé par Oswaldo Paya sous le nom de «projet Varela». La surveillance est permanente. Toute information indépendante est bâillonnée. L’accès libre à internet et aux médias étrangers est interdit.

L’Etat cubain agirait pour le progrès social ? A La Havane, la misère est générale, la prostitution et le marché noir constituent souvent les seules sources de revenus, la corruption d’Etat est la norme. Tout ce qui s’achète se paie en dollars américains et il n’y a plus que les touristes pour s’enticher de pesos cubains à l’effigie de Che Guevara. Depuis l’effondrement de l’URSS, l’économie est à bout de souffle. Même le système éducatif et le système de soins, longtemps célébrés, sont en quasi-faillite.

Critiquer Cuba, nous disent certains, ce serait faire le jeu de l’impérialisme américain : faux ! Les Etats-Unis ont tout intérêt à se présenter comme les seuls opposants au régime de Castro, pour « empocher la mise » lorsque la nécessaire transition démocratique suivra la chute d’un régime identifié à son maître. Et de toute façon, nous devons définir notre attitude par nous-mêmes, sans nous déterminer en fonction de telle ou telle réaction des tiers.

Dans tout cela, la Révolution a bon dos. Castro a depuis longtemps trahi ses idéaux. « Personne ne nous écoutait », se plaignent souvent les opposants de la première heure, dont beaucoup avaient combattu avec lui la dictature de Batista. Les conditions mêmes de la Révolution, il y a plusieurs décennies, ne justifient absolument pas les dérives et les crimes actuels. Là où on espérait une perestroïka à la cubaine, le régime aggrave la répression. La clameur qui monte des prisons cubaines ne doit plus et ne peut plus être étouffée.

Plusieurs associations se mobilisent : il faut les accompagner et les aider. Diverses initiatives devraient être prises sans tarder. Par exemple, même si c’est un geste modeste, nous devons être plus nombreux à nous rassembler lors des manifestations organisées chaque mardi à 18 heures devant l’ambassade de Cuba. Ce sont de petits faits, mais pas sans conséquences.

De même, les partis politiques devraient inviter en plus grand nombre en France les opposants cubains. Les dictatures prospèrent dans le silence du monde. La mobilisation citoyenne finit toujours par les affaiblir.

A l’échelon diplomatique, la France devrait engager au moins deux démarches: soutenir la candidature du dissident Oswaldo Paya pour le prix Nobel de la paix ; demander la libération immédiate et sans condition de tous les prisonniers politiques. A Cuba même, nos diplomates devraient aider l’opposition: par exemple en organisant les transports des familles de détenus pour visiter leurs proches, en invitant dissidents et journalistes indépendants aux activités culturelles, sociales ou de formation organisées par l’ambassade. Pourquoi ne le fait-on pas ?

Au-delà du seul cas de Cuba, c’est la mission de notre pays de se mobiliser pour le respect des droits de l’homme à travers le monde. Ce n’est pas une vieille lune mais au contraire le vrai jalon d’une globalisation plus juste et plus humaine. Le combat doit être mené notamment dans les instances internationales, et d’abord à la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU, instance censée défendre la cause dont elle porte le nom et qui est aujourd’hui présidée par la Libye ! La Commission compte parmi ses membres de nombreuses dictatures, dont Cuba. Comment peut-on à la fois se réclamer du multilatéralisme et s’accommoder de cette farce sinistre ? Que la France et l’Union européenne réclament donc sans tarder ce qui serait bien le minimum: conditionner l’admission à la Commission au respect des droits de l’homme chez soi !

Les Cubains ont un évident et urgent besoin de notre appui. Mais pour cela il faut que cesse l’étrange mansuétude envers Castro. Comme si, par une analyse extraordinairement superficielle, les longs discours, le soleil, la musique, les grandes tapes dans le dos, les gros cigares et l’hostilité des voisins américains servaient de cadre à un régime qui par nature ne pouvait pas être détestable! Les dictatures ne sont ni de gauche ni de droite, elles sont infâmes. A Cuba aujourd’hui, comme hier au Chili et en Afrique du Sud, pays pour lesquels nous avons lutté, nous devons agir pour la solidarité et les droits de l’homme. La gauche - la vraie - en sortira grandie.
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