Venant d'un européen incontestable, ma position sur la Constitution a levé un tabou

Laurent Fabius


Entretien accordé par Laurent Fabius, député de Seine-Maritime, au quotidien Le Monde daté du 13 octobre 2004
propos recueillis par Hervé Gattegno, Philippe Le Cœur et Isabelle Mandraud


 

La proposition du gouvernement d'organiser un débat sans vote au Parlement sur l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne vous satisfait-elle ?
Le Parlement, c'est le cœur battant de notre démocratie. Il est donc élémentaire, au XXIe siècle et alors qu'une décision de principe est à prendre, que les élus de la nation puissent en débattre. Mais il serait anormal qu'ils soient interdits de vote. Ou bien veut-on prouver que le Parlement français aurait sur ce point moins de droits que le Parlement... turc ?

N'est-ce pas discriminatoire de dire " non " à la turquie sans savoir si, à terme, ce pays satisfera aux critères d'adhésion ?
Parmi ces critères - dits de Copenhague -, il y en a un qu'on ne cite presque jamais : l'entrée d'un nouveau pays doit être supportable par l'Union elle-même. Dans son récent rapport, outre de multiples problèmes qu'elle aborde, la Commission estime par exemple que l'adhésion turque représenterait entre 25 et 35 milliards d'euros supplémentaires par an pour le budget européen. Il faut dire au détriment de quelles autres actions nécessaires, cohésion sociale, territoriale, recherche, etc. Et cela, alors même que plusieurs pays - dont la France - réclament la réduction du budget de l'Union !

Vous liez ce débat à celui sur la Constitution. N'est-ce pas un raccourci ?
La question turque existe en soi, même si l'interrogation de fond dans les deux cas est un peu la même : Europe puissance ou vaste zone de libre-échange ? Je laisse de côté l'aspect religieux, qui n'a pas à intervenir dans le débat. Mais je relève dans ce pays des atteintes sérieuses et inacceptables à la démocratie, ainsi que l'exigence incontournable et jusqu'ici refusée de la reconnaissance du génocide arménien. Surtout, si on ajoute à l'Union européenne la Turquie, avec sa situation géographique - elle n'est pas vraiment en Europe - et son poids démographique, on renforce l'option zone de libre-échange dans un cadre où l'unanimité, donc la règle du veto, reste déterminante.

Ne serait-il pas préférable que, comme pour le Maghreb ou certains Etats de l'ex-URSS, la Turquie fasse partie d'un troisième cercle de pays liés à l'Union par un partenariat puissant de coopération ? Sinon, l'avancée même de l'Europe court le risque d'être bloquée.

Regrettez-vous d'avoir accepté l'élargissement à 25 ?
Je regrette que nous ayons été trop lents à fixer les règles du jeu. Mais l'élargissement était une nécessité historique. Simplement, nous avons rendez-vous avec des problèmes qui ont été jusqu'ici évacués.

Quel est l'état du PS avant le vote des militants sur le projet de Constitution européenne ?
Dans cette " campagne " où j'ai été chronologiquement un des derniers à m'exprimer, il y a à la fois de l'intérêt et de l'inquiétude. Inquiétude, car un débat qui déraperait serait très mal vécu, alors même que nous venons de remporter de belles victoires électorales et que nous avons devant nous le projet d'alternance à préparer. Intérêt, parce que le PS est le seul parti à débattre ainsi d'un sujet majeur. Ce double sentiment fixe la ligne à suivre : discuter sur le fond, respecter les textes et les personnes, ne pas confondre cette question avec d'autres ni avec d'autres échéances.

Persistez-vous à dire que, quel que soit le résultat du référendum interne, cela n'aura pas de conséquences sur le PS ?
Les conséquences, selon moi, doivent être limitées à l'objet du vote. Car si, à chaque fois qu'un choix important est à opérer, on en tire des conclusions tous azimuts, comment débattre et avancer sereinement ?

Si le " non " l'emportait, François Hollande pourrait-il rester premier secrétaire ?
Bien sûr que oui. François Hollande est un bon premier secrétaire, j'en suis le numéro deux, et cela n'est nullement en cause.

Vous feriez campagne pour le " oui " s'il gagnait ?
C'est la règle démocratique. Elle vaut pour le " oui " comme pour le " non ".

Mme Guigou et M. Badinter ont dit qu'un " non " ne les engagerait pas. Comment réagissez-vous ?
D'une façon différente. Si l'on considère en effet cette question de la Constitution européenne comme une affaire de conscience, alors le vote est libre, mais il ne fallait pas organiser un référendum interne. Si on estime, au contraire, que c'est un choix politique, même difficile, alors ses résultats doivent s'imposer à tous, et d'abord aux responsables.

Le PS est-il devenu un parti " pluriel ", comme il y eut une " gauche plurielle " ?
Le PS n'est pas une coalition, c'est une seule et unique formation. Mais il possède des sensibilités diverses. Elles évoluent d'ailleurs avec le temps. On ne peut tout de même pas être dans un débat entre le " oui " et le " oui ".

Si le référendum national n'avait pas lieu parce qu'un autre pays votait " non ", quelle leçon le PS devrait-il en tirer ?
Au moins deux. D'une part, le " non " peut venir d'ailleurs que de la France. D'autre part, notre calendrier interne n'était peut-être pas idéal.

Souffrez-vous des accusations portées contre vous : incohérence, reniement des engagements européens, tactique, ambition qui prime sur les convictions... ?
J'ai du mal à choisir entre des jugements aussi variés et aussi nuancés. Je savais que ma position ne serait pas aisée, car, venant d'un européen incontestable, elle levait un tabou : on peut donc être pour l'Europe et contre ce projet de Constitution ! On peut même être contre ce projet précisément parce qu'on est pour l'Europe ! Il n'y a pas, d'un côté, les " sachant ", partisans du " oui ", et de l'autre, les ignorants et les ronchons, pour le " non ".

J'aimerais vous proposer une explication plus simple à ma position : elle exprime... ma conviction. Je suis proeuropéen. Je dis qu'il y a des problèmes et j'explique qu'il y a des solutions alternatives. Mais je respecte ceux qui ne pensent pas comme moi. Et je comprends qu'un " non " proeuropéen, cela dérange.

N'est-ce pas contradictoire avec vos engagements précédents comme premier ministre ?
Il n'y a aucune contradiction. Jusqu'ici, les traités européens visaient surtout à construire un marché unique. Je les ai approuvés, je les ai souvent négociés et même parfois personnellement signés. Je ne le regrette pas. Nous entrons dans une période différente, qui comporte au moins trois défis nouveaux.

Celui du nombre : comment décider efficacement à 25 pays, bientôt à 30 ? Celui de la puissance : j'entendais récemment un socialiste français éminent - Michel Rocard - dire : " L'Europe puissance, c'est terminé, il faut seulement une Europe des droits. " Je ne suis pas d'accord ! J'ai plus d'ambition que cela pour notre Europe !

Le troisième défi est celui de la solidarité : comment faire en sorte que l'Union acquière la dimension sociale et environnementale qui lui manque ? C'est l'incapacité du projet actuel de Constitution à répondre à ces questions qui détermine mon opposition. Et c'est pourquoi l'alternative qu'il faut proposer - que je propose - doit y répondre.

Comment ?
En élaborant une Constitution qui comprendra plusieurs différences avec le texte fourre-tout d'aujourd'hui. Le projet doit être recentré sur les institutions et sur les valeurs, non sur les politiques (plus de 300 articles dans le projet actuel !).

Il doit, comme toute Constitution, être révisable - le PS en avait même fait une condition décisive. Il doit, pour faciliter ce que j'appelle l'Europe des trois cercles, rendre plus accessibles les coopérations renforcées entre pays membres - le nombre minimum de six pays me paraîtrait raisonnable.

Enfin, il doit permettre des avancées sociales réelles. Si le projet actuel n'est pas adopté, l'Europe ne s'arrêtera pas de tourner. Nous pourrons alors rediscuter, pour mettre au point une Constitution, non pas parfaite, mais satisfaisante. On n'adopte pas une Constitution tous les cinq ans, surtout si elle est pratiquement intangible !

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