Les dirigeants actuels préparent peu l'avenir

Laurent Fabius

Entretien avec Laurent Fabius, député de Seine-Maritime, paru dans Le Monde daté du vendredi 29 août 2003.
Propos recueillis par Sophie Fay et Hervé Gattegno
 

Quel bilan tirez-vous de la gestion de la canicule par le gouvernement ?
Mes réactions, ce sont d'abord la compassion et l'accablement. Le bilan humain est effrayant. Nous vivons dans un pays riche, dans un monde d'hypertechnicité, notre devise nationale comporte le mot " fraternité ", pourtant des milliers de personnes âgées sont mortes. Et ce qui a tué, c'est autant l'indifférence que la chaleur. Indifférence aux plus fragiles, aux conditions de travail dans les maisons de retraite, dans les services d'urgence ; indifférence aux problèmes d'environnement. Face à un tel drame, je refuse la polémique, mais je demande la transparence.

Le PS ainsi que beaucoup de professionnels de santé ont souhaité une commission d'enquête parlementaire ; dans une démocratie et devant un tel drame, cela ne se discute même pas. Marie-George Buffet a proposé de réunir rapidement le Parlement pour qu'elle puisse être formée sans délai. C'est une bonne idée.

Le PS a davantage critiqué le gouvernement que le chef de l'Etat. Certains pensent que ce rôle vous est peut-être dévolu...
Si j'ai bien compris, le gouvernement prend ses instructions auprès de celui qui l'a nommé. La cohabitation est terminée ! Je préfère donc m'intéresser à leur action commune, qui repose, me semble-t-il, sur trois ingrédients principaux : la "com", l'ardoise et le dos rond.

La communication est sollicitée au-delà du raisonnable par l'exécutif pour essayer d'accréditer sa proximité et son efficacité. Les ardoises, ce gouvernement les accumule et elles ne sont pas seulement financières : l'état du système de santé, la lutte contre les pollutions, la diversification énergétique n'ont pas avancé, alors que le développement durable est censé être une préoccupation élyséenne majeure.

Enfin, la politique du " dos rond " sert précisément à masquer les ardoises : l'éducation nationale, l'assurance-maladie appellent une action urgente et de vrais arbitrages. Or, que disent les pouvoirs publics ? "Débattons et nous verrons tout cela dans un an." Avec une nouvelle forme de gouvernance : le "remaniement rampant" - on ne change pas les ministres qui échouent, on les placardise. Secteurs déjà touchés : les affaires européennes, l'éducation, l'écologie, bientôt la santé, là où il faudrait au contraire une vision et une action d'ensemble.

Et les retraites ne constituent pas un contre-exemple : une réforme profonde était indispensable, celle qui vient d'être adoptée n'est malheureusement financée qu'au tiers et on sait déjà qu'il faudra recommencer en 2008, c'est-à-dire après l'élection présidentielle, un hasard...

Le PS n'a-t-il pas eu tort de s'opposer à la réforme des retraites sans proposer de projet alternatif ?
La réforme devrait tenir compte de la pénibilité différenciée des métiers ; asseoir son financement non sur les seuls salaires, mais sur un partage capital/travail ; enfin, viser à garantir un niveau décent de retraite, notamment pour les femmes qui ont eu des carrières incomplètes et pour les revenus modestes, afin d'éviter une perte massive de pouvoir d'achat. Il avait été prévu d'adresser, chaque année, à tous les Français en activité le chiffre de leur future retraite. Je demande au gouvernement d'honorer cet engagement dès l'an prochain. Chacun verra alors que la question des retraites n'est pas réglée. Il faudra donc le moment venu la reprendre, après négociation avec les partenaires sociaux.

Vous critiquez la gestion des finances publiques de m. raffarin. en période de forte croissance, le gouvernement jospin - dont vous étiez le ministre des finances - n'a pas donné non plus la priorité à la réduction des déficits...
J'ai plutôt le souvenir que certains me reprochaient mon sérieux, et non mon laxisme. Sans nier certaines difficultés, la situation des finances publiques était incontestablement meilleure à la fin du gouvernement Jospin qu'aujourd'hui. La dette de l'Etat crève désormais les plafonds, amputant nos moyens pour demain ; il faudra bien la rembourser !

Je ne suis pas un dogmatique : il peut y avoir des déficits utiles, et même nécessaires, des déficits d'action. Mais ceux du gouvernement Raffarin sont des déficits de constatation. Là aussi, la transparence s'impose : je propose que chaque année la Cour des comptes publie un état de la situation réelle des finances publiques. Cela éviterait peut-être des promesses démagogiques.

Êtes-vous favorable à un assouplissement du pacte de stabilité et de croissance européen, qui limite les marges de manœuvre de tout gouvernement ?
Nous avons adopté une monnaie unique, qui, on l'oublie, nous rend de grands services - l'euro nous a évité des dévaluations du franc, des taux d'intérêt élevés et un surcroît de chômage ; nous devons, en contrepartie, accepter des règles communes. L'une d'elles est que le déficit ne dépasse pas 3 % du produit intérieur brut. L'inconvénient de ce système, c'est que, lorsque la croissance est forte, il n'incite pas à constituer des réserves pour faire face à un retournement économique. Et quand la conjoncture se dégrade, il impose des efforts qui aggravent les risques de récession.

Il serait donc souhaitable de tenir mieux compte de ce qu'on appelle " la position dans le cycle économique ". Un aspect complémentaire serait d'écarter de la base de calcul du déficit certaines dépenses d'investissement prioritaires pour la croissance, comme de grandes infrastructures européennes, les nouvelles technologies de l'information et de la communication ou les biotechnologies, et d'agir de même pour la défense, puisque nous voulons une défense européenne.

Encore faut-il noter que ce ne sont pas ces dépenses-là qui font actuellement exploser le déficit français. Ce sont plutôt les promesses électorales, les mesures clientélistes et les prévisions erronées ! On peut donc chercher à aménager le pacte de stabilité, mais il est difficile de présenter aux autres Européens la facture des promesses et de l'imprévoyance élyséennes. Car les mois filent et les mauvais résultats défilent : déficit record, chômage en hausse, croissance plate, consommation en panne, investissement en berne... j'aimerais pouvoir commenter un autre bilan.

Tous les pays européens ne subissent-ils pas les mêmes revers ?
La tendance n'est pas bonne, c'est vrai, mais, au cours des années précédentes, la France avait en moyenne une croissance supérieure à ses voisins. Aujourd'hui, c'est l'inverse. Pour relancer la croissance, il faudrait agir au plan européen, avec une baisse des taux d'intérêt et une relance de l'investissement. Il faudrait aussi mener une action intérieure cohérente, en soutenant le pouvoir d'achat, notamment en revalorisant la prime pour l'emploi que nous avons créée, en stimulant l'investissement technique et scientifique, en développant la formation permanente et l'appui aux PME, en rétablissant, enfin, certains dispositifs d'accompagnement de l'emploi. Le gouvernement n'emprunte pas cette voie.

Vous avez évoqué les promesses fiscales de M. Chirac. Ministre des finances, vous prôniez les baisses d'impôts. Y êtes-vous désormais hostile ?
Mon approche est équilibrée : d'un côté, on ne peut pas augmenter à l'infini les impôts, pour des raisons à la fois psychologiques et de compétitivité des entreprises françaises. De l'autre, si on veut des services publics de qualité, il y a des dépenses qui doivent être prises en charge par la collectivité - on vient de le constater douloureusement avec la crise sanitaire qu'a suscitée la canicule.

Cela exige donc des ressources, car nous avons besoin d'un service public présent et performant. Un gouvernement qui veut baisser la pression fiscale doit faire des choix, en se posant toujours trois questions : est-ce opportun économiquement ? Est-ce juste socialement ? En avons-nous les moyens ?
Quand nous avons, nous, allégé les impôts, nous avons respecté un souci de justice sociale en faisant bénéficier les petits contribuables plus que les gros, et en dotant correctement les services publics. Les baisses d'impôts du pouvoir actuel - d'ailleurs loin de ses promesses - ont gonflé inutilement l'épargne, elles n'auront qu'un faible impact par rapport aux hausses constatées des tarifs publics, à l'augmentation des impôts locaux et à l'amputation des services collectifs, qui, elles, pèsent négativement sur le niveau de vie.

Ce qui signifie concrètement que, sous la bannière d'une politique fiscale attractive, ce gouvernement pénalise l'activité économique et creuse les inégalités.

Quel sens souhaitez-vous donner à l'université d'été du PS, qui s'ouvre vendredi à La Rochelle ?
Les Français sont critiques sur la politique économique et sociale de la droite, mais pas encore convaincus que l'opposition ferait mieux. Nous commençons seulement à être entendus, nous devons encore travailler nos propositions, en faisant d'abord écho aux soucis des Français : l'emploi, la rentrée scolaire et la question éducative, le pouvoir d'achat, les problèmes sociaux et sanitaires, les questions européennes et l'environnement. C'est surtout à cela que doit servir La Rochelle.

Que faire pour sortir l'éducation nationale du malaise ?
D'abord constater les faits : avec la massification, l'école a changé de nature mais non de règles ; les conditions de travail des personnels éducatifs sont difficiles ; il n'y a pas de vraie égalité des chances ; l'atmosphère est inflammable. En fait, l'école ne doit pas seulement éduquer mais aussi intégrer, d'où l'importance de la laïcité. Nous devrions mieux écouter ce que les enseignants ont à dire. Réexaminer quel bagage donner aux élèves à la sortie de l'école - parce que tous ne seront pas agrégés ! Non pas engager la énième réforme baptisée du nom du ministre en place, définie par circulaire puis perdue en route, mais rechercher de meilleurs résultats en termes d'égalité des chances. Enfin, nous voulons lier effort éducatif et formation sur toute la vie : c'est une véritable "société éducative" qu'il faut viser, élargie d'ailleurs à la culture dans son ensemble, avec les moyens correspondants.

Comment définissez-vous votre rôle au sein du PS ?
Je vais à la rencontre des Français, j'essaie d'écouter la société, de réfléchir à ce que doit être une gauche moderne et de proposer un chemin.

Et de vous préparer à une campagne présidentielle en 2007 ?
Les Grecs avaient un mot pour désigner le " moment propice " : kairos. Nous ne sommes manifestement pas encore dans le " kairos " de l'élection présidentielle.

Mais vous, plus précisément ?
Je travaille sur des questions centrales pour notre pays. Ce nouveau siècle va accentuer des changements décisifs : la révolution de l'information et de la génomique - qui rend encore plus impérieuse la priorité à l'éducation et à la recherche -, le vieillissement de la population, l'éclatement des équilibres naturels, la montée de la Chine et de l'Inde qui appelle une Europe puissance, la dissémination du terrorisme. Ce qui me préoccupe, comme beaucoup, c'est combien les dirigeants actuels, quoique concentrant tous les pouvoirs, préparent peu l'avenir.

Quelles leçons tirez-vous de l'échec de Lionel Jospin ?
A Londres, en juillet, Bill Clinton m'a frappé en disant ceci, à partir de son expérience : " Le plus important dans une élection, ce n'est pas le bilan, c'est le projet. " Plusieurs raisons expliquent notre défaite, notamment la division de la gauche, mais une des leçons que moi aussi je tire, c'est le caractère central du projet. Le nôtre n'était sans doute pas suffisamment convaincant et porteur d'espérance.

L'idée même d'Europe paraît peu populaire en France. Les politiques n'en sont-ils pas responsables ?
Certainement, si. On présente surtout l'Europe comme une source de difficultés, on la rend coupable de nos dysfonctionnements nationaux, on n'évoque presque jamais le projet qui l'anime. On en souligne les querelles, non les ambitions. Elle semble ne s'intéresser qu'aux petits sujets et gêner les Etats, plutôt que d'ouvrir des perspectives. Quant au gouvernement actuel, je ne sais pas exactement quelle est sa politique européenne, sinon que les projets franco-allemands, pourtant décisifs et qui devraient entraîner, sont trop peu nombreux et trop peu ambitieux. Le PS, lui, est vraiment européen. Nous sommes prêts à accepter les partages de souveraineté. Mais nous voulons aussi une vraie reconnaissance du principe de " service public ", au même titre que celui de libre concurrence ; une véritable coordination économique ; davantage d'intégration politique ; et une défense européenne. Nous voulons davantage d'Europe, mais une Europe différente.

La mondialisation aussi effraie. N'est-ce pas pourtant une idée positive ?
Affirmer que beaucoup se passe désormais à l'échelle du monde, c'est dire qu'il fait jour à midi. C'est pourquoi l'antimondialisation n'a pas de sens. Les partisans de l'altermondialisation, eux, soulèvent des questions justes : quelle organisation internationale ? Comment lutter contre les pollutions ? Comment garantir la diversité culturelle et les biens publics mondiaux ? Comment rééquilibrer les relations entre le travail et le capital ? Nous ne voulons pas nous cantonner à la critique. La gauche réformiste a vocation à gouverner et à transformer. Nous devons donc préciser nos orientations. C'est la tâche des prochains mois.

Dans le but de rassembler toute la gauche ?
Je reste attaché au rassemblement de la gauche et de tous les progressistes. A nos partenaires - je l'ai dit récemment chez les Verts -, nous devons proposer un contrat global comportant des règles précises qui donnent à chacun des droits en contrepartie de devoirs clairs, comme la solidarité gouvernementale ou l'engagement de long terme.

Au temps de la gauche plurielle, les droits et les devoirs n'étaient pas assez précisés, la logique relevait trop de la sous-traitance, chacun étant implicitement chargé d'un seul sujet : à l'un le social, à l'autre la laïcité, au troisième l'environnement, à celui-ci la nation, et au PS un peu de tout... plus le reste. Cette majorité s'est divisée au moment des élections. L'idée de former un seul parti, je n'y crois pas à horizon rapproché : cela entraînerait trop de tensions. Mais pour proposer un " contrat global " à d'autres, le PS doit approfondir son projet. L'exigence écologiste, à laquelle je suis sensible depuis longtemps, devra y avoir sa pleine place.

L'extrême gauche peut-elle être de ces " partenaires " ?
Se couper du mouvement social serait pour le PS une faute. Mais les partis d'extrême gauche - je préfère dire " d'ultra-gauche " -, c'est tout à fait autre chose. Ils n'établissent en général pas de distinction entre gauche et droite, ne proposent pas grand-chose de concrètement possible, restent fondamentalement hostiles à la social-démocratie et ne pratiquent guère la démocratie. Nous avons vocation à rassembler, nous savons qu'il y a des personnes sincères dans ces formations, mais nous devons d'abord être nous-mêmes. C'est ainsi que nous serons convaincants.

Quel commentaire vous inspire le démontage du stand du PS pendant le rassemblement " Larzac 2003 " ?
Le sectarisme et la violence, nous n'en voulons pas. Les Français dans leur ensemble non plus. Il revient aux organisateurs de dénoncer nettement ces agissements.

Mais que voulez-vous faire du PS lui-même : un parti à la Tony Blair ?
J'ai toujours été impressionné qu'en France on ne reconnaisse des mérites aux socialistes qu'à la condition qu'ils soient étrangers ou qu'ils soient morts - j'espère qu'il peut y avoir quelques exceptions... Sans copier quiconque, il y a place, dans notre pays, pour un puissant parti réformiste de gauche que je décrirais ainsi : économiquement responsable, socialement juste, ouvert sur notre société et ferme dans la conduite de l'Etat. Je crois que le centre de gravité de notre nation, de notre République, est de ce côté-là. Une majorité de Français doit pouvoir se retrouver sur cette orientation. C'est, je pense, celle de François Hollande. C'est la mienne.

Les Américains vous paraissent-ils durablement décidés à contourner les institutions internationales ?
C'est le sentiment que donne l'administration Bush, équipe très idéologique qui proclame : " Pourquoi accepter les contraintes d'organisations internationales si nous ne les contrôlons pas ? " Cette approche nie les principes sur lesquels est bâtie la communauté des nations, et comporte une énorme faiblesse : aucune puissance ne peut à elle seule résoudre tous les problèmes du monde contemporain. C'est peut-être ce que les Américains découvrent tragiquement en Irak. La France doit continuer, sans arrogance, à tracer son sillon, à travailler activement pour renforcer l'Europe et à chercher les moyens d'avancer vers un modèle multilatéral de développement durable et de paix.

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