Euro cher :
il faut réagir !

Laurent Fabius


Point de vue signé par Laurent Fabius, député de Seine-Maritime, paru dans le quotidien Le Figaro daté du 4 février 2005


 
L'euro - aujourd'hui à plus de 1,3 dollar - est devenu une monnaie chère, très chère. Par rapport au dollar, il a gagné près de 60 % en quatre ans. Il est aussi au plus haut contre les monnaies asiatiques, devenues des acteurs majeurs de l'échange international.

Faut-il s'en réjouir ? Certainement pas. Déjà perceptibles dans de nombreux secteurs, les effets négatifs sur nos pays risquent de s'aggraver si rien n'est fait. Puisque la Banque centrale européenne (BCE) reste inerte, il est de la responsabilité des gouvernements de la zone euro de réagir. Notamment le gouvernement français.

Levons d'abord une équivoque : cette hausse de l'euro n'est malheureusement pas un signe de bonne santé ; en 2004, la croissance de la zone euro a été l'une des plus faibles au monde. Notre parité monétaire est avant tout le signe de la faiblesse du dollar, conséquence de la colossale dette publique et de l'abyssal déficit commercial américains. C'est le résultat aussi d'un choix politique des dirigeants des Etats-Unis, qui ont décidé de laisser filer leur monnaie pour favoriser leurs entreprises dans la compétition internationale et stimuler l'emploi chez eux. Choix dangereux au demeurant, qui peut déboucher sur un krach financier. Et - fait moins souligné -, c'est également le résultat d'une stratégie asiatique visant, du moins jusqu'ici - à faire cause commune monétaire avec l'Amérique, reportant ainsi l'essentiel de la charge sur l'Europe.

Certes, toutes les devises du monde sont confrontées au déficit américain. Mais, en Asie, les banques centrales interviennent sans cesse sur le marché des changes, achetant des dollars sous la forme de titres d'Etat américains et vendant leur propre monnaie pour en limiter la hausse. Comme les devises asiatiques restent accrochées au billet vert, c'est l'euro qui porte seul ou presque le poids de la plongée du dollar.

Quels effets concrets pour nous, Européens ? Certaines matières premières sont aujourd'hui relativement moins coûteuses qu'elles ne pourraient l'être, ce qui limite l'inflation : c'est bien le seul avantage ! A l'inverse, les produits libellés en euro deviennent plus onéreux pour le reste du monde, donc moins compétitifs. Mécaniquement, après un certain délai, les carnets de commandes de nos entreprises se réduisent. Dès maintenant, nos exportations progressent beaucoup moins vite que l'accélération générale du commerce international. A l'inverse, nos importations augmentent en valeur plus rapidement que les exportations, signe du retournement en train de se produire. Les conséquences sectorielles sont déjà visibles. Notre industrie spatiale, particulièrement vulnérable à la concurrence, est touchée. Et on peut s'inquiéter pour certaines de nos PME qui fondent toute leur croissance sur l'exportation, ou pour nos géants du luxe, pour qui le «made in France» se paie désormais d'un coût prohibitif, celui de notre monnaie.

J'entends dire que ce déséquilibre sera très limité puisque les exportations ne représentent que 12 % du PIB européen. C'est une erreur. D'abord, une entreprise exportatrice affectée, cela signifie de nombreux fournisseurs et sous-traitants touchés. De proche en proche, les effets se répercutent sur toute la zone. Beaucoup d'entreprises ne peuvent faire face qu'en sous-traitant une partie de leur production à l'étranger ou en délocalisant. Airbus, par exemple, cherche à produire une part croissante de ses pièces dans des pays qui facturent en dollars.

Nos sociétés sont également menacées sur leur marché interne, puisque leurs concurrents peuvent vendre chez nous à bas prix, grâce à la situation des parités. En clair, nous sommes en train de subventionner les exportations de nos concurrents. Une hausse de 20 % de l'euro par rapport au dollar réduit globalement à échéance d'un an la croissance de la zone euro de 0,5 % et l'emploi de 0,2 % (Insee, mars 2003).

L'effet cumulatif peut être ravageur à long terme. Au-delà de ces chiffres, la réalité, ce sont une activité médiocre et des emplois détruits par dizaines de milliers. Il est grand temps de réagir. Tel devrait être le rôle de la BCE, qui dispose schématiquement de trois moyens : baisser les taux d'intérêt, intervenir directement sur les marchés, manier un discours ferme pour influencer les décisions des acteurs. Malheureusement, la BCE semble s'être mise aux abonnés absents. Elle redoute, en baissant les taux, de favoriser l'inflation, moins menaçante que la stagnation. Elle ne croit pas aux interventions directes. Quant à son discours officiel, il reflète les attitudes de son conseil où s'affrontent des positions antagonistes. Le résultat ? Des déclarations timides concernant la vitesse excessive de la hausse, mais rien qui puisse contribuer concrètement à inverser le cours des choses. Plus profondément, cette inertie fait apparaître qu'il n'y a pas de pilote dans l'avion économique européen. En théorie, le Conseil des ministres des Finances de la zone euro pourrait fixer les grandes orientations de la politique de change. Mais les conditions requises freinent, voire excluent un accord officiel des ministres sur la valeur externe de l'euro. Ils ne peuvent agir que sur recommandation de la BCE ou de la Commission. La résolution de Luxembourg, en décembre 1997, a limité cette possibilité aux « circonstances exceptionnelles, par exemple en cas de désalignement manifeste ». Ce qui implique des controverses infinies pour déterminer quand le cours euro-dollar ou euro-yuan traduit un tel « désalignement ». Les autorités américaines, elles, ne se privent pas d'interventions politiques lorsque les intérêts majeurs de leur économie sont en jeu et elles sont toujours entendues par leur banque centrale de sorte que, comme par miracle, le cours du dollar est indexé sur les intérêts de l'économie américaine. L'Europe doit-elle enfin se donner les moyens d'une politique de change vigilante et active ? Ma réponse est évidemment positive.

Pour cela, il faudrait tout à la fois nous doter d'une démarche européenne offensive sur les plans industriel, scientifique et de la concurrence, revoir profondément notre coordination économique ainsi que le pacte de stabilité et de croissance, réexaminer notre stratégie envers l'extérieur et particulièrement la zone asiatique (avons-nous réellement une stratégie ?), réviser les statuts de la BCE ainsi que l'articulation entre autorité politique et autorité monétaire au sein de la zone euro. Manifestement, tel n'est pas le choix contenu dans les projets qui nous sont proposés. Des actions d'urgence s'imposent donc. C'est au Conseil des ministres de la zone euro, qui possède maintenant avec Jean-Claude Juncker un président stable, d'engager l'action. Puisque la BCE, pour les raisons que j'ai décrites, n'acceptera malheureusement pas d'elle-même de baisser ses taux d'intérêt, l'utilisation des deux autres leviers doit être recherchée. Des déclarations fermes au nom de l'eurogroupe sont nécessaires, ainsi qu'une intervention sur le marché des changes, si possible coordonnée. Cela s'est déjà réalisé avec succès par le passé, sur initiative américaine. J'en appelle à tous les dirigeants de la zone euro, et d'abord au gouvernement français.

Dans la situation présente, une action sur la monnaie ne sera certes pas suffisante, mais elle est indispensable. Avec un euro durablement cher, la machine à délocalisations – qui n'avait pas besoin de ce renfort ! - est en marche. Beaucoup d'Européens ne comprendraient pas que l'Europe laisse détruire ce qui est vital pour nous tous : le travail.
© Copyright Le Figaro


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