Premières décisions,
premières déceptions

Comment se dire européen quand on ne dit pas grand-chose de l'Europe ? Comment vanter le dialogue social et n'écouter qu'un partenaire ? Comment défendre notre système de santé en renonçant à le réguler ? Comment baisser les impôts et prétendre réduire les déficits ?
Laurent Fabius
par Laurent Fabius,
ancien ministre de l'économie, des finances et de l'industrie
député de Seine-Maritime


Tribune parue dans les pages " Rebonds " du quotidien Libération daté du jeudi 4 juillet 2002

 
Pour sa déclaration de politique générale, M. Raffarin s'est distingué de ses prédécesseurs. En partie malgré lui. D'ordinaire, un nouveau Premier Ministre engage sa responsabilité en reprenant les propositions du président élu, approuvées expressément par le peuple. Là, face à l'extrême droite, on se rappelle que le vote s'est fait sur d'autres bases. C'est donc après coup, en une séquence inversée, que cette déclaration devait fixer le programme sur lequel la majorité sera, le moment venu, jugée. En outre, le président de la République, avant même son Premier ministre, avait tenu à adresser un substantiel message aux parlementaires. C'est bien à l'Elysée que l'essentiel désormais se joue. Dont acte.

1. Pour un gouvernement, les débuts sont toujours révélateurs. M. Raffarin avait insisté longuement sur le dialogue. Sa pratique est déjà différente. On vient de le voir avec le Smic, pour lequel, sans concertation sociale si ce n'est avec le patronat, il a refusé tout coup de pouce. Quant au dialogue politique avec l'opposition, voire avec la minorité de la majorité, il ne faudrait pas que l'outil fétiche devienne le rouleau compresseur : l'attribution parlementaire monocolore des postes clefs, le recours aux ordonnances, sont des signes inquiétants. Autre fait marquant : la contradiction entre les promesses préélectorales et les premières décisions. Les cotisations sociales devaient diminuer, elles augmentent. Le pouvoir d'achat des bas salaires devait être soutenu, c'est l'inverse. La baisse de la TVA pour les restaurateurs n'était qu'une formalité... qui réclame l'accord unanime de 14 autres Etats. Quoi qu'il en soit, il faut dire bonne chance à la France.

2. M. Raffarin se réclame de la France d'en bas, de la simplification, et il vante la République des proximités. Fort bien. Mais ce « modesto-localisme » risque d'apparaître assez vite pour ce qu'il est : un conservatisme au mieux nouveau style où les aphorismes concurrencent les schématismes. Conservatrice et injuste, la suppression de la modulation européenne des aides à l'agriculture, pénalisant le développement rural et les paysans modestes ; conservatrice et injuste, la réduction proportionnelle de l'impôt sur le revenu, qui avantagera les ménages aisés, sans compensation pour les autres par la prime pour l'emploi. Les petits revenus ne bénéficieront pas des baisses d'impôts, alors qu'ils subiront un prélèvement supplémentaire sur leur cotisation chômage et devront financer l'augmentation des tarifs médicaux. Ces premières décisions risquent d'être économiquement contre-productives : la consommation sera pénalisée, alors même que la reprise est fragile.

3. L'UMP détient la totalité des pouvoirs, elle portera donc l'essentiel des responsabilités. Pour s'en exonérer et excuser à l'avance ses propres renoncements, elle utilise la ficelle de l'héritage. La mise en scène de l'audit avait ce but. Mais cette pièce n'ayant guère rencontré son public, les vraies questions demeurent et il faudra leur apporter des réponses.

D'abord l'emploi. L'amélioration enregistrée par le gouvernement Jospin n'est pas contestable, avec 900 000 chômeurs en moins sur la législature. D'ici cinq ans, l'objectif devrait être du même ordre. Cela implique une croissance durable, donc un souci de la compétitivité des entreprises, mais aussi des investissements et une consommation soutenus, une politique de recherche et d'innovation dynamique, et un effort massif de formation tout au long de la vie. Je regrette le peu de précisions en matière de formation : là où il faudrait un véritable droit individuel et transférable, on reste dans la logique actuelle, qui favorise... les hommes et les mieux formés. Ne sont pas non plus assez mises en valeur les T.I.C. (technologies de l'information et de la communication, ndlr) et surtout les biotechnologies qui auraient nécessité la poursuite d'un véritable plan d'action. Aucune mesure significative n'est annoncée pour encourager le travail des femmes et celui des plus de 50 ans. Les allègements de charges en faveur des jeunes ne risquent-ils pas de s'opérer au détriment des autres catégories ? La partie emploi du programme gouvernemental vise court.

4. Autre sujet majeur, l'Etat : son autorité, son efficacité, son organisation. Avancer nécessite que l'on croie à la légitimité de l'Etat, qu'on lui fournisse les moyens d'agir et qu'on le réforme pour l'adapter. Sur la légitimité, je note une petite musique anti-Etat assez sommaire : les administrations, nous explique-t-on, c'est nécessairement de la paperasserie ; le service public, de la bureaucratie ; les fonctionnaires, toujours une amputation de la richesse nationale. Sur les moyens en personnels et les besoins de financement, le mystère demeure concernant les économies à réaliser, alors même que les promesses de dépenses s'accumulent. Pour la réforme, je n'ai pas observé d'engagement de continuer l'application de l'excellente nouvelle constitution budgétaire votée en 2001.

La réforme de l'Etat passe - j'ai bien entendu le Premier ministre - par une nouvelle étape de la décentralisation. J'y suis depuis longtemps favorable. Après l'avoir vivement combattue, la droite semble désormais se rallier à la dynamique lancée par nous en 1982, poursuivie en 1992 et approfondie depuis 1997. Tant mieux ! Reste cependant à nous dire l'essentiel : de quelle décentralisation parle-t-on ? Aucun jugement sérieux ne peut être porté sur le projet tant que la liste des compétences et des financements transférés ne sera pas établie ni l'équilibre précisé entre davantage d'autonomie et davantage de solidarité. Nous serons vigilants pour que la décentralisation permette le développement de la démocratie participative, le renforcement des solidarités entre les territoires et ceux qui les font vivre et une plus grande efficacité pour nos services publics. En république, pas question de consacrer les féodalités locales et de creuser les inégalités territoriales. Pour l'éducation, pour la formation, pour l'accès aux services publics, pour les quartiers, comment garantir l'égalité des chances si l'on abandonnait chaque territoire à ses seuls moyens ?

L'autorité de l'Etat devra s'incarner notamment dans la politique de sécurité. Autant il est nécessaire de lutter efficacement contre la délinquance et la violence, autant il faudra refuser de stigmatiser une jeunesse souvent magnifique de générosité - la génération du 1er Mai en est l'illustration. Moins que des opérations médiatiques, une politique de sécurité exige une extension de la responsabilité aux services publics, au milieu éducatif et aux familles. Or le gouvernement, pour des raisons idéologiques, va probablement tailler dans les moyens du service public : avec l'ouverture du capital de certaines entreprises sensibles, on peut prédire que ce sera une source de conflits.

5. Au cours de la législature reviendra en permanence la construction européenne, grande absente du message chiraquien lu au Parlement et qui n'a pris qu'une minute trente sur l'heure et demie de monsieur Raffarin. Le succès de l'euro est aujourd'hui acquis. Se profilent maintenant l'échéance 2004 et les questions pour le futur de l'Europe : l'élargissement de l'Union, la modernisation des institutions, la réforme de la politique agricole commune et des aides régionales. Or 2004 c'est demain, l'enjeu est massif car c'est souvent au niveau européen que peuvent être apportées les bonnes réponses aux excès de la «mondialisation». Le rôle de l'Europe pour gouverner la globalisation - y compris les failles béantes du contrôle des entreprises et du système financiaro-boursier -, la défense des services publics et de la diversité culturelle et environnementale, la volonté de promouvoir notre modèle européen dans un monde instable face à l'hyperpuissance américaine, la solidarité avec les pays du Sud, tous ces aspects devront être abordés selon une vision précise et progressiste. Sur ces questions, les propos du Président et du gouvernement restent vagues, les engagements financiers, quasi magiques, et forte la tentation de transformer l'Europe en bouc émissaire.

6. Depuis vingt ans, la principale constante de notre vie politique est le désaveu des sortants. Ces élections ont confirmé un mélange d'indifférence politique et de rejet dans les esprits. La nécessaire remise en question s'impose à toutes les formations. Pour nous socialistes, elle impose un vrai renouvellement, en travaillant sereinement pour réfléchir, rebâtir, réunir.

Qu'attendent de nous les citoyens ? D'abord, un recadrage : parler du monde tel qu'il est et indiquer clairement un chemin pour enrayer le sentiment de perte de maîtrise que suscite la globalisation. Nos concitoyens réclament aussi du courage. Ils nous demandent de ne pas seulement être proches des problèmes mais d'être proches aussi des solutions et d'agir dans la durée. Ils nous demandent une forme d'ancrage : être à leur écoute et faire remonter les idées du terrain, sans simplisme ni suivisme, sans démagogie ni populisme. Ils nous demandent de mieux articuler la défense de l'intérêt général avec celle de certaines couches de la population, notamment les métiers de vocation dans une société qui valorise surtout la rentabilité immédiate. Ils nous demandent de prendre en compte les âges et les catégories les plus fragiles : la jeunesse, à laquelle il faut proposer de vraies perspectives, les générations futures, les personnes âgées, les petits salaires et les petites retraites, auxquels il faut montrer que la valeur du travail est respectée. Ils ne nous demandent nullement de renoncer à ce qui fait la grandeur de la France, à ses valeurs universelles, son ambition en Europe et pour l'Europe. Au contraire, ils attendent de nous un projet mobilisateur.

Monsieur Raffarin souhaiterait, j'imagine, qu'on retienne de son discours surtout un mot : action. Agir, c'est bien le moins lorsqu'on détient tous les pouvoirs. Mais agir pour qui ? Agir vers quoi ? Exposer un calendrier, étrenner un style, promettre une méthode, ne dispense pas de dégager des priorités et d'expliquer le contenu de son projet. Comment se dire européen quand on ne dit pas grand-chose de l'Europe ? Comment vanter le dialogue social et n'écouter qu'un partenaire ? Comment défendre notre système de santé en renonçant à le réguler ? Comment augmenter les dépenses, baisser les impôts et prétendre réduire les déficits ? Comment prôner l'indépendance de la justice en favorisant sa reprise en mains ? Les élections sont terminées mais les contradictions demeurent.

L'alternance de mai-juin 2002 s'est réalisée pour une bonne part sur des réflexes de peur : peur de l'ailleurs, peur de l'avenir, peur des autres. Sans projet d'ensemble, la place serait libre pour les corporatismes, les frustrations et le repli sur soi. Nous devons, par une opposition intelligente et responsable, montrer que le futur peut être plus juste et plus mobilisateur, collectivement et pour chacun. C'est ainsi que nous redonnerons du sens à la politique. Et, peu à peu, un contenu à l'espérance.

Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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