La politique économique
de l'emploi


Laurent Fabius
par Laurent Fabius, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie
Tribune parue dans les pages " Rebonds " du quotidien Libération daté du lundi 16 octobre 2000


 
Après une fin d'année 1999 brillante, les signes d'une croissance économique plus modérée sont apparus. Est-ce acquis ? Est-ce durable ? A la veille du débat budgétaire, je voudrais apporter quelques réponses à ces questions, en revenant sur la logique d'ensemble de notre stratégie économique.

En arrivant à la tête du gouvernement, Lionel Jospin a fixé un cap, l'emploi. Ce choix légitime impliquait notamment de réveiller la demande et la consommation des ménages. C'est ce qui a été fait. Le même choix impose aujourd'hui, dans la continuité, de mobiliser toutes les ressources humaines et financières de la nation pour améliorer nos capacités de production.

Dans les années 90, notre pays semblait avoir renoncé à la croissance et au recul du chômage. Des erreurs de politique économique avaient été commises par les conservateurs, 1993 enregistrait la plus forte récession de l'après-guerre, un horizon se dessinait, inexorable, vers toujours plus d'exclus de la société du travail.

En 1997, le nouveau gouvernement a fait le pari de la croissance. Une première étape a cherché à combler les carences précédentes. La demande intérieure a été stimulée, puis protégée des aléas extérieurs, qui n'ont pourtant pas manqué: crise asiatique en 1997, crise russe et crise financière en 1998, trou d'air des économies européennes au début de 1999.

A chaque difficulté, certains ont expliqué que la prévision de croissance était fantaisiste et que le gouvernement faisait preuve d'un optimisme excessif. A chaque fois, il a fallu répondre que, si un taux de croissance ne se décrète évidemment pas, la politique économique n'est cependant pas condamnée à l'impuissance. De fait, depuis 1997, dans un contexte international globalement amélioré, la progression de la demande intérieure constitue le socle de notre développement, avec une augmentation annuelle de l'ordre de 3 % et une baisse spectaculaire du chômage.

Le choix confirmé de l'euro en 1997 a exercé, quoi qu'on prétende, un rôle positif. Il nous a protégés des tumultes financiers internationaux. Les flambées très brutales de taux d'intérêt que nous connaissions encore en 1995 ont disparu. Grâce à la monnaie unique et malgré ses déboires récents, les pays de la zone euro peuvent poursuivre des politiques économiques équilibrées. Nous avons su, au sein de l'eurogroupe, trouver un lieu pour en débattre et souvent en décider.

Dans ce contexte, il est capital que la France poursuive sa politique sérieuse des finances publiques. Le déficit de l'ensemble des administrations (budgétaires et sociales) sera, en 2001, le plus faible depuis vingt ans. La perspective tracée est pour 2004 un retour total à l'équilibre, dans la ligne de notre programme pluriannuel des finances publiques. J'insiste sur le fait que nous devons poursuivre la réduction de nos déficits, afin d'alléger les frais généraux de la nation, de ne pas pénaliser l'avenir et de recharger l'arme budgétaire si la conjoncture s'inversait.

Cette démarche implique une évolution maîtrisée de nos dépenses, corrélat d'une baisse durable des impôts. Les choix du budget vont en ce sens, puisqu'ils comportent l'an prochain - ce qui a imposé des arbitrages difficiles - une progression de 0,3 % des dépenses, nettement moindre que celle de la richesse nationale. Leur part dans le PIB devrait baisser de presque 2 points, sur deux ans. Alors que nous nous situions encore en queue du peloton en 1997, nous connaîtrons, en 2001, un besoin de financement proche de la moyenne de nos partenaires.

A cet égard, une évolution importante est peut-être en train de se produire. La plupart des hommes et des femmes politiques semblent avoir désormais renoncé à la culture du « toujours plus d'impôts ». Il reste à faire de même avec le « toujours plus de dépenses », pour le remplacer par « toujours plus d'efficacité ». Bien entendu, cette évolution ne doit pas conduire à affaiblir les moyens d'intervention de l'Etat, car le service public reste essentiel à la cohésion de la nation.

Penser aux résultats recherchés et pas seulement aux moyens disponibles, c'est le cœur de l'indispensable réforme de l'Etat. La refonte des procédures de préparation et d'exécution du budget va conduire à une modernisation en profondeur et à une décentralisation des instruments de gestion. Demain, les gestionnaires publics devront être plus libres de l'utilisation de leurs crédits, mais plus responsables et comptables des résultats de leur action sur leur terrain. Une proposition de loi réformant l'ordonnance organique de 1959 a été déposée: pour avoir moi-même lancé cette initiative lorsque je présidais l'Assemblée nationale, j'y suis très attaché; nous en débattrons prochainement, et je m'en réjouis.

Notre stratégie suppose que la Banque centrale européenne, tout en luttant contre l'inflation, comme c'est son rôle, puisse contenir l'évolution des taux d'intérêt. Une politique monétaire efficace sera d'autant plus aisée que le taux de change de l'euro se rapprochera de sa vraie valeur d'équilibre. En pesant sur la hausse des prix à la consommation, une appréciation raisonnable de l'euro se révélera bénéfique pour le pouvoir d'achat et la croissance de la demande intérieure.

Bref, l'assainissement continu de nos finances, une politique monétaire adaptée et l'appréciation de l'euro fournissent le cadre macroéconomique d'une croissance soutenue et sans inflation, cette « stabcroissance » des années 2000 qui s'oppose à la « stagflation » des années 1970.

Compte tenu des résultats observés récemment, cette croissance pour l'emploi implique l'utilisation d'instruments complémentaires. Les derniers chiffres indiquent que la croissance est désormais limitée par notre faculté de mobiliser toutes les ressources productives. Nous devons préparer l'avenir en renforçant aussi l'offre, c'est-à-dire la capacité de nos forces vives - salariés, entrepreneurs, créateurs - à produire davantage de richesses.

Les résultats du premier semestre conduisent en effet à un constat un peu nouveau. Alors que la demande pendant cette période restait bien orientée, notre croissance paraît avoir plafonné. La performance reste bonne, elle peut être améliorée si on veut poursuivre une forte réduction du chômage.

Dans ce contexte, le plan triennal d'allégement et de réforme des impôts est particulièrement opportun. S'ajoutant aux mesures fiscales déjà prises, l'ampleur de la baisse des prélèvements prévus jusqu'en 2003 est sans précédent, qu'il s'agisse des ménages ou des sociétés. Au-delà des gains légitimes de pouvoir d'achat et d'une meilleure justice fiscale, ces allègements exerceront des effets positifs sur l'investissement et la croissance.

Dès l'origine, cette baisse des impôts poursuivait des objectifs structurels. Selon la juste expression du Premier ministre, « le niveau excessif des prélèvements en France », l'augmentation de ce que les économistes appellent le « coin fiscal » entre la richesse produite et la rémunération du travail, pénalise l'emploi. Sa montée avait contribué à la montée du chômage; sa réduction devrait provoquer une amélioration durable de notre potentiel de croissance. En outre, la baisse intervient au bon moment, dans une conjoncture marquée malheureusement par la hausse des prix du pétrole: notre plan fiscal, en évitant la spirale inflationniste prix-salaires, devrait faciliter l'absorption du prélèvement pétrolier. Réglage conjoncturel et réformes structurelles coïncident donc.

La création de la ristourne de CSG illustre la même stratégie. L'effet immédiat en sera une augmentation des revenus nets pour toutes les personnes concernées. Le gain pour elles atteindra près de 10 % en 2003. La rémunération du travail sera structurellement supérieure à celle du non-travail. Justice sociale et efficacité économique s'épauleront ainsi l'une l'autre.

La réforme des 35 heures doit s'inscrire également dans cette perspective. En portant attention à ceci: il ne s'agit pas de céder à la vieille tentation malthusienne consistant à réduire notre capacité de produire. Il s'agit au contraire, au-delà des aspects sociétaux d'une telle démarche, d'accroître l'emploi pour que tous puissent participer à la création de richesses. Les premiers résultats indiquent que des dizaines de milliers de postes de travail ont été créés, des milliers d'accords signés. Pour autant, la mise en œuvre doit prendre en compte la diversité des situations concrètes; nous devons veiller à ce que les entreprises, notamment les PME, ne se heurtent pas à une impossibilité de produire davantage en raison de difficultés d'embauche ou de formation. La réforme-baisse des prélèvements aidera à réduire ces goulots, mais toute la panoplie des mesures disponibles devra être mobilisée pour gagner la bataille de la croissance.

De nombreux chantiers doivent y contribuer. Chaque décision qui accélérera notre passage à la société de l'information et de la connaissance est positive: d'où l'importance qui s'attache à la formation et à l'éducation continuelle - priorité numéro 1 du budget -, au développement de la recherche et aux mesures diverses pour combler le fossé numérique. La loi sur l'épargne salariale sera aussi précieuse, puisqu'elle vise notamment à mieux associer les salariés aux performances de l'économie. La loi sur les nouvelles régulations économiques comporte un volet destiné à améliorer la concurrence, en même temps que des dispositions pour supprimer certains obstacles au développement. Le programme sur les économies d'énergie sera une source de moindre dépendance et de création d'emplois. Bref, tout doit être mis en œuvre pour augmenter le taux d'activité de notre population.

En agissant ainsi, notre but n'est pas d'adopter des décisions apparemment généreuses mais en réalité incertaines, parce que reportant leur financement sur les générations futures. Notre but est une croissance réformatrice et une solidarité durable. La cohérence de notre approche économique réside dans cet objectif, sur lequel la majorité a été élue en 1997 : tout faire pour un développement fort et pérenne, par un partage équilibré de la richesse nationale, refuser le déclin qui conduirait à l'exclusion d'une fraction croissante de la société du travail.

Bien sûr, nous ne sommes pas à l'abri des chocs : si la tension au Proche-Orient se maintenait ou, pire, dégénérait en guerre, si la hausse pétrolière s'aggravait encore ou devenait pénurie, cela entraînerait des conséquences lourdes pour notre économie, et nous devrions en tenir compte. Mais, en tout état de cause, lorsqu'on examine telle ou telle action possible, seul un critère doit nous guider, celui de l'emploi. On nous demande parfois: « Quelle est votre stratégie ? » Ma réponse est que nous avons fait un choix auquel nous devons rester fidèles.

Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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